Quelle mobilisation contre les renvois Dublin ?
Les Accords de Dublin prévoient des motifs humanitaires pour accepter des requérant·e·s d’asile. Des associations rappellent cet article du règlement aux autorités suisses. Repères sur la mobilisation citoyenne à Genève.
Par Juliette Fioretta et les membres de Solidarité Tattes, Genève
Qu’est-ce que le Règlement Dublin et pourquoi a-t-il commencé à susciter des remous ces derniers mois dans les milieux qui s’intéressent à la situation des requérant·e·s en Suisse ? Quels arguments amènent-ils à considérer que la Suisse applique cet accord international de façon aveugle ?
Un détour sur le terrain est plus explicite qu’un discours. Récemment, une femme syrienne a été menacée de renvoi vers l’Allemagne à huit mois de grossesse, avec ses trois enfants et son mari, alors que ces derniers avaient la possibilité d’obtenir un permis et que le reste de leur famille réside en Suisse. Un autre jour, trois frères et sœurs kurdes de Syrie ont été renvoyés en Croatie, pays où ils n’ont fait que transiter quelques heures, alors que leur jeune frère et leurs oncles et tantes résident à Genève.
D’autres exemples ? Un homme érythréen, victime de torture et emprisonné pendant quatre ans dans son pays, a été renvoyé en Italie où il se retrouve à la rue, alors que son frère réside à Genève. Deux femmes érythréennes avec des bébés et des enfants scolarisés ont été menacées de renvoi vers l’Italie, alors que les pères résident en Suisse.
Des hommes, des femmes et même des enfants sont ainsi quotidiennement renvoyés de Suisse, parfois attachés dans les tristement célèbres « vol spéciaux » [1], pour aller vers l’Italie, la Croatie ou encore l’Espagne. Travailleurs et travailleuses sociales, infirmiers et infirmières, sages-femmes, parents d’élèves sont confrontés dans le cadre de leur métier ou au travers de liens de voisinage à ce genre de situations. Elles laissent un goût amer, un sentiment d’injustice et d’arbitraire, aux personnes concernées. Elles expliquent les fondements des récentes mobilisations citoyennes.
La procédure de non-entrée en matière
La raison de ces renvois, c’est l’application des Accords de Dublin. Entrés en vigueur en 2008, ils permettent le renvoi d’une personne vers le premier pays où elle est entrée en Europe. S’ils ont été pensés au départ comme un mécanisme de répartition des demandeur·euse·s d’asile, en majorité dans les pays limitrophes de l’Union européenne, de fait, ces Accords permettent surtout à des pays comme la Suisse de se débarrasser du « problème » des réfugié·e·s, au détriment de leurs partenaires. Ce système a ainsi permis de « régler » 28% des demandes d’asile déposées en Suisse en 2016.
La procédure est simple et automatique : lorsqu’une demande d’asile est déposée par une personne entrée en Europe par un pays autre que la Suisse, les autorités n’entrent pas en matière, c’est-à-dire qu’elles n’ouvrent pas de dossier. Une fois la demande de reprise en charge agréée par un autre Etat jugé responsable du ou de la demandeur·euse, la Suisse a six mois pour l’expulser vers ce pays et elle prononce sur cette base une décision de non-entrée en matière (NEM). Passé ce délai, la Suisse devient responsable de l’examen de la demande d’asile.
La décision de non-entrée en matière ne dépend pas des situations individuelles, mais de la preuve d’un passage par un autre pays européen. Par exemple, si les empreintes de la personne ont été prises dans un autre pays et inscrites dans le fichier Eurodac, alors cette personne est automatiquement refoulée vers l’Italie, la Hongrie ou l’Espagne. Dans cette procédure « simple » et expéditive, les motifs d’asile de la personne ne sont pas pris en considération, l’histoire et le parcours particuliers pour arriver jusqu’en Suisse sont ignorés, effacés, annihilés.
La Suisse applique ce Règlement de manière automatique, même dans des situations où il serait nécessaire et possible de traiter les personnes… comme des personnes. Sur ce point, le préambule du Règlement Dublin écrit : « Pour des motifs humanitaires et de compassion ainsi que pour permettre le rapprochement de membres de la famille », les pays peuvent actionner la clause discrétionnaire prévue par l’art. 17 al. 1 et entrer en matière sur les demandes d’asile dans ce genre de situations.
Alors pourquoi un tel acharnement de la part des autorités suisses ? Pourquoi ne pas prendre en compte les situations de vulnérabilité comme le permet ce Règlement ? Pourquoi continuer à renvoyer des personnes vers des pays comme l’Italie, alors qu’Amnesty dénonce non seulement les mauvaises conditions d’accueil mais également les mauvais traitements et la violence que subissent les requérant·e·s d’asile dans ce pays ? [2]
La campagne de parrainage
Afin que les personnes frappées de « NEM Dublin » aient le droit de se faire entendre, une campagne de parrainage a été lancée en mai 2016 par l’association Solidarité Tattes [3]. Elle relie les personnes menacées de renvoi au nom des Accords de Dublin avec des personnalités du monde politique. L’idée est ainsi de faire connaître l’histoire de ces personnes et de mettre en lumière l’absurdité et le manque d’humanité de ces renvois. La campagne de parrainage a insisté sur la violence du système Dublin.
- Il y a d’abord l’angoisse de l’attente. Plusieurs mois peuvent passer entre le moment de la décision « NEM Dublin » et l’exécution du renvoi. Durant ces mois, les personnes marquées « NEM Dublin » doivent se rendre régulièrement à l’Office cantonal de la population et des migrations afin de faire tamponner leur « papier blanc », sésame pour toucher l’aide d’urgence auprès de l’Hospice Général. A chaque rendez-vous, l’angoisse est sensible : en effet, il n’est pas rare que ce soit dans les bureaux de cet office que la personne se fasse arrêter et, directement de là, renvoyer.
- Il y a ensuite la brutalité du renvoi. En général, le renvoi est exécuté à 4 h du matin par un groupe de policiers. Les personnes sont amenées à l’aéroport, souvent menottées, et ceci même en présence d’enfants et de bébés. Pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours dans le cas où le renvoi se fait par vol spécial, c’est le silence total. Ni l’avocat, ni la famille n’obtiennent d’information sur le lieu où se trouvent retenues les personnes, ni sur le moment de leur renvoi. Ces personnes sont « au secret », comme si elles étaient de dangereuses criminelles.
- Il y a enfin l’arrivée dans le chaos du pays de destination, souvent l’Italie. Aucune prise en charge n’est assurée, l’Italie étant débordée par les demandes d’asile. Les personnes sont à la rue. Afin d’obtenir un matelas pour dormir au chaud la nuit au sein d’un des centres d’accueil d’urgence des organisations caritatives, il faut se mettre dans la file d’attente dès 13 h. Les personnes sont abandonnées à elles-mêmes.
La situation dramatique des femmes
Même si les demandes d’asile déposées en Suisse concernent d’avantage les hommes que les femmes (en 2016, sur les 27’207 nouvelles demandes d’asile déposées en Suisse, 19’223 concernaient des hommes et 7’984 des femmes), la situation de ces dernières est particulièrement alarmante. Motifs d’exil tant d’ordre politiques que sociaux (mariages forcés par exemple), parcours migratoire où au risque de se noyer s’ajoute celui de l’agression sexuelle, vie dans des foyers saturés à la promiscuité menaçante : la situation des femmes en exil mérite un attention particulière.
Le rapport du Fonds des Nations Unies pour la population de 2015 est intitulé « A l’abri dans la tourmente. Un programme porteur de changements pour les femmes et les filles d’un monde en crise ». Ce document relève les risques particuliers auxquels sont soumises les femmes et les filles lors de catastrophes, conflits et déplacements. Au chapitre 2, il est précisé que les filles non accompagnées sont particulièrement vulnérables, notamment dans les situations de déplacement. Les crises peuvent en effet aggraver les risques et la vulnérabilité des femmes et des filles au VIH, aux grossesses non planifiées ou non désirées, à la mortalité maternelle, à la violence sexiste, au mariage d’enfants, au viol et à la traite humaine. « Nous n’avons pas tous les mêmes départs dans la vie. Pratiquement, tout le monde a un avantage sur les adolescentes. » [4]
Dans une enquête parue en 2016 [5], l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers souligne lui aussi la situation dramatique des femmes et des jeunes filles en fuite. Là non plus, le droit d’asile suisse qui prévoit des motifs spécifiques pour les femmes n’est pas respecté.
L’appel citoyen
Même si les autorités fédérales et cantonales restent sourdes à ces problématiques, l’indignation grandit. Le 11 janvier 2017, un Appel a été lancé, demandant aux autorités fédérales et cantonales de cesser d’appliquer les Accords Dublin de manière aussi aveugle, notamment en prenant en compte la vulnérabilité des personnes. Cet Appel, que le lecteur peut consulter sur la page internet de Solidarité Tattes, a rencontré un large soutien d’organisations et de personnalités politiques, artistiques, littéraires et médicales (environ 3000 signatures à mi-février 2017). Sera-t-il entendu ?
Le Règlement Dublin en Suisse : chiffres-clés
La Suisse, championne européenne. 2’461 renvois au nom de Dublin ont été effectués en 2015 (pour 8 millions d’habitants), contre 525 par la France (66 millions) ou encore 1’954 par l’Allemagne (82 millions). Eurostat
Un tiers des demandes d’asile. Sur les 31’299 décisions rendues par le Secrétariat d’Etat aux migrations en 2016, 8’874 sont des décisions de non entrée en matière au nom du Règlement Dublin, soit plus de 28%. En format pdf SEM
Moins de demandes d’asile mais plus de renvois. En 2016, la Suisse a renvoyé 3’750 personnes dans le cadre du Règlement Dublin, soit 52% de renvois de plus qu’en 2015. Pourtant, le nombre de nouvelles demandes d’asile a chuté de 31% entre 2015 et 2016.
[1] A ce propos, voir le film « Vol Spécial » de Fernand Melgar, Climage, 2011.
[2] Sur cette page du site d’Amnesty.
[3] Solidarité Tattes est une association citoyenne née début 2015 suite à l’incendie du Foyer des Tattes qui a coûté la vie à un requérant érythréen et causé la défenestration d’une quarantaine d’autres.
[4] Women’s Refugee Commission 2014. En format pdf