La communauté albanaise en mouvement
Trois générations d’Albanais se sont succédé en Suisse. Leurs aspirations et leurs modes de vie dans la société d’accueil ont changé au fil des décennies. Quel regard portent-elles sur leur intégration dans le pays?
Par Migjen Kajtazi, chargé de projets, Bureau vaudois pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme, Lausanne
En Suisse vivent actuellement environ 220’000 Albanais[1] dont plus de 150’000 viennent du Kosovo et environ 70’000 d’Albanie ou d’autres pays des Balkans. Après les Italiens, ils représentent la deuxième communauté des étrangers en Suisse. Le terme «communauté» est utilisé ici dans le sens que lui donnait Max Weber, c’est-à-dire des gens qui ont quelque chose en commun, en l’occurrence le fait d’être eux-mêmes ou leurs ascendants arrivés des régions albanaises des Balkans. Les Albanais sont répartis sur tout le territoire suisse ; la plus grande concentration se situe dans l’agglomération zurichoise, avec plus de 50’000 personnes.
Quand la Suisse recrutait des saisonniers
Trois générations de migrants de cette région vers la Suisse se sont succédées au fil des décennies. La plus ancienne est liée à la politique d’immigration. Elle est arrivée dans les années soixante à huitante, quand la Suisse recrutait pour son industrie des centaines de milliers de saisonniers en Yougoslavie. A cette époque, le marché de l’emploi était tendu en Yougoslavie et surtout au Kosovo qui était et reste une des régions les pauvres d’Europe.
Les saisonniers s’installent d’abord dans le canton de Berne puis peu à peu dans d’autres cantons alémaniques. En Suisse romande, l’immigration albanaise est plus récente. Le canton de Vaud par exemple comptait 40 travailleurs kosovars[2] à la fin des années 60 alors qu’ils étaient environ 10’000 quarante ans plus tard. Selon les statistiques vaudoises de 2006, avec 22’608 ressortissants d’ex-Yougoslavie, ce groupe est devenu la troisième communauté non francophone, la plus importante après celles des Portugais et des Italiens. Il semble fondé de penser que plus de la moitié d’entre eux sont des Albanais provenant des régions des Balkans.
Les travailleurs kosovars arrivés en Suisse entre les années 60 et 80 étaient généralement des hommes jeunes et sans enfants. Comme les Italiens d’abord, les Portugais et les Espagnols ensuite, ils avaient des autorisations saisonnières et le regroupement familial était alors très difficile. Les saisonners servaient de «régulateurs» du marché du travail. Ils travaillaient neuf mois puis devaient rentrer chez eux trois mois. Leur contrat pouvait ensuite ne pas être renouvelé. Ils pouvaient être licenciés ou expulsés durant les périodes de récession puis réengagés quand la main-d’œuvre venait à manquer.
La plupart des Albanais du Kosovo ont été parqués par leur employeur dans des baraquements ou dans des appartements. Ils s’y entassaient à dix ou quinze pour payer moins cher et économiser sur la nourriture en cuisinant à plusieurs. Les familles restées au pays exerçaient une forte pression sur eux. Il existait une sorte de compétition «au meilleur fils», c’est-à-dire à celui qui envoyait le plus d’argent aux siens.
Ils se sentaient bien intégrés
Quand ils parlent de cette époque, les Kosovars de la première génération disent souvent qu’ils se sentaient bien intégrés en Suisse. A leurs yeux, l’intégration avait un sens précis: ne pas avoir de problèmes avec le patron ni avec la justice suisse. Or ces émigrés étaient nécessairement de «bons travailleurs» puisque leur venue en Suisse était liée au travail. De plus, pour le garder, ils savaient qu’ils devaient se montrer obéissants, disciplinés et, surtout, très modestes sur les revendications salariales et les conditions de travail. Il leur était quasiment impossible de changer d’employeur ou alors seulement après plusieurs années.
Selon une définition plus classique de l’intégration, les émigrés kosovars étaient en fait très peu intégrés. Leur problème principal ? La langue. La majorité des émigrés ne parlaient que mal, ou très mal, la langue du canton dans lequel ils travaillaient. Les cours de langue française ou allemande étaient peu répandus et les émigrés s’y intéressaient rarement car ils ne prévoyaient pas de s’installer durablement en Suisse. Les travailleurs employés dans la restauration et l’hôtellerie se débrouillaient un peu mieux que ceux qui travaillaient sur les chantiers.
Tant du point de vue microsociologique que de celui de l’adaptation sociale, il n’est ainsi guère possible de parler d’«intégration» pour cette première génération. Elle avait très peu d’échanges avec les autochtones et ne participait pas aux activités culturelles, sportives, citoyennes, etc.
Au fil des décennies pourtant, une forme d’intégration de facto se produit. Parmi les dizaines de milliers de «saisonniers» kosovars en Suisse, beaucoup d’entre eux finissent par obtenir des permis B et C. Ils peuvent alors faire venir leurs familles. Malgré leur nouveau statut légal, ces Albanais restent discrets entre eux et ne se font pas remarquer. En général, ils se regroupent en fonction de leurs lieux d’origine : à Genève ceux de la région de Gjilan, à Lausanne ceux de Ferizaj, etc. Ce regroupement s’explique probablement par le fait que les patrons demandaient aux saisonniers de faire venir d’autres personnes et les Yougoslaves choisissaient alors leurs proches et les voisins du village ou des environs.
Deux générations de nouveaux migrants
Qu’en est-il des générations suivantes ? A partir de 1990, avec l’éclatement de la guerre en ex-Yougoslavie, une vision nouvelle de la communauté yougoslave émerge en Suisse. Les horreurs de l’épuration ethnique font surgir les identités des Slovènes et des Croates, puis des Bosniaques et enfin des Albanais. Les nouveaux migrants du Kosovo sont des milliers de jeunes recrues qui ont déserté les rangs de l’armée fédérale yougoslave. Ils viennent chercher l’asile politique en Occident, en particulier en Suisse et en Allemagne où ils ont des parents ou des proches installés depuis de nombreuses années. Lorsqu’ils obtiennent l’asile, les réfugiés albanais perpétuent la pratique des anciens : ils aspirent à aider financièrement leurs familles restées au pays. Avec l’aggravation dramatique de la situation au Kosovo et malgré le ralentissement économique en Suisse, le nombre de migrants albanais a doublé en dix ans.
La troisième génération de migrants est récente. Elle concerne les jeunes Albanais arrivés par le regroupement familial après le mariage. Ils viennent en Suisse principalement pour fuir la situation économique difficile du Kosovo, parfois pour entreprendre des études. Depuis la fin de la guerre, les Albanais installés en Suisse se sentent soulagés. Ils prennent plus facilement le chemin du retour vers leur pays d’origine, d’autres optent pour le chemin de l’intégration dans la société suisse.
Le rôle intégrateur des associations
La communauté albanaise en Suisse a longtemps été repliée sur la famille. Très tôt pourtant, elle a créé des associations et des clubs. Cette vie associative a non seulement servi de ressourcement identitaire mais aussi de lieu d’information sur le pays d’accueil. Pendant la guerre, les associations ont joué un rôle fondamental pour maintenir le lien avec le pays d’origine qui traversait des épreuves tragiques et où la population essayait de survivre tant bien que mal.
Ces démarches d’intégration des Albanais en Suisse ont également consisté à faire la part entre l’affirmation de l’identité culturelle d’origine et l’acculturation. Elles ont exigé tolérance et esprit de compromis pour que la communauté s’insère dans son nouveau cadre social sans pour autant abandonner totalement les us et coutumes du pays. C’est ce processus de transformation qui est au cœur des associations albanaises dans le canton de Vaud[3]. Leurs activités sont en train de se différencier, ainsi que leurs objectifs. Elles peuvent être récréatives ou culturelles, humanitaires ou sociales, sportives ou politiques. Elles représentent finalement un premier espace d’intégration, un lieu où l’Albanais peut commencer à devenir quelqu’un d’autre sans renier ses racines.
L’intégration est un processus. Il faut du temps pour, par exemple, créer des liens d’amitié, voire familiaux, se créer une bonne situation professionnelle, avoir une connaissance plus profonde de la société suisse. L’intégration ne se fait pas immédiatement mais d’une manière progressive. Elle s’inscrit dans le temps… Celle des Albanais en Suisse ne fait pas exception à cette règle.
[1] Michel Beuret, « Macédoine : la Paix des Suisses », L’Hebdo, 8 mai 2002, page 36
[2] Demë Jashari, « L’exil douloureux des Kosovars », Planète Exil, journal de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, page 4, décembre 1996.
[3] NDLR : «Les associations d’immigrés albanais dans le canton deVaud : quel rôle pour les associations ?», Migjen Kajtazi, travail réalisé dans le cadre sur CAS Migrations et sociétés plurielles, UNIL, 2010. En format pdf
Cette description de la réalité albanaise en Suisse est parfaite. L’intégration avance inexorablement. Dans une décennie, la communauté albanaise aura énormément changé, et dans un laps de temps de trente ou quarante ans, les Albanais seront eux aussi des faiseurs de Suisse.
Ilir Bunjaku, Genève