La prévention alcool au pays du vin
Les campagnes pour prévenir la surconsommation d’alcool sont délicates. En Valais, plusieurs expériences ont identifié des bonnes pratiques pour que les partenaires et le public soient réceptifs aux messages.
Par Philippe Vouillamoz, directeur Aide / Prévention, et Corinne Cipolla, responsable Prévention, Addiction Valais, Sion
Les Valaisans sont fiers de leur vignoble, fiers aussi de montrer qu’ils savent « tenir » le vin. A quel moment la consommation d’alcool devient-elle problématique ? Cette question a longtemps été taboue. Il serait toutefois faux de croire que ce silence embarrassé ne concerne que le Valais : il existe dans la majorité des cantons romands et ailleurs aussi. Depuis quelques années, le déni social, le déni individuel et le déni des proches ne sont plus autant la règle : les campagnes de prévention ont passé par là et permettent désormais de parler plus sereinement d’alcool.
En Valais, une enquête donne le signal d’alerte en 1996 déjà. L’étude scientifique conduite par l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne rappelle la frontière du risque : trois unités [1] d’alcool par jour. La consommation problématique se situe, elle, à quatre verres par jour. Puis elle dévoile le chiffre qui déclenche la prise de conscience : en Valais, 12.7% des hommes consomment plus de quatre verres d’alcool par jour. La moyenne suisse se situe à 8%. L’année suivante, le Conseil d’Etat inscrit la diminution de la consommation moyenne d’alcool parmi les priorités de santé publique du canton.
Un groupe de pilotage pluridisciplinaire pose plusieurs principes pour concevoir la future campagne. Il veut éviter que les messages de prévention soient ressentis comme des paroles d’« ayatollahs » qui empêchent le bon peuple d’écluser amicalement quelques verres. Pour contourner cet écueil, la campagne va viser la promotion du « mieux boire » et non l’abstinence, la qualité plutôt que la quantité. Elle va plaider pour le plaisir avec le slogan « Dégustez la modération, elle a bon goût ». Elle va de plus sensibiliser toutes et tous aux risques liés à la surconsommation plutôt que stigmatiser les seules personnes alcoolodépendantes. Elle va finalement pointer toutes les boissons alcoolisées, bières et alcools forts compris (particulièrement prisés par les jeunes), plutôt que focaliser sur le vin.
Une prévention acceptée par le public
Entre 1999 et 2007, la campagne Combien ? [2] a marqué les esprits. Même si son impact précis ne peut pas être chiffré, deux sondages [3] montrent que le public est favorable à ce type de prévention et la juge utile. De plus, suite à cette campagne, une personne sur cinq s’est mise à compter « assez souvent » à « très souvent » sa propre consommation d’alcool. Le déni de la surconsommation n’est donc plus aussi fort qu’avant et il n’est plus tabou de parler de certains aspects négatifs. Les signalements sont plus fréquents, les appels à un accompagnement aussi.
Avant la fin de la campagne, l’enquête suisse sur la santé de 2004 relève de son côté que les Valaisans sont moins nombreux qu’il y a dix ans à boire de l’alcool quotidiennement et que le nombre de consommateurs à risque a nettement diminué, passant de 12.7% à 10%. Ce taux reste au-dessus de la moyenne nationale qui est passée de 8% à 7.1%. Si l’évolution des chiffres valaisans est tangible, il faut toutefois reconnaître que la marge de progression était plus grande qu’ailleurs.
Ce succès est dû au contenu non moralisateur de la campagne. Mais il doit beaucoup aussi à l’implication, voulue dès le départ, des partenaires concernés et opposants potentiels. Les producteurs de vins et les cafetiers-restaurateurs auraient pu dénoncer une mise en péril d’un pan important de l’économie régionale. Ils ont au contraire choisi de prendre leurs responsabilités et de soutenir franchement la démarche. En plaidant pour la qualité, les producteurs étaient de plus cohérents avec la politique viticole qui encourageait une production limitée mais meilleure. En plaidant eux aussi pour la qualité, les cafetiers-restaurateurs ont gagné en crédibilité et prouvé qu’ils n’étaient pas insensibles aux problèmes de santé et de sécurité publiques. Finalement, ils ont gagné en image et n’ont probablement pas perdu d’argent puisque, au fil des années, des œnothèques et des bars à vin ont lancé la mode du « vin au verre » qui permet désormais au public de déguster un peu partout de bons crus, servis au déci ou en petite dose de dégustation, plus chers mais bien meilleurs que les breuvages bon marché servis en « vins ouverts ».
Parallèlement aux messages de prévention, une mesure structurelle nationale a joué un rôle important : l’introduction en 2005 du 0.5 pour mille au volant. Cette limitation, fortement médiatisée en Valais [4], a également encouragé les automobilistes à compter les verres consommés.
Les préventions complémentaires ciblées
En santé, la prévention passe par toute une série de mesures ciblées, pensées globalement et de plus en plus articulées. En Valais, chaque année, 10’000 jeunes entre 12 et 20 ans sont sensibilisés à la thématique des addictions avec des outils comme le « Quiz Je gère » [5] ou le programme « T’assures… t’es sûr ? ». Des cours de formation d’adultes sont organisés notamment pour les maîtres d’apprentissage, les cafetiers-restaurateurs ou encore les cadres d’entreprise. Le secteur prévention d’Addiction Valais s’occupe de sensibiliser et de faire évoluer les mentalités et pratiques en matière de respect de la loi fédérale pour la protection de la jeunesse. Cette loi interdit la vente de vins, bières ou cidres aux jeunes de moins de 16 ans et la vente d’alcopops, alcools forts et spiritueux aux moins de 18 ans Des achats-tests d’alcool sont ainsi effectués dans différents commerces de détail, shops, bars et restaurants valaisans en partenariat avec la police. Là aussi, la démarche intégrative a été appliquée avec un groupe de pilotage qui a regroupé des partenaires tel Gastro-Valais. Ces achats-tests ne cherchent pas à piéger les commerçants mais visent à les sensibiliser, à les impliquer et à les responsabiliser dans la poursuite d’un objectif commun qui consiste à protéger la jeunesse.
La même stratégie est utilisée depuis 2004 pour Fiesta, concept de prévention mené dans les milieux festifs. Son leitmotiv reprend le principe de plaisir mis en avant dans son slogan : « Pour que la fête soit belle du début à la fin. » Elle reprend aussi les autres enseignements de Combien ? et travaille de concert avec tous les partenaires concernés. L’opération associe les organisateurs, les communes, les médias et les associations de jeunesse ainsi que les polices cantonales et communales intéressées à prévenir les incivilités et les accidents de la route. Elle intègre Be My Angel Tonight [6], le programme de prévention alcool, drogues et sécurité routière destiné aux 16-25 ans et basé sur le concept du conducteur sobre qui ramène ses amis à la fin de la soirée.
Un label pour que la fête soit belle
Dans sa méthode de prévention, Fiesta a innové sur un point important. La campagne est organisée autour d’un label octroyé aux organisateurs qui respectent une quarantaine de règles dont certaines sont plus exigeantes que celles prévues par les lois fédérales ou cantonales. Parmi ces conditions-cadres, l’organisateur doit par exemple proposer au moins 3 minérales moins chères que l’alcool le moins cher à quantité égale et mettre en évidence les boissons sans alcool.
Selon la grandeur de la manifestation, le label exige la présence d’un coordinateur prévention dans le comité d’organisation et des contacts avec le chargé de sécurité de la commune. Les manifestations labellisées obtiennent en contrepartie des publicités gratuites dans différents médias cantonaux et ont également droit à du matériel gratuit (bracelets d’identification de l’âge, boules quies, etc.).
Les résultats ? Depuis 2004, plus de 750 manifestations ont été labellisées dont 177 fêtes rien qu’en 2014. En plus des fêtes « éphémères », le label a également été octroyé à plusieurs clubs ou salles de concerts. Une grande partie des communes valaisannes promeuvent également Fiesta en octroyant des subventions aux seules manifestations labellisées. Notons qu’un label a parfois dû être retiré à des manifestations parce que les règles prévues n’avaient pas été respectées. Mais il s’agit là d’exceptions, les sondages [7] montrant globalement que les partenaires sont satisfaits et que les conditions-cadres sont en grande partie respectées. Autre marque de succès : pour célébrer son dixième anniversaire, le Label Fiesta a été choisi comme hôte d’honneur de la prochaine Foire du Valais. Ainsi, du 3 au 12 octobre 2014 à Martigny, la fête sera belle du début jusqu’à la fin…
Selon l’étude de Claude Jeanrenaud et al. [8], chaque franc investi dans la prévention alcool rapporte un retour sur investissement qui s’élève au minimum à 11 francs et peut atteindre jusqu’à 29 francs. Les campagnes de prévention ont ainsi une utilité tant financière que sanitaire, humaine et sociale. Il s’agit donc plus que jamais de renforcer l’image de la prévention, de la rendre plus crédible et de motiver de nombreux partenaires à agir ensemble. Peut-être cela permettra-t-il à terme de créer un front plus solide pour soutenir les lois [9] et les budgets qui favorisent la prévention…
[1] Par « verre » ou « unité », il faut comprendre pour le vin 1 dl, pour la bière 3 dl et pour les spiritueux 25 cl.
[2] Présentation de la campagne et des affiches en format pdf sur le site internet d’Addiction Valais.
[3] Effectués par MIS Trend en juin 2000 et en avril 2006.
[4] Par exemple : Antidote et Magazine Santé, sur Canal9, Flash Santé, Radio Rhône FM ou Radio Chablais.
[5] Lire l’article de Patrick Suard dans la revue REISO : « Un quiz original pour prévenir les addictions ».
[6] Programme développé par la Fondation vaudoise contre l’alcoolisme, en collaboration avec Addiction Valais, le Centre neuchâtelois d’alcoologie, la Fondation jurassienne O2, la Fédération genevoise de prévention de l’alcoolisme et l’association fribourgeoise REPER. Cette action de prévention s’est aussi répandue en Suisse alémanique et au Tessin.
[7] Télécharger l’étude en format pdf.
[8] Coûts et bénéfices des mesures de prévention de la santé. Tabagisme et consommation excessive d’alcool. Institut de recherches économiques de l’Université de Neuchâtel, 2009. Disponible en ligne, 118 pages en format pdf.
[9] Actuellement en débat aux Chambres, le projet de loi fédérale sur l’alcool n’est guère favorable à la prévention.