Le régime du délai, un droit fondamental
L’initiative « Financer l’avortement est une affaire privée » met en danger la santé et les droits des femmes parce qu’elle contrevient aux principes fondamentaux en matière de santé sexuelle et reproductive.
Par Anita Cotting, Marie Perriard et Gilberte Voide Crettenand, SANTE SEXUELLE Suisse
Emanant des mêmes milieux qui avaient combattu le régime du délai en 2002, l’initiative populaire « Financer l’avortement est une affaire privée » [1] porte atteinte aux droits sexuels et au droit à l’autodétermination des femmes concernées en usant d’arguments détournés qui en réalité cherchent à torpiller l’application du régime du délai.
En attaquant le remboursement de l’interruption de grossesse par l’assurance-maladie de base, cette initiative entraînerait un retour aux avortements clandestins mettant en danger la santé des femmes.
- L’initiative met en péril le principe d’égalité
En cas d’acceptation de l’initiative, ce sont surtout les femmes socialement et financièrement défavorisées, se trouvant déjà dans une situation difficile, qui seraient pénalisées et menacées dans leur santé. Les femmes jouissant d’une bonne situation continueraient de pouvoir accéder facilement à une interruption de grossesse effectuée dans des conditions appropriées, alors que celles en situation précaire seraient incitées à recourir à des offres bon marché mais beaucoup moins sûres sur le plan médical (par exemple des pilules abortives sur Internet). De plus, dans certains cas, l’interruption de grossesse aurait lieu plus tard et serait plus risquée. Dans son message, le Conseil fédéral signale aussi les dangers de cette initiative qui « créerait un lien entre la situation économique de la femme et le choix d’interrompre ou non une grossesse. Or, le législateur a décidé que, dans notre société libérale, la décision du recours à l’interruption de grossesse devait être laissée à la femme (…) ». En matière d’interruption de grossesse, le droit au libre choix actuellement reconnu dans le régime du délai doit être assuré de manière égale à toutes les femmes, indépendamment de leur situation sociale et financière.
- L’initiative ne contribue pas à réduire significativement les coûts globaux de santé
Par rapport à l’ensemble des dépenses de l’assurance de base obligatoire, les interruptions de grossesse représentent un coût infime et l’acceptation de l’initiative entraînerait d’autres frais. Le coût d’un avortement varie entre 600 et 3000 francs. Des estimations indiquent que le prix moyen d’une interruption de grossesse est de 600 à 1’000 francs, selon la méthode utilisée. Cela représente un coût annuel de 8 millions de francs, soit 0,03 % des dépenses de l’assurance-maladie obligatoire. Le poids financier de l’IVG est en réalité nettement inférieur, car ce chiffre ne tient pas compte des franchises élevées et des quotes-parts dont s’acquittent déjà les femmes, ce qui veut dire que dans les faits, nombre d’entre elles financent elles-mêmes leur interruption de grossesse [2].
- L’initiative mine le principe de solidarité
L’initiative « Financer l’avortement est une affaire privée » va à l’encontre du principe de solidarité de l’assurance-maladie de base. L’assurance-maladie est basée sur la solidarité et non sur des convictions personnelles selon lesquelles certains traitements médicaux méritent d’être remboursés et d’autres non (greffes d’organes ? accidents de sports extrêmes ? traitement du tabagisme et de l’alcoolisme ? surpoids ?…). En outre, l’initiative stigmatise les femmes qui sont seules à devoir assumer les frais d’une interruption de grossesse alors que les hommes sont dégagés de toute responsabilité financière.
Attaque des acquis du régime du délai
L’initiative est une sérieuse attaque des acquis du régime du délai. En Suisse, depuis 2002, l’interruption de grossesse est légale dans le cadre du régime du délai, accepté par une majorité de 72,2% des votants et qui bénéficie donc d’un large soutien populaire. La prise en charge des coûts de l’interruption de grossesse par l’assurance-maladie obligatoire faisait partie intégrante du régime du délai voté par le peuple et cela a été clairement communiqué dans la campagne de votation. Il convient de rappeler que les coûts de l’interruption de grossesse sont remboursés par l’assurance-maladie de base depuis 1981. Le régime du délai et la prise en charge des coûts de l’interruption de grossesse par l’assurance-maladie de base sont indissociables. Ces deux éléments sont la condition sine qua non pour que les femmes puissent exercer leur droit à l’autodétermination inscrit dans le régime du délai. Le remboursement de l’interruption de grossesse par l’assurance-maladie garantit à toutes les femmes l’accès au droit d’interrompre la grossesse et assure des tarifs d’intervention fixes.
Le régime du délai a clairement fait ses preuves depuis son introduction en 2002. Aujourd’hui, en Suisse, toutes les femmes ont la possibilité d’obtenir légalement une interruption de grossesse effectuée dans de bonnes conditions. Le taux d’interruption de grossesses en Suisse est le plus bas d’Europe, en particulier chez les jeunes femmes, ceci en grande partie grâce à la qualité de la prévention. Les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS) le confirment. Ils font état de 10’853 interruptions de grossesse en 2012, soit 6,7 pour 1’000 femmes entre 15 et 44 ans (11’100 en 2011). En comparaison, le ratio s’élevait à 6,8 pour 1’000 femmes l’année précédente. Le nombre des interruptions de grossesse en Suisse a ainsi faiblement diminué et demeure à un niveau bas. C’est également le cas chez les jeunes femmes âgées de 15 à 19 ans. Les 956 interruptions de grossesse enregistrées en 2012 (1’032 l’année précédente) indiquent la même tendance à la baisse. La Suisse affiche ici aussi un des plus bas taux d’interruptions de grossesse, preuve d’un bon accès à l’information et à la contraception [3].
Les initiants actuels font partie des mêmes milieux qui se sont opposés en 2002 au régime du délai en déposant l’initiative référendaire « Pour la mère et l’enfant ». Cette initiative aurait durci la situation en vigueur avant l’introduction du régime du délai, n’autorisant l’interruption de grossesse qu’en cas de danger important pour la vie de la femme enceinte. Une interruption de grossesse en cas de viol n’aurait par exemple plus été possible. Cette initiative a été rejetée par 81,8% des voix lors de la votation populaire de juin 2002.
Les droits sexuels resitués dans leur contexte
En tant que faîtière suisse des centres de consultation en planning familial, grossesse, sexualité et des services d’éducation sexuelle, SANTE SEXUELLE SUISSE [4] s’engage pour l’accès à des services de qualité en matière de santé sexuelle et reproductive conformément aux principes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) basés sur les droits humains fondamentaux. Les droits sexuels visent à assurer à toute personne la possibilité de vivre sa sexualité de manière satisfaisante, sans coercition, discrimination et violence. Ils incluent notamment :
- le droit de jouir du meilleur état de santé sexuelle possible qui se concrétise notamment par un accès garanti à des services médicaux spécialisés en matière de santé sexuelle et de reproduction ;
- le droit au respect de son intégrité physique ;
- le droit de décider d’avoir ou de ne pas avoir des enfants, au moment de son choix.
L’OMS définit la santé comme un état de bien-être et non comme l’absence de maladie. Cela suppose qu’une femme doit pouvoir mener une vie sexuelle sans craindre une grossesse imprévue ou des infections sexuellement transmissibles et décider elle-même d’avoir des enfants ou non et d’en choisir le moment.
Ce droit à l’autodétermination fait aussi partie des droits sexuels défendus par l’ONG IPPF [5]. Leur application implique qu’ils soient soutenus par un ensemble de conditions cadres qui contribuent à garantir à tous un accès aux informations, aux moyens de contraception et aux soins. Dans le domaine de l’interruption de grossesse deux axes sont fondamentaux : la prévention et la garantie d’accès aux prestations nécessaires. L’éducation sexuelle et les offres des services de santé sexuelle en matière de grossesse, de sexualité et de planning familial contribuent de manière importante à la prévention des grossesses non prévues et des infections sexuellement transmissibles. Cependant, si l’accès au conseil et à l’information est primordial il doit impérativement être complété par celui aux prestations médicales appropriées. Dans le cas d’une grossesse imprévue et/ou non désirée, cela signifie également la garantie d’accès à une interruption de grossesse légale et effectuée dans un cadre médical professionnel et sûr.
L’accès à une interruption de grossesse dans de bonnes conditions, qui ne dépende pas des ressources financières, constitue un droit fondamental. Toute femme a le droit de disposer de son corps et de sa vie, tout comme elle a le droit à la santé sexuelle et reproductive. Ceci implique le droit de décider librement d’avoir ou non des enfants, à quel moment et combien, de même que le droit à l’autodétermination en matière d’interruption de grossesse.
- Lire aussi l’article du Dr Jean Martin paru en décembre 2013 : L’avortement sous l’angle de la santé publique
[1] Initiative populaire « Financer l’avortement est une affaire privée », en ligne. Pour contrer cette initiative, plus de cinquante organisations et partis politiques ont créé l’association suisse « Non à toute attaque du régime du délai ». SANTE SEXUELLE Suisse en fait partie.
[2] Source : Message du Conseil Fédéral relatif à l’initiative populaire « Financer l’avortement est une affaire privée – Alléger l’assurance-maladie en radiant les coûts de l’interruption de grossesse de l’assurance de base », en format pdf
[3] Source : Office Fédéral de la statistique, en ligne.
[4] Site internet de SANTE SEXUELLE SUISSE.
[5] International Planned Parenthood Federation : “Sexual Rights : an IPPF declaration”. Site internet.