La médecine : pour moi ou pour nous ?
Le remarquable livre de Donna Dickenson compare la « Me Medicine » et la « We Medicine ». Ou comment la médecine personnalisée reflète l’individualisme et le marché, mais ignore souvent les enjeux de santé publique et le bien commun.
Par Jean Martin, médecin spécialisé en santé publique et en éthique
Donna Dickenson est une philosophe spécialisée en éthique médicale. Américaine, elle a quitté les Etats-Unis en 1975, à 30 ans, et a ensuite pour l’essentiel travaillé et enseigné en Grande-Bretagne. D’abord à la Open University, elle est actuellement Fellow du Ethox Centre de l’Université d’Oxford.
A une époque où on tend à s’émerveiller des perspectives ouvertes par la médecine personnalisée [1], Dickenson apporte la contradiction [2] . Sans nier les avancées dans le domaine mais en présentant, dans un ouvrage très bien informé, les réserves que l’on peut et doit avoir. Sa position a une dimension politique. Elle entend critiquer la manière quasi-exclusive dont la médecine personnalisée, qu’elle appelle Me Medicine, se concentre sur l’individu. Ainsi en est-il par exemple avec l’étude du génome qui permet d’élaborer pour chacun des médicaments ou des méthodes spécifiques. Ces développements ont bien entendu un aspect souhaitable mais l’auteure est préoccupée par le fait que sont négligés les impératifs de santé publique et d’accès aux bienfaits de la médecine de manière équitable pour tous, ce qu’elle appelle logiquement We Medicine.
A cet égard, Dickenson tout comme celui qui signe la présente recension ne sont probablement pas tout à fait objectifs. Si elle a fait l’essentiel de sa carrière au Royaume-Uni, c’est probablement qu’elle se trouve en désaccord avec la politique de santé suivie jusqu’ici aux Etats-Unis, qu’elle ne veut pas laisser l’accès aux soins dépendre de la capacité à payer et qu’elle est au contraire sensible à la volonté d’une fourniture universelle des soins. Comme médecin de santé publique, je suis proche de son souci.
L’émergence de la médecine personnalisée
La médecine personnalisée tend à transformer le modèle « à tous le même médicament ou la même méthode dans une situation pathologique donnée » (one size fits all). Toutefois, derrière ces remarquables potentialités, il n’y a pas que des enjeux de soins. L’auteure analyse quatre facteurs jouant un rôle important dans la faveur dont jouit la notion de médecine personnalisée :
- Un sentiment de « menace et de possible contamination » imprègne plus fréquemment notre société. Contamination par les maladies, les substances cancérigènes, les pollutions, par certains traitements actuels « à l’emporte-pièce ». Dans le même temps, des espoirs énormes naissent des multiples promesses de la médecine. Des promesses qui, selon l’auteure, ne pourront pas être tenues.
- Les intérêts de l’industrie à créer de nouveaux produits et de nouveaux marchés de niche.
- La domination qu’exercent aujourd’hui dans nos esprits les principes d’autonomie et de choix personnel, en tant que valeurs culturelles. Ces principes sont importants mais on doit admettre qu’ils ne sauraient passer toujours devant d’autres composantes de l’activité médicale et de soin.
- Une tendance narcissique et ultra-individualiste chez les patients. Elle est particulièrement évidente dans la problématique de l’enhancement, ou amélioration de l’être humain [3].
Difficile d’affirmer que ses critiques sont infondées ! Etant entendu au reste qu’il est juste d’encourager l’autonomie du patient et que les pharmas, parmi d’autres, ont en principe le droit de gagner de l’argent en fabriquant des produits potentiellement utiles. S’agissant des aspects mercantiles en médecine, Dickenson a d’ailleurs consacré plusieurs travaux à l’usage utilitariste et chosifié du corps humain [4] .
L’évaluation des promesses annoncées
L’auteure passe en revue l’évaluation objective de plusieurs technologies de type Me Medicine. Son avis est que, en général, les faits de la cause sont ambivalents. Il existe des progrès vérifiables dans certains domaines, mais dans d’autres secteurs les indications selon lesquelles il faudrait s’attendre à une révolution sont lacunaires. Sur la génétique par exemple, elle montre comment les entreprises proposent tous azimuts de séquencer son génome en alléguant qu’il est indispensable que chacun connaisse et contrôle lui-même l’information le concernant. Mais cette « génétique vendue au détail », par exemple par la firme 23andMe, doit être plus clairement évaluée, comme doivent l’être la pharmacogénétique ou les banques de sang du cordon ombilical, publiques et privées, qui fleurissent partout.
S’agissant des efforts pour éviter des dérives dans l’étude et l’utilisation du génome, elle estime que les garanties sont insuffisantes. Certes, la notion de génome comme héritage commun de l’humanité et le principe que le corps humain et ses parties ne devraient pas donner lieu à un gain commercial sont inclus dans des accord internationaux tels que la Déclaration universelle de l’UNESCO sur le génome humain et les droits de l’homme de 1997. L’auteure souligne cependant que ces instruments ne nous donnent, à nous simples citoyens, qu’une faible protection tant qu’une instance publique n’est pas chargée de contrôler les pratiques. Ainsi, il importe d’éviter les démarches qui voudraient tourner cet héritage commun de l’humanité en occasions d’investissements privés, par exemple par des brevets accordée sur des gènes.
Plus généralement, à propos des espoirs d’amélioration de l’être humain, elle évoque les perspectives qui, en tout cas dans un premier temps, ne seraient ouvertes qu’à un petit nombre d’élus. Et pose une simple et bonne question : qu’en penserions-nous si nous nous retrouvions dans « le lumpenprolétariat non-amélioré » ?
Dickenson a beaucoup travaillé sur la problématique des vaccinations, qui peuvent être considérées comme une forme d’enhancement et auxquelles elle est très favorable pour des raisons de santé publique. Dans son argumentaire pour la We Medecine, elle étudie les mouvements critiquant les immunisations et relève un phénomène étrange : « La solidarité collective est mise au service de l’individualisme absolu. Les groupes de parents opposés au vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole ont développé des stratégies puissantes de mise en réseau et de communication tout en prêchant le refus de l’objectif d’immunité collective bénéfique à la collectivité. » Une attitude emblématique de cette volonté d’obtenir le bénéfice d’une action sans participer à ce qu’elle implique.
Les progrès scientifiques au service du bien commun
Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, l’auteure souhaite vivement que la biotechnologie soit mieux mise au service de l’intérêt général. Il faudrait pour cela, dit-elle, ressusciter l’idée de bien commun [5]. Dans sa conclusion, elle reprend aussi la formule du politologue Thomas Franck : « We the People est devenue We the Market. » [6] Une formule adoptée par les milieux conservateurs. Ils considèrent que le système de santé américain ne fonctionne pas, mais ils ne veulent pas de mesures de solidarité. Leur vision pourrait grosso modo se résumer ainsi : « Vous avez vous-même à protéger votre santé, pour laquelle vous êtes individuellement responsable. Vous avez un ‘package’ de soins pour lequel vous êtes personnellement assuré et les mesures des pouvoirs publics ne sont pas nécessaires. » D’où la méfiance de ces milieux à l’endroit de la santé publique.
Traduisons encore Dickenson : « La notion de We Medicine est vivante dans la biomédecine moderne, bien qu’elle ait à faire face à des obstacles politiques et économiques substantiels. Mais se concentrer sur la seule Me Medicine n’est pas inévitable. Si nous décidons d’adhérer à cette médecine personnalisée, ce doit être après une analyse soigneuse du paysage social dans lequel nous faisons ce choix. »
Ce livre est une somme, par une auteure qui combine les compétences académiques et un engagement militant. Devant l’évolution ultra-rapide de la bioscience, elle demande une attention diligente aux enjeux sociétaux, au besoin de maintenir et cas échéant améliorer la solidarité. A mes yeux, les avocats de Me Medicine croient fortement à la formule : « Si un développement fait du bien à une personne, cela fait automatiquement du bien à toute la société. » Au terme d’une vie professionnelle qui m’a notamment vu travailler dans le domaine de la coopération sur d’autres continents, je pense savoir que cette formule n’est pas toujours vérifiée, il s’en faut de beaucoup. Trop souvent, en poursuivant un bénéfice pour certains individus, on tend à creuser les fossés au sein de la communauté concernée.
[1] La fin de la maladie – Et si c’était possible ? David Agus, Les Editions de l’Homme, 2013, 301 pages. Ouvrage recensé par Martin J., « La fin de la maladie (?) par la médecine personnalisée », Bulletin des médecins suisses 2013, 94, 806-808
[2] Me Medicine vs We Medicine – Reclaiming Biotechnology for the Common Good, Donna Dickenson, New York : Columbia University Press, 2013, 278 p.
[3] A ce sujet, l’auteure cite l’ouvrage de J. Twenge et K. Campbell The Narcissism Epidemic.
[4] Parmi ses travaux : Property, Women and Politics : Subjects or Objects ?, 1997 ; et Body Shopping : The economy fuelled by flesh and blood, 2008.
[5] Je constate en passant un intérêt renouvelé, dans plusieurs milieux, pour ce que le biologiste Garrett Hardin appelait en 1968 « The tragedy of the commons ». Je pense qu’il se trompait dans son analyse des effets négatifs de l’existence de « communs », car ces effets n’apparaissent que si ces domaines exploités par un ensemble de gens le sont sans règles d’usage appropriées (série de conférences sur ce thème à l’Université de Lausanne en octobre-novembre 2013).
[6] Rappelons que « We the people » est la formule introductive de la Constitution des Etats-Unis. Frank Th. Pity the Billionaire. The hard-times swindle and the unlikely comeback of the right. London : Harvill Secker, 2012.