Jeunes placés en institution et réseaux sociaux
Afin d’éviter les dangers des réseaux virtuels, une éducation aux médias est disponible dans les écoles. Qu’en est-il pour les jeunes placés dans des foyers? Enquête auprès d’éducateurs de six institutions fribourgeoises.
Par Claire Demierre et Thibaut Angéloz, travail de bachelor à la Haute école de travail social (HES-SO), Fribourg
Comme les recherches menées dans d’autres pays, l’étude JAMES (2016) conduite en Suisse a démontré que les jeunes sont des utilisateurs assidus des réseaux sociaux tels Facebook, Twitter ou Snapchat. Cet engouement est dû aux fonctions particulières des réseaux virtuels lors des changements de l’adolescence (Bacha, 2013) et de la transition à l’âge adulte. Les jeunes y expérimentent l’autonomie, la construction de l’identité et l’estime de soi, ils y nouent de nouvelles relations avec leurs pairs. En utilisant ces plateformes, ils s’exposent également à des risques non-négligeables : abus de données, contenus problématiques, cyberharcèlement, usage excessif d’internet, rencontre à risque avec des inconnus, désinformation, etc. (Van Honsté, 2015). Face à ces dangers, des réglementations générales et des normes de protection de la jeunesse existent pour protéger les utilisateurs. L’arsenal juridique suisse reste cependant lacunaire (Conseil fédéral, 2015a).
Conjointement aux réglementations, la communauté scientifique soulève la nécessité de faire de l’éducation aux médias auprès des adolescents. Il s’agit de développer les compétences nécessaires à une utilisation sûre, responsable et optimale. Elle comprend six approches : encadrement, monitoring, accompagnement, intervention, information et sensibilisation ainsi que préparation. En Suisse, un programme de promotion des compétences médiatiques appelé « Jeunes et Médias » a été mis en place dès 2011 [1].
Le manque d’outils et de ressources
Le Conseil fédéral (2015a) a constaté qu’il y aurait un retard important à rattraper en matière d’éducation aux médias dans le contexte extrafamilial. Selon plusieurs auteurs, cette nécessité est d’autant plus marquée lorsqu’il s’agit de « jeunes en difficulté ». En raison de leur situation familiale, sociale ou personnelle, ils seraient plus exposés au risque de développer des usages problématiques et plus vulnérables face aux dangers. Or, alors qu’il existe un grand nombre de publications scientifiques et d’outils éducatifs destinés au domicile et à l’école, rares sont les articles et recherches scientifiques portant sur cette pratique au sein des institutions spécialisées (Luginbühl et al., 2015). Ces dernières manquent dès lors de repères théoriques et empiriques sur lesquels fonder leurs actions en la matière.
Dans ce contexte et bien que les institutions et les éducateurs font des efforts et s’occupent de plus en plus de cette thématique, la réflexion est encore loin d’être systématique et les stratégies d’intervention demeurent rares. De nombreux questionnements apparaissent sur l’éducation aux médias et aux réseaux sociaux auprès des jeunes placés. Pourquoi certaines institutions mettent-elles en place des actions à cet effet et d’autres pas ? Quelles représentations les éducateurs ont-ils des réseaux sociaux et des usages qu’en font les jeunes placés ? Quelles modalités donnent-ils à leurs actions et pourquoi ? À quelles contraintes font-ils face dans ce cadre ?
Afin de répondre à ces questions, notre recherche [2] s’est basée sur des entretiens semi-directifs. Six éducateurs sociaux ont été interrogés. Ils travaillent dans six institutions fribourgeoises différentes auprès de jeunes âgés de 12 à 18 ans rencontrant des difficultés d’ordre personnel, familial, social ou scolaire. L’échantillon n’est pas représentatif et les résultats de cette recherche qualitative ne peuvent donc pas être généralisés à l’ensemble de la profession.
Les représentations sociales
Dans un premier temps, les entretiens ont cerné les représentations sociales des éducateurs concernant les réseaux sociaux, les usages qu’en font les jeunes placés et l’éducation aux médias. Bien que les personnes interrogées aient des représentations qui leur sont propres, il est ressorti un certain regard commun sur ces thématiques.
Ainsi, les éducateurs ont une bonne connaissance des réseaux sociaux prisés par les jeunes et de l’utilisation qu’ils en font. Ils pensent que les réseaux présentent de nombreux avantages et remplissent des fonctions importantes en lien avec l’adolescence. De plus, ils sont conscients que ces plateformes sont aujourd’hui un phénomène sociétal avec lequel il faut composer. Si ils sont unanimes à considérer qu’il ne faut pas les interdire, ils s’inquiètent toutefois des risques qu’elles comportent et dont les jeunes n’ont selon eux pas conscience. Ils sont ainsi favorables à l’éducation aux médias, avant tout dans une optique protectionniste, et reconnaissent avoir un rôle important à jouer dans cette démarche auprès des jeunes placés. Un point sur lequel ils contredisent les experts est à souligner : ils estiment que les adolescents dont ils s’occupent ne sont pas plus vulnérables que les autres, leurs difficultés n’étant selon eux qu’un facteur de risque parmi d’autres. Ils pensent par ailleurs que les adultes sont dépassés en matière de médias, ce qui pose problème car ils estiment nécessaire d’avoir des connaissances et des compétences médiatiques pour éduquer des utilisateurs. Les personnes interrogées déclarent avoir une connaissance superficielle et intuitive des réseaux sociaux, du cadre légal les concernant et, plus globalement, des outils éducatifs.
Les modalités des interventions
Dans un deuxième temps, les entretiens ont servi à identifier les modalités privilégiées pour la mise en place d’actions pédagogiques. Il est apparu que, dans l’ensemble, les éducateurs privilégient, pour des raisons diverses, les mêmes modalités.
Ils estiment important de combiner plusieurs approches et soutiennent avant tout l’accompagnement, la préparation ainsi que l’information et la sensibilisation. L’intervention et l’encadrement sont quant à elles jugées secondaires et davantage pratiquées dans le quotidien institutionnel, tandis que le monitoring est rejeté à une quasi-unanimité. Les éducateurs trouvent nécessaire de réaliser ces démarches à la fois de manière individualisée et collective. L’accompagnement collectif consiste en des moments formels en groupe et l’accompagnement individuel est davantage réalisé au quotidien et de façon informelle. Pour mener à bien cette prévention, les éducateurs souhaitent favoriser les collaborations avec leurs équipes éducatives à l’interne d’une part, et avec des partenaires actifs dans le domaine des médias à l’externe d’autre part. Concernant la durée des actions mises en place, il semble qu’elles possèdent deux temporalités parallèles, liées respectivement à la durée du placement des jeunes et à la pérennité des prestations de l’institution. Les actions menées peuvent ainsi avoir une courte ou une moyenne durée pour le jeune durant son placement mais elles devraient, aux yeux des éducateurs, s’inscrire à long terme dans leurs institutions.
Les ressources et les contraintes
Finalement, il était important de caractériser les ressources dont les éducateurs disposent et les contraintes auxquelles ils sont confrontés dans la mise en place d’actions d’éducation aux médias. Parmi les aspects mentionnés, certains étaient partagés par les six personnes interrogées.
Ainsi, les éducateurs relèvent disposer du matériel technologique de base (ordinateurs, connexion internet, etc.) et constatent que les quelques soucis informatiques rencontrés (droits d’administrateur, logiciels trop anciens, etc.) sont surmontables. Ils considèrent en revanche difficile, en lien avec le fonctionnement institutionnel, de trouver le personnel et le temps nécessaires à la mise en place d’actions d’éducation aux médias. A noter qu’ils doivent argumenter le budget nécessaire pour ces actions. Les personnes interrogées expliquent que les politiques de leurs institutions sont propices à cette démarche car elles intègrent des interdictions et des règles visant à limiter ou superviser l’utilisation des technologies par les jeunes. En ce qui concerne le contexte sociétal, elles relèvent que le cadre légal concernant les réseaux sociaux s’avère lacunaire et difficilement applicable, ce qui limite son apport pour la mise en place d’interventions spécifiques. Elles constatent également un manque de formation ainsi qu’un accès difficile à la documentation (articles scientifiques, études, etc.) et aux outils pratiques (affiches, reportages, BD et jeux éducatifs, etc.) en éducation aux médias. Sur le terrain, les éducateurs mobilisent de nombreuses ressources au travers de leurs relations sociales : ouverture des équipes à l’éducation aux médias, nombreux partenaires externes, ressources des jeunes placés, etc. Toutefois, ils ont l’impression de manquer de connaissances et de compétences médiatiques et ressentent un faible investissement au sein de leurs équipes. Les éducateurs possédant de nombreuses ressources personnelles sont généralement à l’origine des démarches pédagogiques qui sont globalement bien reçues par les différents acteurs entourant les jeunes placés.
Vers un guide des bonnes pratiques ?
Au fil de cette étude, de nouvelles pistes de travail ont émergé, dont deux prioritaires. Les entretiens ont en effet montré qu’il serait pertinent de dresser un état des lieux des actions éducatives organisées par les institutions fribourgeoises et de créer sur cette base un guide des bonnes pratiques à l’intention des éducateurs. Il serait également judicieux d’interroger les jeunes placés sur leur perception de l’éducation aux médias et sur les interventions actuellement proposées. Cela permettrait aux professionnels de mieux répondre aux besoins et aux préoccupations des personnes concernées.
La thématique traitée dans cette recherche soulève d’autres questionnements. L’avènement des nouvelles technologies de l’information dans les institutions redéfinit-il réellement le rôle de l’éducateur social, sa profession ? Compte tenu de l’évolution rapide des réseaux sociaux, est-il possible de répondre aux besoins des uns et des autres ? Réponses dans quelques années peut-être.
Références bibliographiques
Bacha, J. (2013). Réseaux sociaux et autonomisation des adolescents (Mémoire de Thèse, Université de Cergy-Pontoise, Ecole doctorale Droit et Sciences Humaines, Cergy-Pontoise, France). Lien internet
Conseil fédéral (2015a). Jeunes et médias. Aménagement de la protection des enfants et des jeunes face aux médias en Suisse. En ligne
Dauphin F. (2012). Culture et pratiques numériques juvéniles : Quels usages pour quelles compétences ? Questions Vives, 7 (17), 37-52. En ligne
Luginbühl, M., Bürge, L., Marti, C., Weder, M., Oberholzer, D. & Fehr, S. (2015). Développement des compétences médiatiques dans les institutions pour enfants et adolescents présentant des besoins spécifiques – Guide pour la conduite d’un bilan institutionnel. Lien internet
Van Honsté, C. (2015). Internet sans danger ? Bruxelles, Belgique : Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel. En ligne
Waller, G., WIllemse, I., Genner S., Suter, L. & Süss, D. (2016). JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête suisse. Zürich, Suisse : Haute école des sciences appliquées de Zürich (ZHAW). En ligne
[1] Voir notamment ce guide général et cette brochure pour les enfants et adolescents présentant des besoins spécifiques.
[2] Angéloz T. & Demierre, C. (2018). Usages des réseaux sociaux : Enjeux relatifs à la mise en place d’actions d’éducation aux médias auprès des jeunes placés en institution selon les éducateurs sociaux du canton de Fribourg (travail de Bachelor non publié). Haute Ecole de travail social de Fribourg, Givisiez, Suisse.
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Claire Demierre, Thibaut Angéloz, «Jeunes placés en institution et réseaux sociaux», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 10 septembre 2018, https://www.reiso.org/document/3429