Notre société favorise l’obésité et la rejette
Nous vivons dans une société paradoxale. A la fois « obésophobe » puisqu’elle discrimine les personnes obèses. Et « obèseogène » puisqu’elle favorise le développement de l’obésité. Comment sortir de ce cercle vicieux ?
Par Claire Hofmann-Pijollet, chargée d’enseignement, filière Nutrition et diététique, Haute école de santé, Genève
Depuis plusieurs années, les rapports de l’OMS sont alarmants [1]. Reconnue comme une maladie chronique, l’obésité a pris des proportions d’épidémie que les autorités sanitaires et politiques ne parviennent jusqu’à présent pas à enrayer. Qui dit épidémie dit maladie, le surpoids et l’obésité sont pourtant davantage perçus dans notre société comme le résultat d’un manque de volonté et d’un laisser-aller que comme une maladie. Ainsi, les personnes qui en souffrent sont pointées du doigt et jugées irresponsables au vu des conséquences graves auxquelles leur surpoids les expose. L’étiologie plurifactorielle de l’obésité, les enjeux sanitaires et psychosociaux auxquels elle est liée ainsi que l’inexistence, à ce jour, de traitements efficaces sur le long terme constituent la réalité de cette maladie, nous allons le voir, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
Définition, prévalence et conséquences de l’obésité en bref
Le surpoids et l’obésité se définissent comme une accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle qui peut nuire à la santé. Rappelons qu’ils sont objectivés par le calcul de l’indice de masse corporelle (IMC). Cet indice est obtenu en divisant le poids en kg par la taille en mètre, élevée au carré et s’exprime donc en kg/m2. Pour l’adulte, l’OMS définit le surpoids comme un IMC égal ou supérieur à 25kg/m2 et l’obésité comme un IMC égal ou supérieur à 30kg/m2.
Selon les estimations de l’OMS, le surpoids et l’obésité concernent, au niveau mondial, 1.4 milliard de personnes de 20 ans et plus. D’ici 2030, le nombre de personnes en surpoids devrait atteindre 3.3 milliards. En Suisse, selon la dernière enquête suisse sur la santé de l’Office fédéral de la statistique [2], 41% de la population souffre de surpoids ou d’obésité. Après une stabilisation entre 2002 et 2007, la prévalence de l’obésité augmente à nouveau continuellement en particulier dans la tranche des 15-24 ans.
Les conséquences de l’obésité sont d’ordre sanitaire et social. Cette maladie augmente en effet le risque de développer un diabète, de l’hypertension, des maladies cardio-vasculaires, respiratoires et articulaires, certains cancers et dépressions. Les troubles du comportement alimentaire sont également souvent associés à l’obésité, pouvant en constituer la cause ou la conséquence. Par ailleurs, la stigmatisation des personnes obèses dans notre société affecte leur qualité de vie et est à l’origine d’importantes inégalités sociales et économiques.
Les causes multiples de l’obésité
Les facteurs étiologiques de l’obésité sont multiples et souvent combinés : biologiques, génétiques, environnementaux et comportementaux. L’augmentation dans les sociétés industrialisées des prévalences du surpoids et de l’obésité semble démontrer que ceux liés à l’environnement et aux comportements sont les plus déterminants [3]. Notre environnement et notre mode de vie actuels réunissent en effet les conditions « optimales » pour le développement de ces maladies, résultant d’un déséquilibre entre les apports et la dépense énergétique. Concrètement, notre activité physique a fortement diminué par rapport à celle de nos aïeux (déplacement motorisés, travail mécanisé, locaux chauffés, loisirs sédentaires). Parallèlement, l’offre alimentaire s’est développée de manière spectaculaire proposant aux consommateurs pléthore de produits souvent prêts à consommer, de qualité discutable et accessibles à toute heure. Rappelons qu’il y a moins d’un siècle, notre distributeur national se réduisait à cinq camionnettes alimentant les habitants de la ville de Zurich en six denrées de base (café, riz, sucre, pâtes, graisse de coco, savon) [4]…
L’extrême rapidité des progrès technologiques et l’évolution des mode de vie qui les accompagnent ont dépassé les capacité d’adaptation de l’organisme humain, encore souvent programmé génétiquement pour résister à des périodes de famine et doté de la capacité à stocker des réserves d’énergie en période d’abondance. Par ailleurs, les idéaux et valeurs prônés par nos sociétés occidentales ont diamétralement changé, simultanément à la prise de conscience tiers-mondialiste et à la critique du capitalisme, explique le sociologue Jean-Pierre Poulain [5]. Ainsi, les pâles bourgeois ventripotents et les bourgeoises bien portantes incarnant jusqu’au début du XXe siècle la réussite sociale et la générosité ont dû se muter en un demi-siècle en jeunes cadres dynamiques ou en « superwomen » aux corps fuselés, musclés et bronzés. Minceur est aujourd’hui image de rigueur, de dynamisme, de maîtrise de soi et synonyme de valeur personnelle. Ceux qui ne correspondent pas à ce stéréotype ont la vie dure, les sociologues ne mâchent pas leurs mots et affirment que l’obésité doit être considérée aujourd’hui comme un véritable handicap social.
La stigmatisation des personnes obèses
Représentant l’opposé des idéaux d’aujourd’hui, l’obésité est considérée comme inacceptable dans notre société et on assiste à un véritable phénomène de stigmatisation. Au sens sociologique du terme, cela signifie premièrement que l’on attribue à la personne obèse l’étiquette « d’obèse » qui va devenir son statut principal et la réduire à cette caractéristique unique, occultant tous ces autres attributs et qualités personnelles. Deuxièmement, cela signifie que, sous la pression sociale, la personne accepte la stigmatisation et considère comme normal de ne pas être considérée comme les autres et d’être définie avant tout par la caractéristique d’être en surpoids. Honteuse et coupable, elle s’isole socialement et adopte parfois des comportements alimentaires compensatoires qui entretiennent l’obésité. De la cour de récréation à l’entretien d’embauche, en passant par la consultation médicale, il a été démontré que la personne obèse est pénalisée et moins bien considérée en raison de son excès pondéral, et ce d’autant plus si elle est une femme [6].
Les études sociologiques démontrent que les positions sociales seraient en partie déterminées par l’obésité. En effet, si l’obésité se manifeste dans toutes les classes sociales durant l’enfance, on constate qu’elle a un impact important sur la mobilité sociale à l’âge adulte, c’est-à-dire sur le passage à une classe plus ou moins favorisée. L’obésité agit comme un frein au niveau de l’accession à un haut niveau d’études, à une ascension professionnelle ainsi qu’à la reconnaissance salariale. Autre constat similaire établi par des études récentes à propos du mariage : les femmes obèses font plus souvent des mariages descendants dans l’échelle sociale, et les femmes minces des mariages ascendants [7].
Recherche de solution, sortir du cercle vicieux
Depuis plusieurs décennies, l’obésité est reconnue comme un problème de santé publique prioritaire. Les traitements hygiénico-diététiques, médicamenteux et chirurgicaux ainsi que les campagnes de prévention entreprises se sont montrés jusqu’à présent insuffisants pour enrayer le problème.
Les régimes sont suivis à long terme d’une reprise de poids dans 95% des cas [8] et les messages de prévention renforcent bien souvent la stigmatisation et avec elle la culpabilité et le sentiment d’inefficacité personnelle que peuvent ressentir les personnes obèses. Quel est en effet l’impact sur le comportement du téléspectateur du bandeau de mise en garde défilant au bas de son écran pendant la publicité pour de délicieuses barres chocolatées ? Dans notre société, les moyens financiers dédiés à la prévention sont anecdotiques comparés à ceux que l’industrie alimentaire consacre à la publicité. Ainsi, il est nécessaire pour apporter des solutions à l’obésité de la considérer comme un problème de société où les responsabilités sont collectives et partagées. La question de la stigmatisation et du système de valeur qui la sous-tend est centrale dans la recherche de solutions, car elle participe au développement de l’épidémie, alors même qu’elle vise à la ralentir. Comme si la cible n’était pas la bonne.
Le changement de focus indispensable est amorcé et les stratégies évoluent, comme en témoigne le slogan « maigrir fait grossir » [9] qui dénonce l’inefficacité des régimes et propose des alternatives réalistes et respectueuses. Les personnes obèses ont été moins chanceuses que les minces à la loterie de la génétique dans notre société d’abondance, il est important de se le rappeler aux niveaux collectif et individuel, et d’observer les changements que cette perspective entraine. L’évolution de la conscience et des comportements en matière d’écologie illustre bien notre capacité à modifier nos perceptions et nos agissements. Après l’écologie, pourquoi pas l’obésité ?
[1] OMS ; Obésité et surpoids, Aide-mémoire n° 311, mars 2013
[2] Enquête suisse sur la santé 2012, Office fédéral de la statistique OFS, 2013
[3] Excès pondéral chez l’adulte en Suisse : aspects d’une problématique multifactorielle, Office fédéral de la statistique OFS, 2007
[4] Pages internet consacrées à l’histoire de Migros.
[5] Sociologie de l’obésité, Jean-Pierre Poulain, PUF, Paris 2009
[6] Are doctors nicer to thinner patients, Tara Parker-Pope, New York Times, avril 2013
[7] Sociologie de l’obésité, Jean-Pierre Poulain, PUF, Paris 2009
[8] L’obésité, un choix de société ?, Dossier obésité, Anton Vos, Vincent Monnet, Université de Genève, novembre 2007
[9] Slogan de la campagne « Marchez et Mangez Malin », plan cantonal de promotion de la santé et de prévention, Genève, février 2011