Les jeunes sans-papiers face à l’apprentissage
Une recherche menée auprès de cinq jeunes sans statut légal montre l’importance de l’accès à l’apprentissage. Pour ces personnes, la nouvelle ordonnance amène des ouvertures, mais l’intégration reste compliquée.
Par Deenuka Niloufer et Fabienne Ruchti, travail de bachelor à la Haute école fribourgeoise de travail social, Givisiez
La problématique de l’accès à l’apprentissage pour les jeunes sans statut légal a été médiatisée à partir de 2010 [1]. Depuis lors, les instances politiques ont accepté d’étudier la question et d’élaborer un plan d’action. Le projet mis au point à Berne est entré en vigueur en février 2013 [2]. Dans le cadre de notre travail de bachelor [3] réalisé avant ces nouvelles mesures, nous avons interrogé cinq jeunes sans-papiers [4]. Deux jeunes suivaient une formation en école, deux autres une formation duale et le dernier restait sans projet de formation et travaillait au noir. Les résultats de notre étude nous ont permis de définir deux types de processus de recherche d’apprentissage. Nous soulignons que ces résultats ne peuvent pas être généralisés à toute la population concernée.
Les jeunes sans-papiers qui suivent leur scolarité obligatoire en Suisse n’ont aucune garantie de poursuivre leur formation secondaire II. En effet, la formation post-obligatoire n’est pas considérée comme un droit fondamental par la Constitution fédérale. Sachant que les jeunes terminent leur scolarité obligatoire vers l’âge de 15-16 ans, ceux qui n’ont pas d’autorisation de séjour se trouvent alors démunis face au verrouillage de certaines formations. De plus, il est rare que les jeunes terminent leur formation avant leur majorité ; or les jeunes adultes sans titre de séjour ne bénéficient d’aucune protection particulière qui leur garantirait l’acquisition d’une formation de base. En effet, les jeunes ont accès à certaines filières du niveau secondaire II, à savoir l’école de culture générale (ECG), le gymnase et l’apprentissage en école. Jusqu’à cette année, la voie de l’apprentissage dual leur était en revanche interdite, car ils n’avaient pas le droit, au sens légal, de signer un contrat de travail [5].
Bien que les jeunes sans statut légal puissent envisager un apprentissage en école, il faut souligner que cette voie comporte également des contraintes. Tout d’abord, la palette des métiers proposés est fortement restreinte par rapport aux possibilités de l’apprentissage dual. Les écoles des métiers enseignent une vingtaine de métiers, contrairement aux cent-huitante métiers accessibles par la voie de l’apprentissage dual [6]. Ensuite, les jeunes sans-papiers n’ont pas forcément les moyens financiers d’accéder aux écoles les plus éloignées, notamment en raison du coût des trajets. Enfin, bien que les écoles des métiers acceptent leurs candidatures, ces personnes ne peuvent entrer en formation que dans la limite des places disponibles.
Projets professionnels et stratégies de vie
Notre premier constat : les jeunes sans titre de séjour que nous avons interrogés n’ont pas forcément élaboré de projet initial de formation avant d’émigrer. Ceux qui avaient une idée de base pour la suite de leur formation ne connaissaient pas le système scolaire suisse, ni les blocages liés à leur statut. Nous avons également constaté que la plupart des parents ne s’informaient pas des possibilités de formation en Suisse avant de faire venir leur enfant et que la majorité d’entre eux soutenaient leurs enfants dans leur projet de formation, mais en privilégiant toutefois la voie des hautes études.
A partir de ces constats, nous avons posé l’hypothèse que les personnes interrogées avaient une stratégie de vie globale, à savoir rester le plus longtemps possible en Suisse afin de bénéficier de meilleures conditions de vie. Selon cet angle de vision, l’entrée en apprentissage peut alors être considérée comme une tactique qui sert cette stratégie.
Nous avons distingué deux types de processus de recherche d’apprentissage, l’un sous forme linéaire et l’autre sous forme circulaire [7]. En effet, face à l’échec de leur projet, certains jeunes se sont tournés vers le travail au noir. D’autres ont songé à un retour au pays, à une légalisation par la voie du mariage (sans forcément réaliser ce projet), ou sont restés sans projet. Enfin, quelques jeunes ont utilisé diverses stratégies et tactiques pour adapter leur projet professionnel, voire en créer un autre.
Le paradoxe autour de l’intégration
Dans notre travail, nous avons analysé le paradoxe fondamental qui existe dans la politique suisse envers la population des sans-papiers. En effet, la Suisse exige que les migrants, tous âges confondus, s’intègrent en privilégiant les structures ordinaires telles que l’école, la formation, le travail, etc. [8] Or, ces dispositifs restent difficiles d’accès, voire interdits, pour la population concernée. Il faut ajouter que les autorisations de séjour sont accordées à la condition que les migrants soient bien intégrés en Suisse. Dans ces circonstances, les sans-papiers adultes sont exclus de notre société alors même qu’ils participent activement à l’économie via le travail au noir.
Les jeunes sans titre de séjour se trouvent eux aussi au cœur de ce paradoxe. Ils découvrent souvent les conséquences liées à leur statut à l’âge de l’adolescence. C’est durant cette période, quand ils constatent le verrouillage de certaines formations, qu’ils sont confrontés concrètement à l’exclusion. Cette discrimination s’inscrit dans une phase-clé du développement des jeunes, à savoir pendant le passage à l’âge adulte, lorsqu’ils construisent leur projet de vie.
Cette discrimination est un des aspects sur lesquels le Parlement a récemment légiféré. Entré en vigueur le 1er février 2013, le nouvel article 30 de l’ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative (OASA) ouvre désormais l’accès à l’apprentissage dual aux jeunes sans statut légal. Avec ce changement, ils peuvent déposer une demande de régulation pour la durée de leur apprentissage. Pour l’octroyer, les autorités doivent vérifier plusieurs critères :
- Les jeunes doivent avoir suivi cinq ans de scolarité obligatoire en Suisse, et ce de façon ininterrompue. De plus, la demande de régularisation doit être déposée dans les douze mois suivant la scolarité obligatoire.
- Les employeurs doivent déposer une demande selon l’article 18b de la loi sur les étrangers (LEtr).
- Les conditions de rémunération et de travail doivent être respectées selon l’article 22 de la LEtr.
- Les jeunes doivent avoir un bon degré d’intégration en Suisse.
- Ils doivent respecter l’ordre juridique.
- Ils ont l’obligation de justifier de leur identité lors du dépôt de la demande.
Les atouts et les faiblesses de l’ordonnance
Nous considérons l’apprentissage comme une excellente « machine à intégrer », par rapport à la socialisation, à la construction de l’identité et à l’insertion professionnelle. Cependant, la solution actuellement apportée par le Conseil fédéral traite en priorité les conséquences plutôt que les causes qui conduisent à la non intégration des jeunes sans statut légal. Il nous semble donc que la question n’est pas réglée puisque ces jeunes restent exclus du monde du travail en raison de leur statut illégal.
Nous tenons à préciser que les personnes interrogées dans le cadre de notre recherche sont entrées en apprentissage avant le changement de l’ordonnance OASA. En examinant leurs situations à la lumière de cette modification légale, nous avons toutefois constaté que seule une jeune correspondait aux critères définis. Cela signifie que l’ordonnance n’offre pas de nouvelles ouvertures pour la majorité des jeunes que nous avons rencontrés. Nous émettons l’hypothèse que le changement du cadre légal n’améliore pas concrètement les conditions de formation pour les jeunes sans statut légal. Il se peut même que cette ordonnance mette en échec certains jeunes qui ont trouvé un employeur, mais qui ne correspondent pas aux critères définis par la Confédération. C’est le cas de l’un des jeunes interrogés dans le cadre de notre recherche : il est entré en apprentissage dual plus de trois ans après avoir terminé sa scolarité, alors même qu’il n’a étudié qu’une année en Suisse. De ce fait, la demande de régularisation déposée par ce jeune risque d’être rejetée par les autorités, bien qu’il ait trouvé un employeur. Dès ce moment, il court le risque d’un renvoi dans son pays d’origine.
Bien que le changement de l’ordonnance OASA apporte un message positif aux jeunes sans titre de séjour, nous pensons que cette problématique est loin d’être close.
[1] Lire l’article de Marianne Halle, du Centre de Contact Suisses-Immigrés, paru le 26 avril 2010 dans la revue REISO : « Quelle formation pour les jeunes sans statut légal ? »
[2] Confédération suisse, DFJP, « Dès le 1er février 2013, les sans-papiers bien intégrés pourront effectuer un apprentissage », in site bfm.admin.ch.
[3] NILOUFER D., RUCHTI F., Les processus de recherche d’apprentissage des jeunes sans-papiers, Givisiez, HEF-TS, 2013.
[4] Selon la Commission fédérale pour les questions de migration, « on désigne par sans-papier les personnes qui séjournent dans un pays sans autorisation de séjour valable, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils ne possèdent pas de papier d’identité. La plupart des sans-papiers ont des papiers ou un passeport, mais leur statut est illégal au regard du droit des étrangers. » Nous avons utilisons le terme de « sans-papiers » comme synonyme de « sans statut légal » dans cet article.
[5] CFM, Commission fédérale pour les questions de migration, Visage des sans-papiers en Suisse. Evolution 2000 – 2010, Berne, OFCL, 2010.
[6] Canton de Vaud, « L’apprentissage », in site vd.ch.
[8] Confédération suisse, DFJP, « Rapport explicatif relatif à la procédure de consultation concernant la modification de la loi fédérale sur les étrangers (intégration), 65 pages, en format pdf.