Les espaces sportifs urbains, îlots de masculinité?
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Les femmes rencontrent encore aujourd’hui davantage d’obstacles que les hommes à accéder aux espaces sportifs urbains. Sensibilisation et aménagements adaptés s’avèrent nécessaires à une meilleure inclusion.
Par Flora Plassard, Solène Froidevaux, Lise Scholefield-Cordey, Petra Meyer-Deisenhofer, et Jérôme Rochat [1]
La ville n’est pas un espace neutre, accessible à toutes et à tous de la même façon (Tillous, 2016). Elle est traversée par des inégalités d’accès plus ou moins visibles, notamment envers les femmes. Depuis une trentaine d’années, des études en sciences sociales montrent en effet que ces dernières sont en général moins présentes dans l’espace public, y restent peu, et y adoptent des stratégies d’évitement et d’hypervigilance (Lieber, 2008 ; Froidevaux, 2017 ; Cardelli, 2021).
Dans toute l’Europe, les femmes fréquentent donc peu les lieux sportifs urbains en libre accès, rencontrant davantage d’obstacles que les hommes [2] (Biarrotte et al. 2020). Moins encouragées dans leur éducation à ce type d’activité et de lieu, elles se heurtent entre autres à des comportements sexistes et/ou à un accaparement de ces espaces par les hommes (Ayral et Raibaud, 2014 ; Raibaud et al. 2017). Pourtant, presque autant de femmes que d’hommes pratiquent une activité physique régulière (Lamprecht et al. 2020; 2022). Comment dès lors améliorer l’inclusion des femmes, et créer des conditions plus favorables à leurs pratiques sportives ?
Comprendre les expériences et besoins des femmes
Engagée en faveur de l’égalité de genre, la Ville de Lausanne s’est associée à l’Université de Lausanne pour évaluer les expériences et les besoins des jeunes femmes en termes d’espaces sportifs urbains en libre accès. Une précédente enquête par questionnaire menée en 2019 dans la capitale vaudoise, intitulée « La politique sportive lausannoise à l’épreuve du genre » (Froidevaux et Duparc, 2021), a révélé que seuls 8% des 1'795 femmes interrogées se sentent à l’aise de faire du sport en ville) [3]. Il a par ailleurs été constaté qu’il existe peu d’études spécifiques sur les jeunes femmes et les adolescentes — alors même que l’adolescence constitue souvent une étape de rupture de l’engagement sportif pour les femmes (Lamprecht et al. 2021) — et qu’elles restent peu présentes dans l’espace urbain. Le but de cette recherche a par conséquent été de pallier le manque de données, d’élaborer des pistes d’actions inclusives ciblées, et de contribuer plus généralement à la mise en place d’une politique sportive urbaine plus inclusive.
Ce projet a été accompagné par une équipe polyvalente [4], et les résultats des chercheuses ont été présentés au fur et à mesure. Ils ont abouti à des pistes d’action concrètes prenant en compte les opportunités et les obstacles propres au contexte lausannois.
Plusieurs méthodes ont été utilisées : cartographie des espaces urbains lausannois en libre accès, observation des interactions dans ces espaces (une centaine d’heures), quatorze entretiens sur place avec de jeunes pratiquant·es et pratiquants, six entretiens semi-directifs avec des employé·es de l’administration lausannoise, et réalisation d’un focus group avec des avec cinq jeunes Lausannoises, dont trois sont non usagères des espaces sportifs urbains.
Matériel non adapté et sentiment d’insécurité
L’enquête a mis en avant les difficultés et les contraintes des jeunes femmes et adolescentes interviewées à pratiquer un sport dans l’espace public lausannois. Le travail a également éclairé la manière dont certaines installations, en raison de leur emplacement, de leur taille, et de la pratique qu’elles proposent, ne favorisent pas l’inclusion des femmes dans ces espaces, voire participent à leur exclusion.
Par exemple, les infrastructures sportives urbaines observées, notamment les modules de street workout et les engins articulés, sont souvent pensées selon un modèle considéré comme standard, ici pour des personnes de 1 mètre 80, excluant ainsi un nombre élevé de femmes et de personnes plus petites. De plus, les équipements disponibles concernent très souvent des pratiques sportives encore davantage encouragées chez les hommes que chez les femmes (telles que le football, le basketball, la musculation du haut du corps), ce qui amène les hommes à davantage les utiliser.
De surcroît, le manque de toilettes fonctionnelles et d’éclairage réduit le temps que les femmes et adolescentes peuvent passer sur ces lieux et diminue leur sentiment de sécurité. En outre, les adolescentes interviewées témoignent d’interactions sexistes et du poids des regards dans de tels espaces sportifs urbains.
Ces personnes mentionnent également qu’il leur est difficile d’intégrer et de constituer des groupes de paires pour faire du sport dans l’espace public. Le peu de jeunes femmes présentes sur ces lieux décourage même certaines pratiquantes à poursuivre leur activité sportive, et d’autres à simplement s’engager dans celle-ci. Enfin, les femmes rencontrées éprouvent le besoin d’avoir davantage de modèles de femmes sportives et d’initiations sportives dans l’espace public.
Agir en faveur d’espaces sportifs urbains plus inclusifs
Les premières pistes d’action évoquées pour rendre des espaces sportifs urbains plus inclusifs sont de diversifier les types de sports proposés, ainsi que la taille des infrastructures. Il est également important d’améliorer le confort de pratique et l’accessibilité grâce aux commodités (toilettes, éclairage). L’installation de panneaux explicatifs est préconisée pour sensibiliser à l’inclusion et au partage de l’espace, ainsi qu’à la prévention des comportements sexistes, homophobes ou racistes. De plus, il est possible d’y suggérer différentes manières de pratiquer le sport, comme le sport-santé ou les étirements, en parallèle du sport performance.
La mise à disposition de matériel gratuit peut aussi améliorer l’inclusivité en permettant à des personnes pas équipées, notamment pour des raisons financières, de pratiquer un sport de manière spontanée. Ce dispositif semble également être un moyen d’encourager la participation des jeunes femmes dans la mesure où, du fait de la socialisation différenciée au sport entre les femmes et les hommes, ces dernières reçoivent et achètent généralement moins de matériel sportif.
L’une des recommandations phares émanant du projet est de proposer davantage d’événements en non-mixité choisie, encadrés par une personne chargée du coaching. Une telle mesure soutient l’émergence d’un sentiment de légitimité et de sécurité pour occuper l’espace, de développer ses aptitudes corporelles et de se servir des infrastructures sportives en libre accès. Il est aussi primordial de sensibiliser davantage l’ensemble de la population à adopter des comportements inclusifs, notamment dans le partage de l’espace sportif urbain.
Il importe que ces mesures ne servent pas uniquement à l’inclusion des femmes, mais plus largement à l’inclusion des personnes qui peuvent vivre des situations discriminatoires dans les lieux sportifs urbains, telles que des personnes en situation de handicap et des personnes LGBTIQ+. Les hommes qui ne se reconnaissent pas dans certaines normes corporelles de virilité très présentes dans de tels lieux sont également concernés.
Actions entreprises par la Ville de Lausanne
La Ville de Lausanne met en œuvre depuis 2021 un plan d’action d’une soixantaine de mesures pour développer la pratique sportive des femmes et atteindre, d’ici à 2026, l’égalité dans le sport lausannois. Elle travaille simultanément sur quatre axes stratégiques : la gouvernance, les finances, les pratiques sportives et la sensibilisation. Une série d’actions [5] ont été récemment entreprises en faveur de l’inclusion des femmes dans l’espace public.
Initiations au street workout pour et par des femmes
En 2023, dix initiations gratuites au street workout, encadrées par des femmes, ont été organisées en non-mixité choisie sur les différentes installations de la Ville [6]. L’évaluation de ces séances de 90 minutes a révélé un taux de satisfaction très élevé quant au format, à l’encadrement, au contenu et à l’itinérance du programme. Les trois principales motivations des 150 inscrites étaient de découvrir et de s’initier à la pratique du street workout (62%), de faire du sport entre femmes (44%), et d’apprendre à utiliser les installations de street workout (41%). La non-mixité a été un facteur jugé important, voire très important pour 84% des participantes, mais 56% d’entre elles auraient également pris part aux initiations si elles avaient encadrées par des hommes, tout en restant réservées aux femmes. Au vu de son succès, tant en termes de fréquentation que de satisfaction [7], ce programme a été reconduit en 2024.
Matériel de sport en libre-service
La recommandation de mettre à disposition gratuitement du matériel en libre-service a été déployée dès 2022. En 2024, le dispositif a été étendu à tous les quartiers de la ville, incluant des installations sportives, aires de jeux, espaces verts et préaux scolaires. À l’heure actuelle, une trentaine de casiers connectés contenant des ballons, des raquettes ou du matériel de musculation sont disponibles.
Un lieu d’activités sportives, de loisirs et de rencontre à la Borde
La Ville de Lausanne s’est appuyée sur les constats tirés de l’étude « Inclusion et espaces sportifs urbains lausannois en libre accès » (Plassard, Froidevaux et Cabin, 2023) pour réaménager l’espace public situé sur le toit du dépôt des Transport publics lausannois dans le quartier de la Borde. Le nouvel espace de 4'000 m2, qui possédera un concept de signalétique développé sur mesure, proposera dès le printemps 2025 une large offre sportive : place de jeux, terrains de foot (cinq joueurs contre cinq), de basket et de mini-tennis, tables de ping-pong, équipements de fitness, pumptrack, mais également terrains de volley ou de badminton [8], ainsi qu’un banc actif pour les seniors seront installés. Du matériel de jeu et de sport en libre accès sera également disponible. Il est en outre prévu d’organiser ponctuellement des cours collectifs, des initiations et des animations à l’attention de différents publics, en particulier des familles et des jeunes femmes.
Afin d’en améliorer le confort et la convivialité, l’espace sera complété de tables, bancs, espaces ombragés, fontaine à boire et végétation généreuse. Ce lieu qui se veut inclusif est également voué à accueillir des événements festifs et culturels comme des concerts ou fêtes de quartier.
Pour une vision intersectionnelle de l’inclusion
La recherche présentée dans cet article concernait d’abord les jeunes femmes et les adolescentes. Néanmoins, il paraît essentiel d’embrasser une vision globale et intersectionnelle de l’inclusion. En matière de sport urbain, cela signifie de s’interroger sur les corps qui peuvent se mouvoir dans l’espace public, ceux qui ne le peuvent pas, et de proposer des outils concrets pour y remédier.
Finalement, il est important de créer des ponts entre les différent·es acteur·rices qui travaillent sur cette thématique. Partager de bonnes pratiques, mais aussi de potentielles expériences mitigées, s’avère un procédé efficace pour tirer des leçons pour les aménagements présents et futurs.
Consulter le rapport de recherche complet.
Bibliographie
- Ayral, S. & Raibaud, Y. (2014). Pour en finir avec la fabrique des garçons (vol. 2), Pessac : Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.
- Biarrotte, L. et al. (2020). Carnet d’inspiration pour des territoires plus inclusifs : Leviers de la planification urbaine et de l’aménagement durable. Rapport de recherche ADEME.
- Cardelli, R. (2021). Les déplacements des femmes dans l’espace public : ressources et stratégies. Dynamiques régionales, vol. 12, n° 3 : 102-121.
- Froidevaux, S. (2017). Interactions avec la matière. La production du genre dans un tramway. Cahiers du Genre, n° 62 : 159-182.
- Froidevaux, S. & M. Duparc, et al. (2021). La politique sportive lausannoise à l’épreuve du genre. Rapport de recherche (équipe Université de Lausanne), diagnostic interne et plan d’action (équipe Ville de Lausanne).
- Lamprecht, M. et al. (2020). Sport Suisse 2020 : Activité et consommation sportives de la population suisse. Macolin : Office fédéral du sport OFSPO.
- Lamprecht, M. et al. (2021). Rapport sur les enfants et les adolescents. Macolin : Office fédéral du sport OFSPO.
- Lamprecht, M., et al. (2022). Sport Suisse Light 2022. Macolin : Office fédéral du sport OFSPO.
- Lieber, M. (2008). Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question. Presses de Sciences Po.
- Plassard, F., Froidevaux, S. & L. Cabin (2023). Inclusion et espaces sportifs urbains lausannois en libre accès. État des lieux et pistes d’action pour rendre ces espaces plus accueillants pour les adolescentes et les jeunes femmes. Rapport de recherche de l’Université de Lausanne pour le projet Interact « La ville et le genre ».
- Raibaud, Y. et al. (2017). Analyse des facteurs influençant les pratiques sportives des femmes en ville de Genève, Rapport de recherche pour l’Agenda 21.
- Tillous, M. (2016). Marges, dimension spatiale des rapports sociaux de domination, genre. La France des marges.
À écouter
- « La rue, terrain de sport inégalitaire ? », Question Genre, RTS, 19 avril 2024
- « La ville, toujours un espace d’hommes ? », Culture mondes, France culture, 5 mars 2020
[1] Flora Plassard, experte à l’Observatoire du sport populaire, Solène Froidevaux, chercheuse à l’Institut des hautes études en administration publique, UNIL, présidente de l’Observatoire du sport populaire, Lise Scholefield-Cordey, responsable Femmes & Sport, Ville de Lausanne, Petra Meyer-Deisenhofer, déléguée aux places de jeu, Ville de Lausanne, et Jérôme Rochat, délégué au sport associatif et au sport pour toutes et tous.
[2] Voir par exemple cette recherche sur Barcelone
[3] La recherche a été financée en partie grâce au projet Interact, qui encourage et soutient les collaborations ponctuelles entre la Ville et l’Université
[4] La composition du comité de pilotage et du groupe d’accompagnement figure en page 7 du rapport de recherche
[5] Les exemples, ainsi qu’une sélection d’actions mises en œuvre depuis le lancement du plan d’action, sont décrites sur le portail dédié
[6] Ces initiations ont été organisées par la Ville de Lausanne, en collaboration avec l’association lausannoise Sthenos Movement.
[7] En termes d’impact, ce projet a donné envie à plus de la moitié des répondantes (68%) de continuer à pratiquer cette discipline. Près de la moitié pense retourner sur les installations à condition de ne pas être seule, et près d’un tiers seule ou en groupe. La très large majorité des répondantes (74%) a utilisé une infrastructure de street workout à Lausanne pour la première fois dans le cadre de ces initiations en non-mixité.
[8] Les terrains de volley, de badminton et de mini-tennis sont mutualisés grâce au changement des filets.
Lire également :
- Stéphane Tercier et Philippe Furrer, «Susciter l’envie de bouger au cœur de la ville», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 janvier 2024Aurélie Hofer et Nadia Bonjour, «Les femmes, des athlètes sous-visibilisées», REISO, Revue d'information sociale, publié le 19 décembre 2024
Cet article appartient au dossier Sport et mouvement
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Flora Passard et al., «Les espaces sportifs urbains, îlots de masculinité?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 30 décembre 2024, https://www.reiso.org/document/13514