La pub pour le tabac augmente sa consommation
En Suisse, les jeunes sont très exposé·e·s au marketing vantant les produits du tabac, engendrant une consommation élevée parmi ce public vulnérable. Des études montrent qu’interdire la publicité est une mesure efficace contre le tabagisme.
Par Valentine Ballmer, spécialiste en promotion de la santé et prévention, Luc Lebon, responsable de l'Unité prévention du tabagisme et Karin Zürcher, responsable du Secteur information et plaidoyer, Département promotion de la santé et préventions, Centre universitaire de médecine générale et santé publique (Unisanté), Lausanne [*].
La consommation de tabac est un problème de santé publique majeur et représente le premier facteur de mortalité évitable. Le tabagisme provoque de nombreuses maladies, dégrade la qualité de vie et cause près de 9’500 décès chaque année en Suisse. La Suisse s’inscrit parmi les derniers pays européens en matière de prévention du tabagisme et la prévalence y reste élevée depuis une dizaine d’années, avec 27% de la population qui fume. Ce taux s’élève même à 32% auprès des 15-25 ans. Par ailleurs, la consommation de cigarettes stagne aussi depuis 2018 auprès des 11 à 15 ans, où 16% des garçons de 15 ans et 13% des filles du même âge disaient fumer occasionnellement ou régulièrement, dont près d’un tiers quotidiennement. Si l’un des facteurs importants qui favorise cette consommation est la publicité, des mesures éprouvées existent pour y remédier.
Impact des activités marketing sur la consommation
Puisqu’une personne fumeuse sur deux va mourir de son tabagisme et que d’autres vont arrêter de fumer, le recrutement de nouveaux consommateurs et consommatrices reste un enjeu vital pour l’industrie. Ainsi, pour maintenir et accroître la clientèle, des stratégies marketing amples et diversifiées ont été développées.
Bien qu’il soit scientifiquement démontré que ces méthodes marketing exercent une influence sur la consommation, les cigarettiers déclarent que la publicité aurait un effet uniquement sur les parts du marché, et non sur la demande totale. Cependant, il est prouvé que les messages en faveur du tabac, la promotion et le parrainage n’ont pas seulement un impact sur le choix de la marque, mais encouragent bel et bien la consommation de ces produits [1].
Il existe en effet un lien significatif entre l’exposition à la publicité pour le tabac et l’initiation au tabagisme [2],[3]. La réclame permet d’attirer de nouveaux·elles consommateurs·trices, en particulier les jeunes [4], de maintenir et/ou d’augmenter la consommation de tabac des fumeurs·euses, de démotiver ceux et celles qui veulent arrêter, ainsi que d’encourager les anciens·ennes fumeurs·euses à recommencer.
Influence consciente et inconsciente
Les jeunes sont particulièrement vulnérables aux influences des communications marketing pour les produits du tabac. Et plus un·e jeune est sensible aux techniques marketing, plus les risques qu’il·elle commencer à fumer sont élevés. De courtes expositions, conscientes ou inconscientes, à de la publicité suffisent pour changer le comportement des adolescent·e·s face au produit.
Il existe deux canaux principaux pour comprendre l’influence publicitaire : le premier est la voie explicite de la persuasion, qui suggère une influence consciente, captant l’attention du destinataire de manière claire. Le second est la voie implicite de la persuasion, qui suppose une influence non consciente. Dans ce cas, l’attention n’est pas focalisée sur les stimuli et l’individu n’y accorde que peu d’attention. Des recherches indiquent que même ces contenus publicitaires, perçus dans un contexte de faible attention, ont un impact sur les jugements et comportements du consommateur. Les travaux sur les effets de la simple exposition montrent que l’exposition répétée à un même stimulus le rend plus familier, plus accessible en mémoire, ce qui a pour conséquence de générer inconsciemment des préférences. Pour que cela fonctionne, les expositions doivent être courtes et répétées et la personne doit être engagée dans d’autres tâches, limitant ainsi le traitement de ces informations publicitaires.
L’« Observatoire des stratégies marketing pour les produits du tabac en Suisse romande » a montré la massivité et l’omniprésence de l’exposition des jeunes [5], qui sont bombardé·e·s de stimuli. Ces messages les ciblent dans des endroits qu’ils et elles fréquentent, comme les festivals, des événements organisés ou parrainés par l’industrie du tabac, internet, les réseaux sociaux, la presse ou des bars. Ils utilisent un langage et un graphisme attractifs (tutoiement, visuels décalés, etc.) et associent la cigarette à des référentiels valorisés par ce groupe d’âge (fête, prise de risques, goût de l’indépendance, rébellion, drague, etc.), tout en leur offrant la possibilité de gagner des cadeaux ou de vivre des expériences convoitées.
L’Observatoire a recensé jusqu’à 27 supports publicitaires dans un même point de vente, ainsi qu’une exposition à 68 stimuli pro-tabac lors d’une journée de week-end. C’est donc une expérience à 360° qui cible les jeunes au quotidien. Ces stimuli encouragent l’initiation et la consommation de tabac en lui conférant une image positive et cool. Cette vision biaisée entraîne un effet de banalisation et rend plus difficile la sensibilisation aux méfaits et la prise de recul par rapport au produit.
Un public doublement vulnérable
En réalité, les jeunes s’avèrent doublement vulnérables : en plus des stratégies marketing, ils se révèlent aussi particulièrement à risque de dépendance à la nicotine. Leur organisme étant encore en développement, les adolescent·e·s, deviennent dépendant·e·s plus rapidement, de manière plus intense, et ils·elles sont susceptibles d’éprouver davantage de difficulté à arrêter de fumer. La phase d’expérimentation peut donc se transformer très rapidement en une consommation courante. Une fois la dépendance installée, c’est elle qui prend le relai et qui pousse à la consommation.
Moins déterminante pour la consommation des adultes, la publicité contribue donc de manière significative à l’initiation tabagique des jeunes. La plupart des fumeurs·euses ayant commencé avant la majorité, la probabilité que les individus commencent à fumer après 18 ans s’amoindrit. Il est donc essentiel d’éviter ou de retarder autant que possible l’entrée en consommation des jeunes. Pour ce faire, les préserver des stimuli publicitaires qui les ciblent de manière pointue est une mesure éprouvée.
Retard de la Suisse en matière de réglementation
On a vu que la publicité, la promotion et le parrainage encouragent la consommation, notamment auprès des jeunes. Or, les mesures de prévention implémentées en Suisse concernent avant tout la protection contre la fumée passive, l’information ainsi que l’aide au sevrage. Peu de dispositions codifient la promotion des produits. À cet égard, la Suisse se place à l’avant-dernier rang du classement européen des politiques de prévention du tabagisme (sur 36 pays), et occupe même la dernière place en ce qui concerne la réglementation de la publicité.
Actuellement, au niveau fédéral, seule la publicité à la radio et à la télévision est interdite. Les publicités qui ciblent les mineurs, par exemple sur des jouets, sont également proscrites, mais celles qui peuvent les atteindre ne le sont pas. En allant certes un peu plus loin, la future loi sur les produits du tabac harmonisera les réglementations sur tout le territoire helvétique, mais ce texte restera très lacunaire. La publicité y restera autorisée dans les points de vente, dans la presse, sur internet et les réseaux sociaux, ainsi que dans les festivals. La Suisse demeurera lanterne rouge en matière de réglementation de la publicité et ne sera toujours pas en mesure de ratifier la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Cette situation représente une brèche béante qui profite aux intérêts particuliers de l’industrie du tabac. Elle recourt ainsi allégrement à toutes les stratégies marketing qui ont fait leurs preuves, au détriment de l’intérêt général de santé publique, lequel devrait prévaloir.
Malgré le peu de réglementations existantes, l’industrie semble néanmoins migrer d’une stratégie de médias de masse (campagne avec affiches et publicité dans la presse) à une stratégie marketing multicanal, plus spécifique et plus discrète. Se déployant sur internet, les réseaux sociaux, dans les festivals ou les points de vente, elle permet d’atteindre les jeunes plus directement et sur différents points de contacts. L’industrie du tabac déploie des stratégies marketing à la fois très visibles par son public cible, soit les jeunes et les fumeurs·euses, et relativement invisible par le reste de la population.
Interdiction générale : une mesure efficace et reconnue
Face à une exposition publicitaire massive, répétitive, finement élaborée et ciblant principalement les jeunes, l’interdiction de toute publicité en faveur du tabac représente un moyen efficace pour en réduire la consommation. La Convention-cadre de l’OMS préconise une interdiction globale de toute publicité, promotion et parrainage en faveur du tabac. Avec le paquet neutre, une forte taxation et une meilleure accessibilité de l’aide à l’arrêt (dont le remboursement des substituts nicotiniques), elle figure parmi les mesures de prévention dont l’efficacité est reconnue pour diminuer la prévalence tabagique.
Une soixantaine de pays ont prohibé la publicité pour le tabac et les études montrent que cette règlementation engendre une diminution de la prévalence de 7% en moyenne [6], notamment grâce à la dénormalisation du tabagisme. En réduisant les coûts de la santé, en améliorant la santé de la population et en préservant celle des plus jeunes, l’impact se révèle donc positif pour l’entier de la société.
[*] Pour respecter la ligne éditoriale de REISO, cet article se limite à six entrées bibliographiques. Toutefois, les lecteurs et lectrices intéressées peuvent trouver une version contenant une liste exhaustive des références utilisées par les rédacteurs·trices en suivant ce lien.
[1] Davis, M. et al. (2008). The role of the media in promoting and reducing tobacco use. NCI.
[2] DiFranza, J. R. et al. (2006). Tobacco promotion and the initiation of tobacco use : Assessing the evidence for causality. Pediatrics.
[3] Moodie, C., MacKintosh, A. M., Brown, A. & Hastings, G. B. (2008). Tobacco marketing awareness on youth smoking susceptibility and perceived prevalence before and after an advertising ban. Eur J Public Health.
[4] Lovato, C., Watts, A. & Stead, L. F. (2011). Impact of tobacco advertising and promotion on increasing adolescent smoking behaviours. Cochrane Database of Systematic Reviews.
[5] Canevascini, M., Kuendig, H., Perrin, H. & Véron, C. (2014). Observatoire des stratégies marketing pour les produits du tabac en Suisse romande. Résultats de l’étude.
[6] Saffer, H. & Chaloupka, F. (2000). The effect of tobacco advertising bans on tobacco consumption. J Health Econ.
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Valentine Ballmer, Luc Lebon et Karin Zürcher, «La pub pour le tabac augmente sa consommation», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 31 janvier 2022, https://www.reiso.org/document/8498