Ados en difficulté et coopération interdisciplinaire
Les changements sociétaux influencent l’accompagnement des enfants et des adolescents en difficulté. Comment repenser les collaborations entre les institutions et les services de pédopsychiatrie ? L’expérience neuchâteloise.
Par Hélène Beutler, médecin cheffe du Département de l’enfant et de l’adolescent, Centre neuchâtelois de psychiatrie, et Pedro Planas, directeur médical, Centre neuchâtelois de psychiatrie
Les enfants et les adolescents dépendent de leur environnement familial et social, c’est-à-dire du monde qui les entoure. Or, de nos jours, des changements profonds bouleversent ce monde et agitent les institutions [1]. En effet, les systèmes de soins et les réseaux psychosociaux sont actuellement traversés par des défis nouveaux en lien avec des questions d’économicité, d’efficience et d’évolution des connaissances. Ces changements ont un impact sur la pratique psychosociale. Pour les différents professionnels dont la tâche est d’encadrer des enfants et des adolescents en difficulté, la tâche est donc double : d’une part, les comprendre et répondre à des besoins à la lumière des changements culturels et sociétaux ; d’autre part, tenir compte de l’évolution des pratiques pour répondre de façon cohérente à ces besoins.
Historiquement, le canton de Neuchâtel dispose d’un grand nombre de places d’accueil institutionnelles pour des jeunes en difficulté sociale. Le Centre neuchâtelois de psychiatrie (CNP), créé en 2009, a récupéré le mandat de la collaboration avec ces institutions autrefois porté par les services de l’Etat. Dans ce contexte de mouvement social, institutionnel et budgétaire, il a fallu repenser la collaboration entre partenaires car si la fonction éducative est fondamentale, voire suffisante pour une grande majorité de ces jeunes, il s’agit néanmoins d’une population vulnérable puisque fragilisée et donc davantage prédisposée à l’apparition de troubles psychiques nécessitant de soins psychiatriques et/ou psychothérapeutiques.
Notre propos ici est de présenter les principes sur lesquels la collaboration est en train d’être repensée et redéfinie dans le canton de Neuchâtel. Nous allons pour ce faire évoquer les défis auxquels sont confrontés les institutions et nous nous pencherons sur ce que nous comprenons des besoins spécifiques des enfants et adolescents et de leur famille.
Les institutions à l’épreuve des changements sociétaux
Les changements dans les modes de régulation des pratiques sociales touchent aux fondements des institutions tels que la famille, l’école, les soins. Ce qui les fondait autrefois et dont nous avons hérité, au-delà des règles qui leur permettent d’organiser les rapports, ce sont des croyances (en la science, au progrès, etc.), parfois même des idéaux. Ces croyances donnaient un sens, organisaient implicitement les actions et garantissaient une cohérence à l’ensemble. Actuellement, si les règles sont restées et si certains s’y accrochent avec plus ou moins de ténacité, un flottement s’est installé sur les idéaux et plus personne ne peut croire à un idéal qui se voudrait fondateur [2]. Tout au contraire, les institutions sont maintenant traversées par différents courants d’idées et doivent répondre à des contraintes et des logiques diverses, souvent contradictoires, en lien avec le souci d’économicité, de management ou autre. Ces contradictions mettent à l’épreuve la cohérence de l’ensemble. L’institution peine donc à trouver une assise solide et cet état de faits a pour conséquence de fragiliser les adultes, les enseignants, les parents, les médecins face aux jeunes. Dès lors que leurs attitudes ne s’inscrivent plus dans un idéal fondateur, ils sont amenés à s’impliquer plus directement, contraints de quitter une zone de confort pour s’engager plus personnellement dans leurs actions. L’institution ne leur fournit plus d’emblée implicitement une protection.
Plus l’organisation est plurielle, plus l’absence de « sens communs » partagés par tous et organisés par des idéaux enlève de repères clairs aux adultes et aux plus jeunes, alors que pour se construire, les enfants et les adolescents ont justement besoin d’un discours clair et de positions cohérentes.
Dans ce contexte, l’autorité du psychiatre qui permettait jadis de proposer un discours cohérent sur les besoins de l’enfant et qui donc était doté d’un pouvoir organisateur n’est plus d’actualité. L’expertise du psychiatre continue d’être demandée, mais, et cela est réjouissant, elle est aujourd’hui au service d’un projet global pédagogique ou éducatif qui est porté avec (et parfois par) d’autres professionnels. Cette redistribution des rôles et des fonctions oblige tous les acteurs à s’intéresser aux autres disciplines et approches, à développer un langage commun et à bien délimiter les champs de compétences.
Face à cette complexité nous comprenons bien que les tâches sont difficiles. La question se pose alors de savoir comment répondre à ces multiples exigences et comment proposer des modèles et des approches simples, accessible aux enfants, aux adolescents et à leur famille.
Le point de vue pédopsychiatrique sur les besoins
Malgré les changements qui agitent le monde, les besoins psychologiques de l’être humain demeurent et s’articulent globalement autour du besoin de trouver un sens à son existence, de pouvoir créer et de se projeter dans le monde qui l’entoure, avec la nécessité de pouvoir partager ce qu’il vit [3]. La prise en considération de ces besoins fondamentaux pour les enfants et les adolescents « vulnérables » que nous rencontrons requiert donc une attention particulière sur le plan psychologique et psychiatrique.
Une situation de vulnérabilité psychologique
Le parcours des enfants placés dans des institutions est généralement marqué par des séparations, des ajustements avec leur entourage qui ont été douloureux, parfois même traumatiques [4]. Quelles que soient les difficultés qu’ils rencontrent, d’ordre cognitif ou affectif, celles-ci auront des conséquences : les enfants, les adolescents, mais également leurs parents devront s’adapter à une situation douloureuse qu’ils n’ont pas choisie et qui peut susciter des mouvements de culpabilité et d’angoisse concernant l’avenir. Le contexte du placement représente donc une situation de vulnérabilité psychologique dont il faut tenir compte : il s’agit d’aller à la rencontre des enfants, des adolescents et de leur famille pour les aider à faire face et à surmonter les difficultés d’ordre psychologique.
Cet accompagnement se fait au quotidien par les professionnels engagés sur le terrain (éducateurs, enseignants, assistants sociaux) et c’est une tâche humainement exigeante : au-delà du travail de coordination, d’organisation et de soutien aux activités quotidiennes, il est important de proposer un étayage qui permette à l’enfant et à son entourage d’exprimer leurs affects, leurs émotions, afin qu’ils trouvent un sens à ce qui leur arrive. Cette tâche est d’autant plus complexe que dans les systèmes de soins actuels, avec une multiplicité des intervenants, les enfants et leur famille sont confrontés à de nombreux interlocuteurs : ceci rend plus délicat la création d’un lien de confiance privilégié nécessaire à cet accompagnement relationnel.
L’éclairage psychologique sur ce qui se joue entre les intervenants et les enfants/adolescents prend ici tout son sens dans la mesure où il nous renseigne sur les besoins psychiques singuliers des enfants.
Une situation de vulnérabilité psychiatrique
Les récentes études portant sur la prévalence des troubles psychiatriques des enfants placés en institutions montrent que celle-ci y est plus élevée que dans le reste de la population [5] . Ceci s’explique, d’une part, par l’impact de la séparation toujours douloureuse, voire traumatique, mais également du fait que parmi les enfants placés, nombreux sont ceux qui souffrent de troubles qui ont précédés un placement dans une institution spécialisée ou l’ont rendu nécessaire.
La mission du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent est de proposer une évaluation en vue d’un diagnostic précis, lorsque c’est nécessaire. Partant d’une compréhension des contraintes psychopathologiques qui entravent le développement d’un enfant ou d’un adolescent, il s’agit alors de définir un plan de traitement avec des objectifs thérapeutiques clairs. Les approches et les interventions proposées dépendent des difficultés rencontrées ainsi que des ressources individuelles et de l’entourage. Elles comprennent les approches psychothérapeutiques, les thérapies spécialisées (tels que l’orthophonie, l’ergothérapie, la psychomotricité), associées à un éventuel traitement médicamenteux. Le but est alors, comme le précise Philippe Jeammet [6], de redonner à l’enfant les capacités de faire des expériences positives et de s’enrichir pour qu’il continue à se développer en retrouvant le plaisir d’apprendre et qu’il puisse se risquer dans une relation.
La pédopsychiatrique dans le réseau : double approche
Compte tenu des besoins particuliers des enfants placés en institutions, le CNP redéfinit actuellement les collaborations avec les différents institutions et partenaires du réseau en proposant deux types d’approche.
Premièrement, un accès facilité aux soins pédopsychiatriques : considérant la vulnérabilité de cette population, il s’agit de proposer aux enfants et aux adolescents en situation de placement extra-familial un accès facilité aux services de psychiatrie, afin que les interventions (évaluations, d’intervention de crise ou de prise en charge psychothérapeutique) puissent avoir lieu sans délai.
Deuxièmement, des coopérations formelles avec les diverses institutions qui permettent des échanges et une réflexion sur les pratiques, ainsi que des supervisions. Celles-ci garantissant que la dimension psychologique des enfants et des adolescents placés soit prise en considération dans le suivi [7] .
Un projet global partagé
Bien que le contexte psychosocial et les systèmes de soins soient actuellement soumis à des logiques contradictoires et bien que, dans ce contexte, la tâche des professionnels qui consiste à proposer des interventions coordonnées dans une vision cohérente et partagée des soins soit devenue complexe, elle ne semble pas impossible. Les différentes approches, qu’elles soient thérapeutiques, pédagogiques et/ou socioéducatives doivent être pensées de façons différenciées et simultanément s’inscrire dans un projet global partagé.
Comme le rappelle Myriam David, « le travailleur socio-éducatif n’est pas un témoin indifférent ou neutre, il est au contraire fortement engagé par son désir d’empathie et sa capacité de s’identifier dans le temps présent avec chacun de ses interlocuteurs ». Pour que ce travail avant tout humain puisse se faire, il s’avère indispensable que les conditions cadres pour un travail d’accompagnement et de réflexion interdisciplinaire soient garanties : les coopérations formelles entre les partenaires du réseau participent à cette garantie.
[1] Hardmut Rosa, « Accélération, une critique sociale du temps », La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010
[2] François Dubet, « Le déclin de l’institution », Editions du Seuil, 2002
[3] Emmanuel Schwab, Gérard Winterhalter, Chantal Giddey, « L’humain en questions : éthique et psychothérapie psychanalytique » ; Psycoscope, vol 26. N°10 (2005)
[4] Maurice Berger ; « L’enfant et la souffrance de la séparation » ; Collections Enfances ; Dunod 2014
[5] Silke Brigitte Gahleitner/Thomas Hensel/ Martin Bayerl/ Martin Kühn/ Marc Schmid, « Traumapädagogik in psychosozialen Handlungsfeldern : Ein Handbuch für Jugendhilfe, Schule und Klinik » ;2014, 26 pages en format pdf
[6] Philippe Jeammet, « La psychiatrie : une spécialité confrontée aux défis des transitions » ; Swiss Archives of Neurology and Psychiatry, 2014
[7] Hélène Beutler, « Du cadre à un espace où devenir », Integras 2016, 7 pages, en format pdf