Alimentation saine et inégalités sociales de santé
« A table ! » Cet appel est certes une invitation au partage, à la convivialité et au plaisir, mais l’acte social et symbolique de manger est aussi un marqueur d’inégalités sociales de santé et un enjeu majeur de santé publique.
Par Wafa Badran-Amstutz, chargée de projet en alimentation, Dr Andrea Lutz, chargé de projet, Karin Zürcher, responsable de secteur, Département de promotion de la santé et préventions, Unisanté, Lausanne
L’alimentation joue un rôle déterminant dans la promotion de la santé et la prévention de différentes maladies, comme par exemple les maladies cardiométaboliques. Pour cette raison, les programmes de santé publique mis en place par les Etats au cours des dernières décennies sous l’impulsion de l’OMS ont mis particulièrement l’accent sur les interventions alimentaires dans leur lutte contre différentes maladies non transmissibles.
En Suisse, le premier programme national Alimentation et activité physique a été approuvé par le Conseil fédéral en 2008. De plus, la Fondation Promotion santé suisse collabore avec les cantons depuis 2007 dans le cadre de programmes d’action cantonaux, lesquels visent à promouvoir une alimentation équilibrée, une activité physique adéquate et une meilleure santé psychique auprès de la population, en particulier auprès des enfants, des adolescents et des seniors. Ces programmes ont permis le développement et la multiplication des interventions de promotion de la santé notamment dans le domaine alimentaire.
Si de telles interventions ont contribué à globalement améliorer l’état de santé de la population, elles n’ont pas toujours réussi à atteindre les groupes les plus à risque de présenter des problèmes de santé. En effet, ce sont d’abord les personnes les plus aisées et les plus instruites qui ont bénéficié de ces interventions [1]. Malgré une amélioration globale de l’état de santé de la population au cours des dernières décennies, les données statistiques relatives aux pays occidentaux montrent que les inégalités sociales de santé demeurent importantes au sein de la population, voire qu’elles augmentent au fil du temps [2].
Les ressources financières, culturelles et sociales
La notion d’inégalités sociales de santé fait référence à la distribution inégale de l’état de santé selon le niveau socioéconomique des individus - qui dépend du niveau de formation, du revenu et du statut professionnel. L’OMS considère les inégalités sociales comme l’une des principales causes des inégalités en santé. Ces inégalités découlent principalement de la répartition inéquitable des ressources, qui ne sont pas seulement financières (pauvreté et richesse), mais aussi culturelles (éducation, savoir) et sociales (relations sociales, réseaux).
A préciser que la majorité des programmes de promotion de la santé sont basés sur une approche comportementale visant à informer et sensibiliser les individus pour les encourager à adopter un comportement favorable à la santé. Cette approche a produit des effets auprès de la population générale, mais se révèle souvent insuffisante lorsqu’il s’agit de personnes socioéconomiquement défavorisées, qui ne disposent pas toujours des conditions leur permettant d’adopter un style de vie favorable à leur santé. Paradoxalement, certaines interventions de prévention et promotion peuvent même renforcer les inégalités sociales de santé [1].
Cette disparité existe non seulement dans l’adoption de comportements favorables à la santé, qui constitue un des objectifs de la promotion de la santé, mais aussi dans la capacité d’accéder aux informations de santé : les trouver, les comprendre et pouvoir les utiliser.
L’alimentation, marqueur des inégalités
L’alimentation est considérée à la fois comme un déterminant majeur de la santé et un facteur participant aux inégalités sociales de santé [3].
Le comportement alimentaire est en effet complexe et multidéterminé. Comme l’illustre le schéma ci-dessous, les aspects socioculturels et socioéconomiques représentent environ 60% des déterminants du comportement alimentaire, voire davantage si on considère que certains éléments regroupés sous les aspects individuels (goût, préférences alimentaires, aspects psychologiques) ou sous l’environnement alimentaire (quartier, habitat, équipement) sont aussi déterminés par des facteurs socioculturels et économiques [4].
Figure 1 : les déterminants du comportement alimentaire
Dans ce contexte, il est donc évident que la promotion d’une alimentation favorable à la santé ne doit pas se limiter aux mesures comportementales basées sur l’information et l’éducation en matière d’alimentation. Elle doit aussi agir sur les facteurs sociaux, économiques et environnementaux, en investissant des ressources au-delà des services de santé dans le but de créer les conditions matérielles et structurelles permettant aux individus d’adopter des comportements favorables à santé.
La mise en place d’interventions de promotion de la santé et prévention visant à réduire les inégalités de santé est une priorité de santé publique. Parmi les mesures à développer pour atteindre cet objectif, les approches ciblées [1], la combinaison des mesures comportementales et structurelles et la mise en place d’approches multisectorielles [1] sont préconisées.
Comment limiter les dépenses ?
Les dépenses consacrées à l’alimentation représentent en moyenne 12.1% des dépenses totales de consommation des ménages suisses. Cette moyenne masque cependant une disparité selon le revenu du ménage. En effet, les dépenses alimentaires chargent davantage le budget des ménages à faible revenu : 16.2% de leurs dépenses de consommation est consacré à l’alimentation contre 9% pour les ménages les plus aisés [5]. Par ailleurs, la cherté alimentaire trône en deuxième place des dix indicateurs identifiés comme étant des obstacles à une alimentation saine par l’Office fédéral de la santé publique [2]. Les légumes et fruits dont l’augmentation de la consommation est fortement recommandée sont des sources d’énergie chères pour les ménages à faible revenu, en comparaison avec des aliments à faible valeur nutritive.
Partant de ce constat, la mise en place d’une intervention qui renforce les compétences des individus en matière d’alimentation équilibrée, tout en tenant compte des obstacles financiers à l’adoption d’un comportement alimentaire favorable à la santé, prend tout son sens. C’est dans cet objectif que le Département de promotion de la santé et de prévention d’Unisanté propose depuis plus de dix ans [3] une intervention intitulée « dépenser moins en mangeant mieux ». Il s’agit d’un atelier interactif, animé par des diététicien·ne·s, qui aborde les recommandations de la pyramide alimentaire suisse avec des pistes concrètes pour promouvoir l’équilibre alimentaire tout en limitant les dépenses qui en découlent. Le cours comprend une partie pratique sur le terrain qui consiste en une visite, de mise en situation, au supermarché. Dans la transmission des messages en matière d’alimentation, les diététicien·ne·s veillent à adopter un langage accessible aux participant∙e∙s, en tenant compte de leur situation socioéconomique, et accordent une grande importance à la mise en pratique des messages.
Bien qu’il s’agisse d’une approche comportementale dont l’objectif est d’informer les bénéficiaires, cette intervention se révèle être pertinente pour contribuer à la réduction des inégalités sociales de santé, dans la mesure où elle tient compte des barrières matérielles et structurelles que les groupes les plus défavorisés de la population rencontrent dans l’adoption d’un style de vie favorable à la santé. Elle constitue une approche ciblée, qui s’adresse prioritairement aux groupes défavorisés de la population, vivant en situation de précarité financière et/ou à faible niveau de formation et/ou ayant un parcours migratoire.
Il s’agit en outre d’une mesure interinstitutionnelle (ou multipartenaire) car l’intervention se fait en collaboration avec les institutions sociales actives auprès des groupes ciblés. Cela permet une meilleure adaptation et transmission des messages de santé ainsi qu’une meilleure accessibilité au public cible. De plus, l’intégration des professionnel·le·s du domaine social, qui jouent le rôle de professionnel·le·s relais (nommé·e·s également multiplicatrices et multiplicateurs), contribue à la diffusion et à la multiplication des messages-clés.
Les actions possibles sur l’environnement
La lutte contre les inégalités se révèle être un enjeu majeur mais complexe pour la santé publique. Le domaine de l’alimentation est lui-même traversé par un grand nombre de disparités, qui engendrent à terme des clivages en matière de santé, en augmentant ou en réduisant le risque de maladies. Il est de ce fait important de favoriser des interventions qui tiennent compte des inégalités sociales de santé. Cela peut se faire via des mesures de prévention comportementale adaptées aux besoins des groupes défavorisés (comme le projet cité en exemple), mais il est également fondamental d’agir via des mesures structurelles de promotion de la santé, c’est-à-dire des mesures qui agissent sur les environnements physique, socioculturel, économique et politique des individus.
Les interventions basées sur l'information et l'éducation nutritionnelle visant la responsabilité individuelle ont en effet montré leurs limites. Le besoin aujourd’hui est de renforcer les actions sur l'environnement afin de faciliter les choix alimentaires favorables à la santé. Les mesures réglementaires font partie de ces actions. Elles regroupent, par exemple, la régulation de la publicité alimentaire, l’instauration de taxes sur les aliments à faible valeur nutritive et les boissons sucrées (sodas), l'étiquetage nutritionnel sur les emballages des produits alimentaires.
Si ces mesures sont difficiles à mettre en place en raison de forts enjeux économiques, elles font appel à la responsabilité collective et figurent parmi les stratégies les plus efficaces pour améliorer l'alimentation de l'ensemble de la population [6]. C’est seulement ainsi qu’il sera possible d’atteindre une plus grande équité en matière de santé.
Bibliographie
- Lutz A., Zürcher K. et al. Vers un universalisme proportionné en promotion de la santé et prévention : réflexions et pistes d’action. Rev Med Suisse 2019; volume 15. 1987-1990
- Spiess, Manuela ; Schnyder-Walser, Katja (2018). Égalité des chances et santé – Chiffres et données pour la Suisse – Document de base. Berne : Socialdesign. SA, sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), août 2018.
- Inserm. Inégalités sociales de santé en lien avec l’alimentation et l’activité physique. Expertise collective. Paris : 2014. [consulté le 17 août 2020]. En ligne
- Les différentes dimensions de l’alimentation. Institut national de prévention et d’éducation pour la santé. INPES.
- Rapport du Conseil fédéral (2010). Répartition de la richesse en Suisse. [consulté le 17 août 2020]. En ligne
- Environnements favorables à une alimentation saine : une réponse aux inégalités sociales de santé. La Santé en action n°444 – Juin 2018. 52 p. [consulté le 17 août 2020]. En ligne
[1] Approche formalisée par l’OMS (Health in All Policies, déclaration d’Helsinki en 2013).
[2] Indicateurs MOSEB, Recueil d’indicateurs du Système de monitorage alimentation et activité physique (MOSEB). En ligne
[3] Dans le cadre des Ligues de la santé / Promotion Santé Vaud, intégrée depuis 2019 à Unisanté.
Cet article appartient au dossier À table!
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Wafa Badran-Amstutz, Dr Andrea Lutz, Karin Zürcher, «Alimentation saine et inégalités sociales de santé», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 novembre 2020, https://www.reiso.org/document/6697
Très bel article, merci à Mme Badran-Amstutz et ses collègues !
Je suis toujours surpris par ces schémas (Figure 1 empruntée à l'INPES) visant à découper la réalité en un ensemble fini. Les déterminants du comportement alimentaire étant par définition en nombre infini, vouloir les lister et les classer a nécessairement quelque chose de réifiant et d'arbitraire. Un modèle explicatif construit selon un point de vue disciplinaire (sociologique, psychologique, économique, anthropologique, biologique…) me semblerait plus heuristique.
Philippe Longchamp, Chêne-Bourg