Prévenir les violences envers les seniors

Par Delphine Roulet Schwab, professeure HES ordinaire, Institut et Haute École de la Santé La Source (HES-SO), Lausanne, et présidente, GERONTOLOGIE CH, alter ego et Centre national de compétence Vieillesse sans violence.

Cet article fait partie d’un dossier de dix articles, publié en collaboration entre REISO et l’Institut des sciences sociales (ISS) de l’Université de Lausanne. Celui-ci rend hommage au sociologue René Knüsel, professeur ordinaire en sociologie des politiques et de l’action sociale, de 2004 jusqu’à sa retraite en 2020. Ce corpus est articulé en trois sections : 1) Regards sociologiques sur l’État et ses politiques sociales, 2) Modèles d’interventions inclusifs et 3) Actions concrètes sur le terrain.

Coordinateurs de ce dossier, André Berchtold, professeur associé à l’ISS, et Jacques-Antoine Gauthier, maître d’enseignement et de recherche, ont ainsi « proposé à quelques ancien·ne·s collègues, au court comme au long cours, de prolonger encore un peu le cheminement commun » avec René Knüsel. « Il en est issu cet ensemble de réflexions parlant moins de travail que d’êtres humains, mais mettant toujours en avant une passion commune pour la justice et la discussion. » L'ensemble du dossier est publié conjointement sur REISO et dans un livre.

Le vieillissement de la population s’accompagne de représentations négatives et de discriminations liées à l’âge. Cet âgisme constitue un terrain favorable à l’émergence de diverses formes de violences envers les personnes âgées. Plusieurs projets contribuent à améliorer la sensibilisation et l’accès aux ressources d’aide en Suisse.

Une image négative du vieillissement

Les personnes de 65 ans et plus représentent aujourd’hui 19 % de la population suisse ^[1]. D’ici à 2050, cette proportion passera à plus d’une personne sur quatre. Le vieillissement s’accompagne d’une image négative : les personnes âgées sont souvent dépeintes comme peu productives, coûtant cher, dépendantes et réfractaires au changement. Cette représentation est notamment relayée par les médias (notion de « tsunami gris ») et la publicité.

De manière générale, les seniors constituent une catégorie sociale qui suscite peu d’identification : le « vieux », c’est toujours l’autre. Pourtant, nous sommes toutes et tous les personnes âgées de demain. En effet, les quarantenaires d’aujourd’hui sont celles et ceux qui auront 65 ans en 2050.

L’ensemble de ces représentations négatives conduit à des discriminations fondées sur l’âge. Elles sont particulièrement flagrantes dans le domaine du travail où, à compétences égales, il est souvent plus difficile de retrouver un emploi passé un certain âge ^[2]. Ainsi, à la fin de 2022, les 50 ans et plus représentaient 54 % des chômeuses et chômeurs « longue durée » en Suisse ^[3]. Des traitements différenciés sont aussi présents dans le secteur de la santé, notamment en lien avec les assurances maladie complémentaires ^[4]. L’ensemble de ces préjugés, stéréotypes et discriminations constitue l’âgisme.

Des discriminations liées à l’âge

Selon une étude européenne conduite en 2008 dans 29 pays, dont la Suisse ^[5], l’âgisme est une discrimination plus fréquente que le sexisme et le racisme, tant en Europe qu’en Suisse. Il est aussi beaucoup plus accepté socialement ^[6]. L’âgisme a été particulièrement perceptible au début de la pandémie de Covid-19, au printemps 2020 ^[7]. En effet, il était courant d'entendre que la maladie ne tuait « que » les personnes âgées. Des critères d’accès aux soins intensifs fondés sur l’âge ont aussi été décrétés dans certains pays, dont l’Italie.

Les normes âgistes de la société sont parfois intégrées par les personnes concernées elles-mêmes qui se censurent, en considérant par exemple que telle activité ou tel comportement « n’est plus de leur âge ». De nombreuses études démontrent que l’âgisme engendre des conséquences délétères sur la santé physique, psychologique et sociale (réduction de l’espérance de vie, péjoration de la mémoire, isolement) ^[8]. Il a également un coût financier et social important, bien que difficile à chiffrer.

Des risques de violences et de maltraitance

En accordant une valeur moindre aux personnes vieillissantes, l’âgisme contribue à banaliser, voire à justifier certains comportements abusifs ou violents, notamment dans le cadre de la famille. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), entre 10 % et 20 % des personnes de plus de 60 ans seraient victimes de maltraitance ^[9]. En Suisse, cela représenterait actuellement entre 300'000 et 500'000 personnes ^[10].

Contrairement aux idées reçues, la grande majorité des situations de maltraitance se déroule à domicile, et non en institution ^[11]. Tout comme pour la maltraitance infantile, il s’agit le plus souvent d’actes commis ou omis par des membres de la famille (enfants, conjoint·e, petits-enfants) ou l’entourage proche (voisin·e·s, ami·e·s).

L’OMS définit ce type spécifique de maltraitance comme « un acte isolé ou répété, ou un manque d’action appropriée, qui survient dans le cadre de toute relation dans laquelle il y a une attente de confiance et qui cause un dommage ou de la détresse à une personne âgée. Elle peut être de différentes natures : physique, psychologique, sexuelle, financière ou encore refléter une négligence intentionnelle ou involontaire » ^[12]. Du fait qu’elle s’inscrit dans une relation de proximité généralement asymétrique, la maltraitance constitue souvent une forme d’abus de pouvoir ou de confiance.

Chez les seniors, les maltraitances psychologiques (humiliations, dénigrement, infantilisation), financières (captation d’héritage, utilisation abusive de biens ou de fonds) et les négligences (alimentation inadaptée, sur- ou sous-stimulation, absence de moyens auxiliaires) apparaissent comme les formes les plus fréquentes. La maltraitance n’est cependant pas toujours intentionnelle ou motivée par de mauvaises intentions. Elle peut notamment être le fait de proches aidant·e·s dépassé·e·s par la situation ou pensant bien faire en surprotégeant leur proche âgé·e. Ses conséquences n’en demeurent cependant pas moins graves.

Quelle prévention en Suisse ?

La maltraitance, les violences et les discriminations envers les personnes âgées ne constituent pas un phénomène nouveau, comme en attestent des écrits datant du Moyen Âge et de l’Antiquité ^[13]. Cependant, à l’image des violences envers les enfants, la tolérance de la société envers ces actes a beaucoup évolué ces dernières décennies ^[14].

La maltraitance envers les personnes âgées a été reconnue en 2002 par l’OMS comme problème de santé publique prioritaire. En Suisse, cette problématique a commencé à être identifiée à la fin des années 1990, notamment à la suite de reportages télévisés rapportant des situations de maltraitance dans des établissements médico-sociaux.

À ce jour, il n’existe pas en Suisse de statistiques nationales spécifiques, ni de dispositif de prévention fédéral ^[15]. Cette démarche est essentiellement assurée par le milieu associatif ^[16]. Trois principales organisations régionales engagées dans la prévention de la maltraitance envers les aîné·e·s en Suisse (alter ego, UBA et Pro Senectute Ticino e Moesano) ont uni leurs forces au début de 2022 en fondant le Centre national de compétence « Vieillesse sans violence ». Celui-ci offre une permanence téléphonique à bas seuil ^[17], ainsi que des prestations d’information, d’orientation, de conseil et de formation ^[18].

Prévenir avec un projet de communication scientifique

Si la prise de conscience concernant les violences et les discriminations envers les personnes âgées commence à se développer en Suisse, l’âgisme reste encore solidement ancré dans la population. Pour contribuer à changer les regards sur le vieillissement et prévenir la maltraitance et les discriminations, un projet de communication scientifique financé par le Fonds national suisse pour la recherche a été conduit en 2018-2019 ^[19].

Ce projet consistait en 18 projections-débats de courts métrages documentaires réalisés par des étudiant·e·s en Bachelor Cinéma de l’École cantonale d’art de Lausanne. Les séances ont été organisées dans des cinémas des cantons de Vaud, Fribourg, Neuchâtel, Valais, ainsi qu’à Bâle et à Zurich. Certaines s’adressaient au grand public, d’autres réunissaient des élèves du secondaire II et des résident·e·s d’EMS et de logements pour personnes âgées. Du matériel pédagogique (brochures, guides pédagogiques, affiches, bande-annonce) a été développé en français et en allemand pour accompagner les projections et permettre aux participant·e·s d’approfondir le sujet et de poursuivre la réflexion.

Ce projet a suscité beaucoup d’intérêt et rencontré un important écho médiatique, en particulier en Suisse romande. Des demandes de visionnement et de projections arrivent par ailleurs régulièrement au senior-lab ^[20], qui a repris la gestion du projet au terme de la période de financement par le Fonds national suisse pour la recherche.

Sensibiliser et améliorer l’accès aux ressources d’aide

Malgré diverses initiatives récentes en lien avec les violences domestiques — notamment dans le cadre de la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul —, le sujet des violences envers les aîné·e·s reste encore largement méconnu. C’est en particulier le cas de la violence dans les couples âgés ^[21]. Pour répondre à ce manque, un projet visant à mieux comprendre les spécificités de la violence conjugale avec l’avancée en âge et à favoriser l’accès des personnes dès 64 ans aux ressources d’aide existantes a été lancé en 2022, en collaboration avec diverses organisations nationales comme Aide aux victimes Suisse, Prévention Suisse de la criminalité ou Pro Senectute Suisse. ^[22]. Il contribuera à développer du matériel de sensibilisation spécifique en français, allemand et italien, lequel sera diffusé lors d’une campagne nationale décembre 2023.

La prévention de la maltraitance envers les personnes âgées s’est beaucoup renforcée depuis la fin des années 1990, en particulier en contexte institutionnel. D’autres formes de violences moins médiatisées, comme les violences domestiques envers les seniors, la violence dans le couple âgé et les discriminations liées à l’âge, demandent encore un important effort de sensibilisation, comme celui entrepris depuis plusieurs années au sujet de la maltraitance infantile. Ce travail nécessite de s’interroger sur notre rapport au vieillissement et aux personnes âgées, mais aussi d’améliorer la visibilité aux ressources d’aide existantes, ainsi que leur coordination, tant sur le plan régional qu’au niveau national.

^[1] Office fédéral de la statistique (2022). Communiqué de presse. Effectif et évolution de la population en Suisse en 2021 : résultats définitifs. Neuchâtel : OFS. Repéré à : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/services/pour-medias/communiques-presse.assetdetail.23145951.html

^[2] Klunge, H. (2023). Pénurie de main-d’œuvre en Suisse ? Et qu’en est-il des 50+ ? PME Magazine, Blog Circulez, il y a à voir ! Repéré à : https://blogs.pme.ch/henri-klunge/2023/04/04/penurie-de-main-doeuvre-en-suisse%E2%80%89-et-quen-est-il-des-50%E2%80%89/^[3] Secrétariat d’Etat à l’économie SECO (2023). Situation du marché du travail en décembre 2022. Berne : SECO. Repéré à :  https://www.seco.admin.ch/dam/seco/fr/dokumente/Publikationen_Dienstleistungen/Publikationen_Formulare/Arbeit/Arbeitslosenversicherung/Die%20Lage%20auf%20dem%20Arbeitsmarkt/arbeitsmarkt_2022/alz_12_2022.pdf.download.pdf/PRESSEDOK2212_F.pdf

^[4] https://www.mes-complementaires.ch/y-a-t-il-un-age-limite-pour-souscrire-a-une-complementaire/

^[5] Swift, H. J., Abrams, D., Marques, S., Vauclair, CM., Bratt, C., Lima, ML. (2018). Ageism in the European Region: Finding from the European Social Survey. In: Ayalon, L., Tesch-Römer, C. (eds) Contemporary Perspectives on Ageism. International Perspectives on Aging, vol 19. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-319-73820-8_27

^[6] Roulet Schwab, D. (2019). L’âgisme : une discrimination banalisée. ActualitéSociale, la revue spécialisée du travail social, 10, 14-15. Repéré à : https://arodes.hes-so.ch/record/4336/files/

^[7] Roulet Schwab, D. (2020). COVID-19 : les effets collatéraux de la protection des personnes âgées. Soins infirmiers, 7/8, 60-62. Repéré à : https://www.ecolelasource.ch/wp-content/uploads/Article_JournalASI_DRS_EffetsColaterauxSenior_Covid19_07.2020.pdf

^[8] Chang E-S, Kannoth S, Levy S, Wang S-Y, Lee JE, Levy BR (2020) Global reach of ageism on older persons’ health: A systematic review. PLoS ONE 15(1): e0220857. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0220857 

^[9] Sethi D. Wood S. Mitis F. Bellis M. Penhale B. Marmolejo I. I., & Kärki F. U (2011). European report on preventing elder maltreatment. Geneva, Switzerland: World Health Organization. Repéré à: https://apps.who.int/iris/handle/10665/107293

^[10] Confédération suisse (2020). Prévenir la violence sur les personnes âgées. Rapport du Conseil fédéral donnant suite au postulat 15.3945 Glanzmann-Hunkeler du 24 septembre 2015. Berne, Suisse : Confédération suisse. Repéré à : https://www.bsv.admin.ch/bsv/fr/home/politique-sociale/alters-und-generationenpolitik/gewalt-im-alter.html

^[11] O’Dea, C. (2011). Abuse of elderly hidden behind closed doors. SWI swissinfo.ch. Repéré à: https://www.swissinfo.ch/eng/abuse-of-elderly-hidden-behind-closed-doors/30944242

^[12] World Health Organization (2002). Toronto Declaration on the Global Prevention of Elder Abuse (p.3). Geneva: WHO. Traduction libre. Repéré à : https://eapon.ca/wp-content/uploads/2021/09/toronto_declaration_en.pdf  

^[13] Bernard, N. (2018). Voyage en terres gérontocides : l’élimination des vieillards comme remède à la vieillesse ? La vieillesse dans l’Antiquité : entre déchéance et sagesse. Cahiers des études anciennes, LV, 235-253. Repéré à : https://journals.openedition.org/etudesanciennes/1102

^[14] Roulet Schwab, D. (2020). Maltraitance envers les personnes âgées. In J.‑M. Bonvin, V. Hugentobler, C. Knöpfel, P. Maeder & U. Teckenburg (dir.), Dictionnaire de politique sociale suisse (pp. 306-308). Genève: Seismo. Repéré à : https://www.seismoverlag.ch/fr/daten/dictionnaire-de-politique-sociale-suisse/

^[15] Roulet Schwab, D., & Wangmo, T. (2017). Perceptions of Elder Abuse from Community-Dwelling Older Persons and Professionals Working in Western Switzerland. Journal of Interpersonal Violence, 088626051773234. https://doi.org/10.1177/0886260517732345

^[16] Confédération suisse, 2020, ibid. ; L’association alter ego, en Suisse romande, en fait partie.

^[17] 0848 00 13 13, , vieillessesansviolence.ch.

^[18] Vieillesse sans violence (2021a). Communiqué aux médias. Premier Centre national de compétence consacré à la violence envers les aînés. Repéré à : https://alterohnegewalt.ch/wp-content/uploads/2022/02/Communique-aux-medias-Premier-Centre-national-de-competence-consacre-a-la-violence-envers-les-aines-09-02-2022.pdf

^[19] Roulet Schwab, D. & Bovet, C. (2019). Des films pour changer le regard sur la vieillesse. REISO, Revue d’information sociale. Repéré à : https://www.reiso.org/document/4290

^[20] Plateforme interdisciplinaire vaudoise d’innovation et de recherche appliquée dédiée à qualité de vie des seniors.

^[21] Roulet Schwab, D. (2020). La violence de couple ne connaît pas de date de péremption. GERONTOLOGIE CH Pratique + recherche, 3, 22-23. Repéré à : https://www.ecolelasource.ch/wp-content/uploads/FCPG_module_MPA_GERONTOLOGIE.CH_03.2020_pp.22-23_violence_couple_age.pdf

^[22] Projet réalisé par l’Institut et Haute École de la Santé La Source (HES-SO), en collaboration avec le Centre national de compétence Vieillesse sans violence et le senior-lab ; co-financé par le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, la Fondation Oak, Prévention Suisse de la Criminalité, le Bureau vaudois de l’égalité entre femmes et hommes et divers partenaires de terrain.

Précédemment paru dans ce dossier :

• Salomé Maître et Hakim Gonthier, «Contrer le stigmate favorise la prise en charge», REISO, Revue d'information sociale, publié le 12 octobre 2023
• Nicolas Gachet et Michaël Gonin, «Chercher ensemble dans l’incertain», REISO, Revue d'information sociale, publié le 9 octobre 2023
• Béatrice Vatron-Steiner et Annamaria Colombo, «Posture de recherche pour une science ouverte», REISO, Revue d'information sociale, publié le 5 octobre 2023
• Marie-Claire Rey-Baeriswyl, «Un pont entre science et société», REISO, Revue d'information sociale, publié le 2 octobre 2023
• Marion Repetti, «La solidarité au cœur de la cohésion sociale», REISO, Revue d'information sociale, publié le 28 septembre 2023
• Lucile Franz et Maëlle Meigniez, «Pour une sociologie des politiques sociales», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 septembre 2023
• Jean-Pierre Tabin, «Aux origines de l’État social en Suisse», REISO, Revue d'information sociale, publié le 21 septembre 2023