Aux origines de l’État social en Suisse
© Archives sociales suisses, Zurich
Dans «Assurances sociale: une sécurité pour qui», René Knüsel et Félix Zurita démontrent comment l’État s’est engagé à «rendre l’inégalité supportable, tout en la maintenant».
Par Jean-Pierre Tabin, professeur honoraire, Haute école de travail social et de la santé (HES‑SO), Lausanne
Cet article fait partie d’un dossier de dix articles, publié en collaboration entre REISO et l’Institut des sciences sociales (ISS) de l’Université de Lausanne. Celui-ci rend hommage au sociologue René Knüsel, professeur ordinaire en sociologie des politiques et de l’action sociale, de 2004 jusqu’à sa retraite en 2020. Ce corpus est articulé en trois sections : 1) Regards sociologiques sur l’État et ses politiques sociales, 2) Modèles d’interventions inclusifs et 3) Actions concrètes sur le terrain.
Coordinateurs de ce dossier, André Berchtold, professeur associé à l’ISS, et Jacques-Antoine Gauthier, maître d’enseignement et de recherche, ont ainsi « proposé à quelques ancien·ne·s collègues, au court comme au long cours, de prolonger encore un peu le cheminement commun » avec René Knüsel. « Il en est issu cet ensemble de réflexions parlant moins de travail que d’êtres humains, mais mettant toujours en avant une passion commune pour la justice et la discussion. » L'ensemble du dossier est publié conjointement sur REISO et dans un livre.
René Knüsel et Félix Zurita écrivent que les radicaux « éclairés » ont joué un rôle majeur dans les premières discussions sur l’État social en Suisse, en particulier Ludwig Forrer (1845‑1921) qu’ils présentent comme « le père » d’un projet d’assurance maladie et accidents « audacieux » et « révolutionnaire » [1]. Si son imposant projet, accepté en 1899 par un Parlement presque unanime, n’a pas trouvé grâce en votation, le non l’emportant par 70 % des votants le 20 mai 1900 (participation 67 %), Forrer est présenté par Knüsel et Zurita comme un des notables qui a lancé en Suisse le débat sur le rôle social de l’État.
Cette représentation est d’ailleurs partagée par l’historiographie de l’État social suisse, à l’instar du Dictionnaire historique de la Suisse ou du site Histoire de la sécurité sociale en Suisse. Ils insistent tous deux sur l’action de Forrer dans la mise en place de l’assurance des militaires contre les maladies et les accidents (1901) et de l’assurance en cas de maladie et d’accidents (1911), en tant que Conseiller national à la fin du XIXe siècle et en tant que Conseiller fédéral au début du XXe siècle.
Le lion de Winterthour
Si Knüsel et Zurita insistent sur le rôle moteur du « lion de Winterthour », allant même jusqu’à se demander à l’époque où ils écrivent « où donc sont passés les bourgeois éclairés d’antan ? » [2], ils ne se contentent pas d’une théorie de l’homme providentiel. Selon eux, en effet, les origines de l’État social suisse sont également à chercher dans le développement du capitalisme industriel et de l’État fédéral. Attentifs au contexte idéologique dans lequel les premières assurances sociales sont discutées, notamment au fait que « l’assurance permet […] un compromis entre les revendications ouvrières et la volonté de la bourgeoisie de ne pas céder ses droits de propriété » [3], ils mobilisent à différentes reprises une perspective matérialiste.
Cet article a pour objectif de prolonger leur analyse du « contexte économique et social » qui explique le « pourquoi et le comment des premières assurances sociales en Suisse » [4] en pointant successivement quatre éléments qui ont contribué à ce que le gouvernement mette à l’agenda le développement de mesures de protection sociale.
La régulation des rapports de travail
Le premier élément qui a contribué à ce développement est lié aux risques découlant de l’emploi dans les fabriques. François Ewald (1986) a montré l’importance de la gestion du risque « accident du travail » pour le développement de l’emploi industriel. En effet, pour reprendre les termes de Karl Polanyi (1983), la marchandise « force de travail » employée au profit du capital peut être abîmée, voire détruite, par un accident industriel ou par une maladie provoquée par les conditions dans lesquelles elle est utilisée.
Au début de l’ère industrielle, les conséquences de la réalisation de ce risque étaient à charge de la personne atteinte dans sa santé. Le raisonnement voulait que, ayant choisi de travailler dans cette industrie, elle devait en assumer les conséquences. La logique change vers le mitan du XIXe siècle, la question de la responsabilité du risque devenant centrale. L’industriel a-t-il pris toutes les mesures de sécurité nécessaires ? L’accident est-il imputable à une faute de l’employé·e ?
Pour le déterminer, une loi sur la responsabilité civile des fabricants est adoptée en 1881. Elle est présentée par le Conseil fédéral [5] comme « le produit d’efforts tendant à concilier les intérêts légitimes des fabricants […] et des ouvriers, dont les revendications allaient souvent très loin. » Toutefois, à la suite de l’introduction de cette loi, les procès en responsabilité civile se multiplient, pour déterminer si le fabricant est bien responsable de l’accident ou s’il découle d’une faute de l’employé·e. Ces procès renforcent les antagonismes de classes au moment même où le mouvement syndical commence à se déployer. Avocat fortement impliqué dans ce type de procès, Forrer écrit d’ailleurs dans son mémoire sur l’assurance maladie et accident que « le système actuel de la responsabilité civile excite patrons et ouvriers les uns contre les autres » [6].
Inspirée de l’exemple allemand, l’assurance contre les accidents est la solution proposée pour pacifier ces relations. Selon le Conseil fédéral [7], celle-ci représente « le seul moyen d’empêcher le capital de spéculer sur le malheur d’un pauvre misérable ouvrier invalide. Le patron peu fortuné, de son côté, trouve l’avantage de pouvoir assurer ses ouvriers à bien meilleur compte. […] L’ouvrier, victime d’une catastrophe, ne court plus risque de se voir frustrer de l’indemnité qui lui est due, par le fait de l’insolvabilité de l’entrepreneur. La commune d’origine n’a plus devant elle la perspective fâcheuse de devoir supporter, à la place du patron, les conséquences de l’invalidité absolue d’un chef de famille. […] Enfin […] l’assurance contre les accidents aura pour effet de fortifier l’esprit de corps et les sentiments de solidarité qui doivent unir les patrons et les ouvriers appartenant à la même branche d’industrie. Elle coupera court à nombre de contestations et de procès peu édifiants qui auraient mis à nu et élargi l’abîme qui existe entre des hommes dont les destinées sont pourtant étroitement solidaires. »
En plaçant entre le patronat et le salariat un tiers responsable de réparer le dommage, l’État réduit les antagonismes de classes et naturalise l’accident comme faisant partie inhérente des rapports de travail. Selon l’expression de Michel Juffé (1980), l’assurance consacre l’irresponsabilité patronale en matière d’accidents du travail et contribue au déploiement du travail industriel. Avec le débat sur l’assurance accidents — qui sera finalement promulguée en 1911 —, le nouveau rôle de l’État fédéral esquissé dans la Loi sur les fabriques de 1877 se confirme : celui de réguler les conditions de travail en société capitaliste.
Le développement de conditions permettant la mobilité
Le second élément expliquant la mise à l’agenda fédéral de la protection sociale concerne la mobilité des marchandises et des personnes indispensables au fonctionnement du système capitaliste.
D’une part, il s’agit de faire en sorte de gagner la loyauté du personnel chargé du transport des marchandises nécessaires au commerce et à l’industrie. Dès les années 1880, les employés de la plupart des compagnies de chemins de fer suisses [8] ainsi que ceux de l’administration des postes [9] sont ainsi assurés contre « l’incapacité de travail pour raison d’âge ou [en] cas de mort prématurée ».
D’autre part, il faut que les ouvriers et les ouvrières puissent se déplacer et soient même encouragé·e·s à le faire en fonction de l’offre et de la demande de main-d’œuvre [10]. Mais la mobilité du travail, entre cantons et entre pays, pose différents problèmes, comme celui de la responsabilité en cas de décès, de maladie ou d’accident : qui doit s’occuper des malades, payer les frais d’inhumation ? Des conventions se mettent en place en Suisse pour régler ces questions entre cantons [11] et sur le plan international avec différents pays [12].
Pour supprimer les obstacles à la libre circulation des ouvriers, l’État est également amené à intervenir pour que les membres de sociétés privées de secours mutuels [13] ou d’assurances privées [14] puissent se déplacer sans perdre leur protection sociale. Cela amène l’exécutif à réguler les caisses privées, accusées de gestion parfois hasardeuse [15]. Le développement anarchique d’un marché privé de la protection sociale, à but lucratif ou non, contribue dès lors à l’émergence du rôle social de l’État.
La construction d’un État fédéral
Ces nouveaux rôles dévolus à l’État l’amènent à prendre des mesures pour créer un statut de la fonction publique afin de s’assurer la loyauté de ses agents. Cela constitue un troisième élément expliquant la mise à l’agenda fédéral de mesures de protection sociale. Elles concernent d’abord le bras armé de l’État, ensuite d’autres types de fonctionnaires fédéraux.
L’État fédéral suisse a été institué en 1848. Pour assurer ce que Max Weber (1919) nomme le monopole de la violence légitime, le service militaire obligatoire est instauré. Aussitôt émerge la question de savoir comment protéger « les militaires blessés ou mutilés au service fédéral, les veuves et orphelins et autres parents nécessiteux de ceux qui ont péri » [16]. L’assemblée fédérale édicte en 1852 une loi sur les pensions, prévoyant pour les militaires blessés une indemnité ou une pension. Elle organise également une « modeste pension aux familles des militaires qui ont succombé au service fédéral en temps de paix comme en temps de guerre » [17].
La protection des militaires constitue une rétribution — l’État veille sur les hommes à qui elle commande de la protéger — et une précaution — les hommes qui exercent au nom de l’État la violence légitime doivent être bien traités pour éviter qu’ils ne retournent les armes contre le pouvoir en place [18]. Le développement d’une protection spécifique du bras armé de l’État [19] contribue à son rôle social. Cela se confirme avec la protection spécifique proposée aux professeurs de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), puis au personnel fédéral.
Mise en place par la Confédération en 1854, l’EPFZ a pour objectif de répondre aux besoins en formation supérieure de l’industrie. La loi qui la fonde prévoit que des pensions puissent être versées aux professeurs nommés à vie « qui par une cause indépendante de leur volonté, telle que l’âge, la maladie, etc., se trouveraient d’une manière permanente hors d’état de remplir convenablement leurs fonctions » [20].
Cette disposition est élargie en 1862 pour attirer des professeurs à Zurich. Cela suscite « une vive agitation parmi les fonctionnaires et employés de l’administration fédérale » [21]. Signée par 2158 fonctionnaires fédéraux, une pétition demandant une assurance contre les dommages matériels qu’entraînent pour eux et leurs familles les infirmités, la vieillesse et la mort est déposée en 1863. Elle amène le Conseil fédéral à développer une assurance « contre les vicissitudes matérielles de la vie », avec l’argument qu’« une assurance des fonctionnaires fédéraux serait favorable au service lui-même » [22].
Les questions sociales et sanitaires
Enfin, les questions sociales et sanitaires font largement débat en cette fin de XIXe siècle. Elles constituent le quatrième élément qui explique la mise à l’agenda de mesures de protection sociale. Selon une commission du parlement, l’État fédéral devrait en effet s’occuper « activement des questions sociales […] [car c’est] le meilleur et le seul moyen de prévenir le mécontentement social et les dangers sociaux » [23].
Il s’agit alors toutefois d’une compétence cantonale [24]. Dès lors, peu de mesures sont prises au niveau fédéral à ce propos, sinon la régulation des frais de maladie et d’inhumation des résident·e·s habitant un autre canton que leur canton d’origine et le contrôle de l’activité des agences d’émigration à l’étranger. En effet, il « est notoire que dans le temps bien des communes ont […] envoyé dans des pays d’outre-mer des estropiés, des aveugles, des infirmes et des orphelins » [25].
Sur le plan sanitaire en revanche, la question des épidémies (telles que typhus, petite vérole, choléra, variole) dont la diffusion est liée à la mobilité croissante pousse la Confédération à prendre des mesures de police sanitaire, d’hygiène et de vaccination qui concernent en particulier les populations pauvres. « Qui est-ce qui a toujours le plus à souffrir d’une épidémie de variole ? Ce sont chaque fois ceux qui ne possèdent rien d’autre que leur santé et leur famille ; ce sont les gens sans fortune, ceux qui, s’il n’y a pas de coercition légale, négligent le plus fréquemment, hors des temps d’épidémie, de se faire vacciner et prêtent le plus volontiers l’oreille aux déclamations des adversaires de la vaccine. Ceux-là restent donc sans protection préservatrice, qui, lorsque l’épidémie éclate, sont, soit parce qu’ils sont plus serrés dans leurs habitations, soit en raison de leurs occupations, le plus exposé à la contagion, et qui, lorsque la maladie s’est emparée d’eux, courent le plus de mauvais risques » [26].
Conclusion
Loin d’un certain romantisme social qui tend à expliquer le développement de l’État social par la seule solidarité, c’est donc un faisceau de raisons, que nous n’avons fait qu’esquisser, qui justifie que l’État fédéral se soit peu à peu intéressé aux questions sociales de manière à « rendre l’inégalité supportable, tout en la maintenant » [27].
Bibliographie et sources
- Conseil des États. (1889). Rapport de la commission concernant les sociétés de secours mutuels et particulièrement les caisses de pensions de chemins de fer. Feuille Fédérale, 3(38), 1203-1227.
- Conseil fédéral. (1875a). Message concernant les frais de maladie et de sépulture des ressortissants pauvres d’autres cantons. Feuille Fédérale, 3(26), 284-305.
- – (1875b). Message concernant un traité d’établissement avec l’Autriche-Hongrie. Feuille Fédérale, 4(56), 1108-1121.
- – (1879). Message concernant un projet de loi sur les épidémies et les mesures préventives et effectives contre les épidémies qui offrent un danger général. Feuille Fédérale, 1(1), 1-69.
- – (1880a). Message concernant un projet de loi sur la responsabilité civile des fabricants. Feuille Fédérale, 4(52), 415-456.
- – (1880b). Message sur la révision de la loi fédérale concernant les opérations des agences d’émigration. Feuille Fédérale, 2(29), 963-1014.
- – (1881). Message concernant l’assurance des fonctionnaires et employés fédéraux. Feuille Fédérale, 4(51), 305-376.
- – (1885). Message concernant un projet de loi sur les opérations d’entreprises d’assurance non instituées par l’État. Feuille Fédérale, 1(3), 75-111.
- – (1888). Message concernant les sociétés de secours mutuels et particulièrement les caisses de pensions des chemins de fer. Feuille Fédérale, 4(52), 665-693.
- – (1889a). Message concernant la compétence législative à accorder à la Confédération en matière d’assurance contre les accidents et les maladies. Feuille Fédérale, 1(06), 309-543.
- – (1889b). Message sur la manière de pourvoir aux intérêts des fonctionnaires, employés et ouvriers de la Confédération, atteints de lésions corporelles ou tués dans l’exercice de leurs fonctions. Feuille Fédérale, 1(14), 581-591.
- Ewald, François. (1986). L’État providence. Paris : Grasset.
- Forrer, Ludwig. (1889). Mémoire sur l’introduction en Suisse de l’assurance contre les accidents. Feuille Fédérale, 1(6), 338-440.
- Juffé, Michel. (1980). À corps perdu, l’accident du travail existe-t-il ? Paris : Seuil.
- Kinkelin, Hermann. (1889). Mémoire sur l’extension à donner à l’article 34 de la Constitution fédérale. Feuille Fédérale, 1(6), 326-336.
- Knüsel, René, & Zurita, Félix. (1979). Assurances sociales : une sécurité pour qui ? La Loi Forrer et les origines de l’État social en Suisse. Lausanne : Institut de science politique.
- Polanyi, Karl. (1983). La Grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris : Gallimard.
- Tabin, Jean-Pierre. (2022). Politiques sociales comparées. Lausanne : Éditions HETSL.
- Tabin, Jean-Pierre, Frauenfelder, Arnaud, Togni, Carola, & Keller, Véréna. (2010). Temps d’assistance. Le gouvernement des pauvres en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle. Lausanne : Antipodes.
- Topalov, Christian. (1994). Naissance du chômeur 1880-1910. Paris : Albin Michel.
- Weber, Max. (2003). Le savant et le politique (2003). Paris : La découverte.
[1] Knüsel & Zurita, 1979, pp. 4-5
[2] Knüsel & Zurita, 1979, p. 181
[3] Knüsel & Zurita, 1979, p. 72
[4] Knüsel & Zurita, 1979, p. 172
[5] 1880a, p. 418
[6] Forrer, 1889, p. 360
[7] 1889a, pp. 312-313
[8] Central-Suisse, Ouest, Union-Suisse, Jura-Industriel, Nord-Est, Lausanne-Fribourg
[9] Conseil fédéral, 1881, p. 310
[10] Topalov, 1994
[11] Conseil fédéral, 1875a
[12] Conseil fédéral, 1875b
[13] En 1880, elles assurent près de 210'000 personnes (Conseil des États, 1889)
[14] un marché dans lequel les sociétés étrangères sont majoritaires (Conseil fédéral, 1885)
[15] Conseil fédéral, 1888 ; Kinkelin, 1889
[16] Conseil fédéral, 1881, p. 305
[17] Conseil fédéral, 1881, p. 306
[18] Tabin, 2022
[19] Qui concerne également dès 1863 l’administration des poudres et les gardes-frontières ; Conseil fédéral, 1889b
[20] Conseil fédéral, 1881, p. 307
[21] Conseil fédéral, 1881, p. 309
[22] Conseil fédéral, 1881, pp. 309-310
[23] Conseil des États, 1889, p. 1225
[24] Tabin, Frauenfelder, Togni, & Keller, 2010
[25] Conseil fédéral, 1880b, p. 999
[26] Conseil fédéral, 1879, p. 38
[27] Knüsel et Zurita, 1979, p. 178
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Jean-Pierre Tabin, «Aux origines de l’État social en Suisse», REISO, Revue d'information sociale, publié le 21 septembre 2023, https://www.reiso.org/document/11334