Trop angoisser pour ouvrir son courrier
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Par Pascal Pfister, Secrétaire général Dettes Conseils Suisse
Le surendettement, selon les définitions, touche entre six et treize pour cent de la population suisse. [2] C’est un problème social à prendre au sérieux, d’autant plus que, pour les personnes concernées en Suisse, il est très difficile de sortir du piège de l’endettement. Cette situation les accompagne souvent tout au long de leur vie, ce qui engendre des effets sur leur santé, ainsi que sur leur intégration sociale et économique.
Les services de conseil en matière de dettes évoquent souvent « une surcharge administrative et/ou des limitations cognitives » parmi les causes du surendettement de leurs client·es. [3] Il serait toutefois faux d’en conclure que les personnes s’endettent uniquement parce qu’elles sont incapables de « gérer leurs finances ». Le surendettement est plutôt le résultat d’une conjonction de facteurs tels que la pauvreté, la précarité et les courriers laissés sans réponse.
Éclairages psychologiques
La psychologie et les sciences cognitives aident à comprendre les mécanismes qui sous-tendent le surendettement. Dans sa contribution à la brochure que la fondation bâloise Christoph Merian Stiftung [4] consacre aux dettes, la psychologue Christina Tobler évoque le stress et l’anxiété dus aux problèmes financiers, lesquels affectent l’attention et la capacité de concentration. Lorsqu’une personne se trouve dans l’incertitude, cela occupe tout son esprit (charge mentale) au point qu’elle ne peut envisager l’avenir. En plus, d’après Georg Felser, également psychologue, les personnes dont les ressources financières sont limitées se focalisent sur l’instant présent quand il s’agit de prendre des décisions. Elles ont ce qu’on appelle une « vision en tunnel », au sens où elles ne voient provisoirement que la menace imminente. [5]
Pour la travailleuse sociale Mélanie Dieguez et le neurologue Sebastien Dieguez, la surcharge administrative ne saurait s’expliquer uniquement par un manque de compétence : « Les réserves d’énergie du cerveau humain ne sont pas infinies, et les soucis du quotidien, la recherche de solutions et l’inquiétude pour les jours prochains laissent peu de place pour d’autres activités cérébrales. » [6] Il est donc compréhensible que les personnes négligent complètement certaines choses, ignorent des courriers et ne réagissent pas aux rappels, ce qui complique encore plus la situation. La pression constante et agressive des créancier·ères, des établissements de crédit et des offices d’encaissement peuvent également amener des personnes surendettées à prendre de mauvaises décisions qui les mettent encore plus en difficulté. Lorsqu’elles cèdent à la pression, elles oublient de s’occuper de priorités qui seraient plus urgentes, comme le paiement de leur loyer.
Ce n’est donc pas une phobie au sens pathologique, mais plutôt des mécanismes psychologiques qui conduisent à un blocage. Pour Dieguez et Dieguez, la pauvreté en elle-même et la charge mentale liée à l’endettement chronique compliquent le rapport au monde et au quotidien — à l’inverse, le fait d’avoir de bonnes possibilités de financement, de vivre dans un environnement sûr et de pouvoir envisager sereinement l’avenir l’améliore. Il est donc illusoire de demander à une personne en situation de surendettement de se comporter comme si elle n’avait pas de dettes.
Comment aider les personnes concernées ?
Cela étant, il apparaît clairement que, pour ce public cible, il ne suffit pas de se concentrer sur les aspects motivationnels et les connaissances administratives et financières. Même s’il est tout à fait sensé de promouvoir une bonne gestion des finances au sein de la population dans son ensemble, ce genre d’opération n’aide pas les personnes qui ont un blocage. Celles-ci ne disposent en effet pas les ressources pour faire preuve de proactivité. Elles peinent à comprendre le monde bureaucratique et technique, qui est plutôt perçu comme oppressant ou étranger. Les programmes de formation à la gestion des finances se heurtent donc à des obstacles sociologiques et cognitifs ; ils rencontrent également des difficultés d’ordre méthodologique pour ce qui est de la mise en œuvre, de la forme et du contenu.
Christina Tobler conseille la chose suivante : « Compte tenu des limitations cognitives induites par le stress et la peur, la prévention du surendettement ne devrait pas adopter des approches cognitives. La création et la tenue d’un budget pourraient par exemple surcharger les personnes concernées qui vivent dans une situation de pauvreté ou de surendettement. Des ateliers pour réduire et gérer le stress, ainsi que des interventions psychothérapeutiques contre la peur et les dépressions peuvent en revanche réduire les conséquences psychologiques de la pauvreté et du surendettement. » [7]
Il ne s’agit pas, explique Tobler en se référant à d’autres auteur·ices, de transmettre des connaissances, mais de les activer. Les personnes concernées devraient être accompagnées à leur rythme et soutenues dans les tâches nécessaires — quand elles doivent passer des appels téléphoniques à leurs créanciers par exemple. Dans le même temps, il faut encourager les personnes concernées à agir par elles-mêmes, à commencer par exemple par ouvrir le courrier.
Les personnes concernées nécessitent un accompagnement psychosocial complet, conformément à ce qu’énoncent les directives de Dettes Conseils Suisse. Il est donc important de les encourager à se faire aider. Et c'est là qu’entrent à nouveau en jeu d’autres mécanismes psychologiques comme la honte et le tabou.
Littérature
- Dieguez, M. und Dieguez S. (2021): « Vivre avec ses dettes »: obstacles financiers, sociaux et cognitifs au désendettement. In : Henchoz, C. et. al (Hrsg.) : Endettement et surendettement en Suisse. Paris, L’Harmattan
- Felser, G. (2022): Konsum als Problem? Verschuldung aus psychologischer Perpektive. Mattes, C. et. Al. (Hrsg.): Das Soziale in der Schuldenberatung. Stuttgart, Schneider Verlag Hohengehren.
- Tobler, C. (2023): Psychologie. In: Christoph Merian Stiftung (Hrsg.), Schulden – Überblick, Analysen, Empfehlungen. Basel: CMS, 37-41
[1] Cet article a initialement été publié en juin 2024 sous le titre « Courriers fermés, factures impayées : quelles sont les raisons du blocage ? » dans ActualitéSociale, la revue spécialisée en travail social de l'association faîtière AvenirSocial avec qui REISO entretient un partenariat rédactionnel.
[2] « Endettement ; Arriérés de paiement en 2022 ». Office federal de la statistique. 2024
[3] Dettes Conseils Suisse, Statistiques des organisations membres 2022, p.16
[4] https://www.cms-basel.ch/online-publikationen/schulden
[5] Felser, G. (2022): Konsum als Problem? Verschuldung aus psychologischer Perpektive In: Mattes, C. et. Al. (Hrsg.): Das Soziale in der Schuldenberatung. Stuttgart, Schneider Verlag Hohengehren.
[6] Dieguez, M./ Dieguez S. (2021): « Vivre avec ses dettes » : obstacles financiers, sociaux et cognitifs au désendettement. In : Henchoz, C. et. al (Hrsg.) : Endettement et surendettement en Suisse. Paris, L’Harmattan.
[7] Tobler, C. (2023): Psychologie. In: Christoph Merian Stiftung (Hrsg.), Schulden – Überblick, Analysen, Empfehlungen. Basel: CMS, S. 41
Lire également :
- Pascal Pfister, «Annuler des dettes, coût gagnant pour la société», REISO, Revue d'information sociale, publié le 31 août 2023
- Tristan Coste et Caroline Henchoz, «Quand les dettes affectent la santé», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 août 2022
- Kevin Vesin, «Accompagner le désendettement impossible», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 septembre 2021
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Comment citer cet article ?
Pascal Pfister, «Lorsqu’ouvrir son courrier rime avec angoisse», REISO, Revue d'information sociale, publié le 9 septembre 2024 (Publication originale: ActualitéSociale, juin 2024), https://www.reiso.org/document/13054