Les dilemmes professionnels des mères seules
Pour les cheffes de familles monoparentales, gagner son propre salaire est une raison de conserver un emploi, mais elle n’est de loin pas la seule. Afin de soutenir leur insertion professionnelle, il importe de tenir compte de leurs autres motivations.
Par Céline Charité, travail de bachelor mené à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social
Les cheffes de familles monoparentales working poor doivent à la fois organiser des moyens de garde pour les enfants et trouver un emploi avec des horaires adaptés alors même que leurs salaires ne leur permettent pas de vivre sans un complément d’aide sociale. Dans ces circonstances, pourquoi continuer de travailler ? Pourquoi ne pas dépendre entièrement de l’aide sociale et profiter ainsi de plus de temps à passer avec ses enfants ? Les chercheurs en psychologie Beker, Meyer et Vandenberghe [1] ont créé un méta-modèle permettant de conceptualiser le processus motivationnel au travail. C’est en se basant sur cette structure qu’a été menée une analyse de témoignages de mères concernées par cette situation. Il en ressort que même si le fait d’avoir un salaire a un rôle important, d’autres facteurs entrent en jeu [2].
Les facteurs de motivation
Beker, Meyer et Vandenberghe [3] montrent que différentes dimensions concourent à la motivation au travail : répondre à certains besoins, à certaines valeurs, se sentir impliqué, efficace, recevoir des feedbacks, etc. Nombre de ces facteurs ont effectivement été retrouvés dans l’analyse des interviews.
Une des approches retenue par le méta-modèle des trois chercheurs est celle de l’importance de l’autodétermination. Les fondateurs de cette théorie, Deci et Ryan [4] pensent qu’un choix motivé est basé sur trois besoins principaux : l’autonomie, la relation et la compétence. C’est aussi ce qu’ont mentionné les mères interviewées. Elles choisissent de travailler car cela leur permet à la fois d’être autonomes financièrement à plus ou moins long terme, de rencontrer des personnes en dehors du cercle familial et de se sentir reconnues pour des compétences professionnelles. Dans ces domaines, les mères ont en général un sentiment d’autoefficacité [5] assez élevé.
Néanmoins, leurs qualités de mère sont aussi primordiales. Dès lors, ces cheffes de famille monoparentales remettraient en question leur emploi s’il détériorait la qualité de vie de leurs enfants. Elles sont très attachées à la notion de bienveillance envers eux. Ceci est l’une des valeurs que Schwartz reconnaît comme un des « types motivationnels universels ». [6] Il y en a d’autres comme l’hédonisme et la stimulation personnelle. Ces valeurs sont effectivement mentionnées par plusieurs femmes de notre échantillon qui ont choisi de continuer de travailler parce qu’elles ressentent du plaisir dans leur activité professionnelle.
Une autre valeur citée est celle de la « conformité » : certaines interviewées veulent alors correspondre à l’image qu’elle et leur entourage ont de ce que doit être une « bonne mère ». Surtout, elles ne souhaitent pas être perçues comme des « profiteuses » de l’aide sociale. L’importance de cette valeur de « conformité » est en lien avec les pressions externes que perçoivent les mères. Elles témoignent surtout d’incitations verbales formulées par leurs proches ou des connaissances. Celles-ci ne sont pas toujours formulées directement à leur intention. Mais quand elles entendent des personnes dénigrer les bénéficiaires de l’aide sociale, cela les touche beaucoup. Même si ces pressions ont un impact, il est néanmoins à noter que la majorité des mères a le sentiment que ces facteurs de motivation extérieurs à leur propre volonté n’ont pas d’influence sur leur choix.
Les personnes interrogées se réfèrent souvent à leur « engagement » aussi bien envers leurs supérieurs et leurs collègues, qu’envers leurs tâches professionnelles. Meyer et Allen parlent dans ce cas d’implication « affective » [7]. Cet engagement est renforcé par les feed-back que les mères reçoivent dans leur environnement professionnel. Elles parlent autant de retours positifs sur leur savoir-être que leur savoir-faire. Ces éléments ont aussi une influence sur l’amélioration de leur sentiment d’autoefficacité cité précédement.
Même si tous sont présents, l’ensemble des facteurs qui viennent d’être évoqués ne sont pas ressentis et interprétés de la même manière par l’ensemble des mères. Pour Deci et Ryan, « le comportement individuel est motivé par le besoin de se sentir compétent et d’être à l’origine de ses propres comportements. » [8] En d’autres termes, plus la personne a l’impression que sa motivation vient de ses propres valeurs, besoins, etc., plus son engagement sera durable. Les deux auteurs ont créé six degrés de régulation allant de l’action uniquement commandée par l’« externe » à celles de nature essentiellement « intrinsèque ». Ce serait à ce sixième degré que les mères éprouveraient le plus de bien-être à travailler. Et c’est effectivement ce qui a été observé au travers des profils motivationnels ressortis de l’analyse des interviews.
Trois profils motivationnels
Sur l’ensemble des témoignages recueillis, trois profils motivationnels en lien avec le mode de régulation sont apparus. Ils sont présentés ici de la tendance la plus extrinsèque à la plus intrinsèque.
Pour les interviewées dont le sentiment d’autodétermination est le plus faible, le besoin d’être « conforme » est ressenti comme leur principal moteur. Elles expliquent que si elles en avaient l’opportunité, elles souhaiteraient arrêter de travailler. D’une part, une des valeurs les plus importantes pour elles est celle de la responsabilité vis-à-vis de l’éducation de leurs enfants. Elles ont des attentes élevées dans ce domaine et quand elles ne s’évaluent pas à la hauteur, elles se sentent coupables et stressées. Elles se disent au contraire rassurées quand elles reçoivent des retours positifs sur leurs compétences en tant que mères. D’autre part, si elles n’avaient pas d’emploi, elles se sentiraient sous une forte pression sociale. Elles ont souvent parlé d’incitations verbales dans ce domaine : elles ne veulent pas que leur entourage puisse dire qu’elles « profitent » de l’aide sociale. Un autre but de leur emploi est d’avoir leur propre revenu. Elles se sentent ainsi plus libres dans leur consommation. De plus, même si leur implication envers leur lieu de travail est moins forte que dans d’autres témoignages, leur emploi leur permet de se divertir et de rencontrer d’autres personnes, ce qu’elles apprécient. Selon la théorie de Deci et Ryan, les types de facteurs mentionnés par les mères de ce profil impliquent une motivation au travail fragile car certains sont d’orientation assez fortement « extrinsèque ». [9] C’est effectivement ce qui est observé sur le terrain : si les contraintes organisationnelles augmentaient ou si ces mères revivaient avec un compagnon qui travaille, elles donneraient probablement leur démission.
Dans le deuxième profil, on remarque que leur emploi motive les femmes de par son contenu en lui-même. Ce sont elles qui l’ont choisi. Elles s’attendent à réussir dans leur domaine professionnel et elles mentionnent des émotions positives lorsqu’elles en parlent. Leur sentiment d’auto-efficacité est bon, à condition qu’elles puissent avoir un contexte approprié à l’éducation de leurs enfants. Pour elles, la valeur de bienveillance envers leur famille est prioritaire. Elles n’hésitent pas à diminuer leur temps de travail autant qu’elles le jugent nécessaire. Elles se sentent plus libres sur ce point que les mères du profil précédent car elles ne sont pas « honteuses » d’être bénéficiaires de l’aide sociale. L’argent qu’elles perçoivent de la commune est pour elles un outil nécessaire pendant cette période de vie. Cela ne veut pas dire qu’elles ne souhaitent pas être autonomes, mais elles se sentent moins jugées. Comme elles évaluent elles-mêmes leur pourcentage d’activité professionnelle adéquat, elles se sentent moins stressées par l’organisation du ménage même si cela reste complexe. Leur motivation est plus stable et pérenne que dans le premier modèle.
Le dernier profil ressorti de cette étude est très proche du précédent, mais la priorisation est inversée. Pour le public cible de ce dernier modèle, l’éducation des enfants est toujours importante mais pouvoir travailler dans un cadre qui plaît l’est tout autant. Les femmes interrogées ne pourraient pas envisager d’être entièrement mères au foyer. Le plaisir qu’elles ont dans leurs tâches professionnelles est renforcé par le fait que la valeur de stimulation est importante pour elles. Elles aiment rencontrer d’autres milieux professionnels, d’autres personnes. Elles se sentent aussi très impliquées socialement dans leur travail et envers leur emploi. Il ressort de l’étude que ce sont les femmes de ce dernier profil chez qui l’on observe la motivation la plus stable à long terme et le plus de bien-être.
Quelle conclusion pour le terrain ?
Une des missions des assistants sociaux est d’accompagner ces mères working poor et celles qui ne travaillent pas encore à s’autonomiser de l’aide sociale. Or ce processus aura de meilleures chances d’être durable si la motivation des femmes se rapproche du troisième profil défini. Pour y parvenir, plusieurs pistes méthodologiques pourraient être utilisées. D’après les résultats de cette enquête, il apparaît judicieux d’éviter autant que possible les incitations juridiques ou les injonctions verbales. Dans ces situations, les personnes concernées adoptent plus fréquemment un comportement de « conformité » qui, on l’a vu, génère peu de motivation intrinsèque. Pour favoriser cette dernière, les méthodologies les mieux adaptées sont celles qui recourent à des interventions centrées sur la solution [10], des entretiens motivationnels [11] ou des conventions de but [12], car leur objectif principal est de favoriser l’autodétermination de la mère envers un emploi qu’elle a elle-même choisi [13].
[1] Beker T. E., Meyer, J. P., Vandenberghe C. Employee Commitment and motivation : a Conceptual analysis and integrative model. Journal of Applied Psychology, 2004, Vol 8, n° 6, p. 991-1007.
[2] Charité C., Quelle motivation à travailler pour les cheffes de famille monoparentale quand l’argent n’est pas au rendez-vous ?, Travail de bachelor en travail social, HEF-TS, 2010.
[3] Beker T. E., Meyer, J. P., Vandenberghe C,. , op. cit.
[4] Deci, E. L., Ryan, R. M. The “What” and “Why” of Goal Pursuits : Human Needs and the Self-Determination of Behavior. Psychological Inquiry, 2000, Vol. 11, n°4, p. 229.
[5] Bouffard T., Cardinal, L., Grégoire, S. Le sentiment d’efficacité personnelle et la transition de carrière. Revue québécoise de psychologie, 2000, vol. 21, n° 3, p.96.
[6] Schwartz, L., 1987, 1991, cité in Dalmas, M. Valeurs et traits de la personnalité : des concepts distincts mais interdépendants. Les notes du LIRHE, 2007, n°444, p. 26.
[7] Meyer J.P., Allen, N.J, 1991, 1997, cité in Beker T. E., Meyer, J. P., Vandenberghe C., op. cit., p 993, 1001.
[8] Deci, E. L., Ryan, R. M., 1991, 1985, cité in Roussel, P. La motivation au travail - Concept et théories. Notes du LIRHE, 2000, n°326, p. 13-14.
[9] Deci, E. L., Ryan., R. M., op.cit.
[10] Ben Ezra, C. L’approche de la thérapie brève solutionniste adaptée aux enfants. Thérapie Familiale, Revue Internationale en Approche Systémique, 2004, Vol. 25, n°1.
[11] Miller, W., Rollnick, S., L’entretien motivationnel. Paris, InterEdition-Dunod, 2006.
[12] De Robertis, C. Méthodologie de l’intervention en travail social. Paris, Bayard, 2007, p. 260.
[13] Il importe de noter que les résultats de cette étude ne peuvent pas être transposés aux autres publics cibles bénéficiaires de l’aide sociale sans adaptation ; les facteurs motivationnels diffèrent selon les groupes sociaux. Une piste de recherches complémentaires afin de mieux cibler et affiner les méthodes de l’insertion professionnelle ?