Apprendre la vulnérabilité en contexte éducatif
La métaphore de l’épée de Damoclès permet d’analyser les violences basées sur le sexe, le genre et/ou la sexualité. De quelles façons ces violences se déploient-elles dans les contextes éducatifs ? Comment y faire face ?
Par Caroline Dayer, enseignante et chercheuse à l’Université de Genève
Partant du point de vue de jeunes qui ont été ou qui sont la cible de violences sexistes, homophobes ou transphobes, la métaphore de l’épée de Damoclès est développée pour saisir les manières dont ces dernières sont vécues, leur capacité à créer des situations de vulnérabilité et les moyens de les enrayer.
L’épée…
Les violences peuvent être éprouvées comme une épée qui « s’abat et transperce le cœur », d’autant plus lorsqu’elles sont répétées. Elle a le pouvoir de dévaloriser et de blesser. Ses cibles renvoient à des personnes qui ne se conforment pas aux injonctions du système de genre (Dayer, 2014a), dont l’injure est la sanction la plus courante.
De la rue à la classe, des préaux aux réseaux sociaux, les injures sexistes et homophobes sont récurrentes et ont en commun de dénigrer ce qui est considéré comme féminin dans un contexte donné. N’oublions cependant pas que l’injure n’est que la pointe de l’iceberg d’un spectre de couleurs aux nuances plus ou moins audibles, plus ou moins visibles (Dayer, 2013).
… de Damoclès
L’injure peut aussi être appréhendée comme un spectre au sens de fantôme, à savoir une menace diffuse qui plane au-dessus de la tête et peut sévir à tout moment. Cette épée invisible crée un climat d’angoisse et force les personnes à changer de conduite (« j’ai peur que ça m’arrive », « je fais gaffe », « je contrôle tout ce que je dis et fais »).
Si les injures n’ont pas besoin d’être énoncées pour agir, quand elles s’abattent inlassablement, les jeunes peinent à comprendre pourquoi certaines d’entre elles sont contrecarrées par le personnel éducatif et d’autres ignorées (comme c’est fréquemment le cas pour les injures homophobes et transphobes).
La police du genre
Dans une recherche récente, Chamberland, Richard et Bernier (2013) relèvent que plus du tiers des élèves qui se considèrent comme hétérosexuel.le.s affirment avoir été victimes d’au moins un incident à caractère homophobe pendant les six à huit mois précédent l’enquête. Quand il s’agit d’élèves lesbiennes, gays, bisexuel.le.s ou qui se questionnent, ce taux atteint 69%. Cette recherche souligne aussi que la victimation entraîne un plus faible sentiment d’appartenance à l’école, du décrochage et de l’absentéisme, un désir de changer d’établissement ainsi qu’une limitation des aspirations scolaires et professionnelles.
En sécurité nulle part ?
Via l’hétérosexisme, cet apprentissage de la vulnérabilité se couple avec une socialisation en négatif (« je ne sais pas à qui parler », « j’ai peur de me faire exclure », « je n’ai personne à qui m’identifier »). L’absence ou le peu de ressources pour faire face à l’invisibilisation ou au déni participe au fait que les tentatives de suicide sont plus élevées pour ces jeunes.
Les jeunes concerné.e.s ou qui se posent des questions ont généralement peur de parler à leur entourage (famille, école, ami.e.s), alors que dans d’autres situations de discriminations, ces proches constituent les principaux facteurs de protection. Ces jeunes disent « se sentir en sécurité nulle part », y compris dans leur propre famille dont elles et ils craignent le rejet et d’autant plus avec les nouvelles formes de cyberharcèlement. Ce qui est particulièrement considéré comme violent en contexte éducatif, c’est « lorsque les adultes n’interviennent pas ».
Intervenir-prévenir-promouvoir
Intervenir face à toute forme de violence revient à donner un triple message : aux cibles (vous êtes protégé.e.s), aux auteur.e.s (vous n’avez pas le droit de faire preuve de violence), aux témoins (sachez que si vous deviez être la cible de violence, vous êtes dans un cadre qui vous écoute et vous soutient).
L’intervention individuelle (en fonction de la temporalité et de la spatialité en présence) se montre d’autant plus efficace si elle s’insère dans une démarche institutionnelle claire de prévention des violences et des discriminations (référence à des politiques éducatives et des cadres légaux aux niveaux international, national, cantonal ; appui sur une charte revisitée ; création d’une culture commune). Cette démarche se traduit aussi par une cohérence pédagogique (message collectif et explicite ; posture professionnelle ; outils directs et indirects).
Afin de ne pas devoir toujours intervenir dans l’urgence, ce processus demande à être réalisé en amont, notamment à travers la formation du personnel puis la sensibilisation des jeunes. Pour que ce travail soit pérenne, il s’agit de l’incarner par des actions en adéquation avec les besoins du contexte en question et qui s’inscrivent dans un projet d’établissement, porté par un réseau d’allié.e.s et impliquant la participation des jeunes - que ce soit dans une école, un collège ou une maison de quartier.
L’articulation entre intervention à chaud et prévention à froid favorise un climat éducatif inclusif et la promotion concrète de l’égalité.
Bibliographie indicative
- Butler, Judith. (2004). Le pouvoir des mots : politique du performatif. Paris : Amsterdam.
- Chamberland, Line, Richard, Gabrielle & Bernier, Michael. (2013). Les violences homophobes et leurs impacts sur la persévérance scolaire des adolescents au Québec. Recherches et Educations, 8, 99-114.
- Dayer, Caroline. (2013). De la cour à la classe. Les violences de la matrice hétérosexiste. Recherches et Educations, 8, 115-130. (2014a). Sous les pavés, le genre. Hacker le sexisme. La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube. (2014b). Le genre en éducation. In A. Alessandrin et B. Esteve-Bellebeau (Ed.), Genre ! L’essentiel pour comprendre (pp. 177-178). Editions Des ailes sur un tracteur. (2014c). Transcolarité. In K. Espineira, M.-Y. Thomas et A. Alessandrin (Ed.), Tableau noir : les transidentités et l’école (pp. 13-17). Paris : Harmattan. (2015). Agir dès le plus jeune âge : quelle posture professionnelle face aux discriminations ? Revue [petite] enfance, 118, 12-21.
- Dayer, Caroline & Alessandrin, Arnaud (2015). Entre survisibilité et invisibilité : police et transgressions de genre dans le contexte scolaire. InterCommunications, 1, 83-100.
- Dorlin, Elsa. (2008). Sexe, genre et sexualités. Paris : PUF.
- Eribon, Didier. (1999). Réflexions sur la question gay. Paris : Librairie Arthème Fayard.
- Fassin, Eric. (2009). Le sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique. Paris : Editions EHESS.
- Foucault, Michel. (1976). Histoire de la sexualité, tome I : La volonté de savoir. Paris : Gallimard.
- Rich, Adrienne (1981). La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne. Nouvelles Questions féministes, 1, 15-43.
- Sedgwick, Eve Kosofsky (2008). Epistémologie du placard. Paris : Amsterdam.
- Wittig, Monique. (2001). La pensée straight. Paris : Balland.