Intégration des étrangers : les choix de Neuchâtel
La Confédération, les cantons et les communes ont pour tâche d’encourager l’intégration des personnes étrangères en Suisse. Bien différente des conventions qui exigent une intégration unilatérale, la politique neuchâteloise vise l’égale dignité.
Par Flora Di Donato, collaboratrice scientifique, docteure en philosophie du droit, Université de Neuchâtel
La politique fédérale en matière d’accueil et de règlementation du séjour des personnes étrangères au cours du XXe siècle met en évidence une oscillation permanente entre tendances assimilationnistes et tendances libérales [1]. La Suisse opte d’abord pour une sorte de « naturalisation forcée », dans les années 1920, dans le but d’équilibrer la présence de la population suisse résidente et étrangère. Elle introduit des permis d’établissements dans les années 1940 ; promulgue une loi sur l’acquisition et la perte de la nationalité suisse dans les années 1950 ; et finalement adopte des mesures d’intégration à partir des années 1970.
Dans les années 1990, la Suisse se voit toujours plus confrontée aux exigences des mouvements migratoires planétaires, à la libre circulation des personnes, aux nouveaux flux migratoires provenant de pays de l’Europe de l’Est, au besoin de main-d’œuvre étrangère, à la baisse démographique et, par conséquent, à la nécessité d’établir un rapport équilibré entre nationaux et personnes étrangères. L’intégration devient une tâche de l’Etat. Bien que la politique fédérale s’inspire des principes de tolérance et de respect mutuel entre les populations suisses et étrangères, elle suppose que les étrangers soient disposés à s’intégrer et, parallèlement, que la population suisse fasse preuve d’ouverture à leur égard.
Encourager ou exiger ? L’« assimilationnisme » est-il de retour ?
Entre 2011 et 2013, des révisions législatives proposent des mesures d’intégration plus sévères, dans l’objectif de préserver le « potentiel des habitants » et d’encourager la « responsabilité individuelle des étrangers ». Le caractère contraignant (et unilatéral) du processus d’intégration se trouve ainsi renforcé. La volonté de vérifier le processus d’intégration dans le cadre de l’octroi des permis de séjour confirme le durcissement de la politique migratoire. Enfin, en juin 2014, une nouvelle loi sur la nationalité introduit le concept d’« intégration réussie » ainsi qu’une plus large définition des critères d’intégration.
Du côté des cantons, les politiques oscillent entre deux tendances. Une récente étude du SFM [2] (2011, pp. 11-14) montre que les pratiques sont « inclusives » lorsque les cantons fixent des exigences faibles envers les immigré-e-s et concèdent de nombreuses exceptions. Elles sont « exclusives » lorsque la politique cantonale pose des exigences d’intégration élevées et concède peu d’exceptions. L’étude examine aussi les conventions d’intégration utilisées principalement dans douze cantons de Suisse alémanique. Certaines de ces conventions sont formulées en termes d’« exigences » et s’appliquent à l’individu désirant prolonger son séjour en Suisse, à qui on demande de satisfaire des exigences d’intégration. Les conventions formulées en termes d’« encouragement » comprennent une offre d’informations et de conseils à l’attention des personnes étrangères. Enfin, celles formulées à la fois en termes d’« encouragement » et d’« exigences », apportent une aide par des informations et des conseils, aide qui s’accompagne d’une pression modérée à l’égard des personnes concernées.
Un processus d’ajustement réciproque
Toujours d’après l’étude du SFM (p. 35), le canton de Neuchâtel est celui qui se distingue le plus pour l’application d’une politique migratoire libérale et pour le nombre considérable de naturalisations. Ce canton a été l’un des premiers à se doter d’une Loi sur l’intégration et la cohésion multiculturelle [3], entrée en vigueur en 1996 et rédigée en profitant des marges de manœuvre dont disposent les cantons et les communes par rapport au droit fédéral. Cette loi se propose d’atteindre, par le développement de relations harmonieuses et par la compréhension réciproque entre populations suisses et étrangères, la cohésion sociale, l’égale dignité et le bien-être de toute personne résidant dans le canton de Neuchâtel. En particulier, l’article 1 « encourage la recherche et l’application de solutions pour l’intégration interculturelle, la pleine participation des personnes issues de la migration à la société et, de façon plus générale, tend à promouvoir l’égalité des droits et devoirs ainsi que la non-discrimination pour tout un chacun dans les limites de la Constitution et de la loi ». Contrairement au droit fédéral, il ne s’agit donc pas d’un processus d’alignement unilatéral de la part des personnes étrangères. L’intégration implique, bien au contraire, un ajustement réciproque des uns et des autres : personnes étrangères et nationaux [4].
Le caractère libéral de la politique poursuivie par le gouvernement neuchâtelois a été mis en valeur dans la Charte de la citoyenneté [5], instaurée en mars 2008 et accessible en plusieurs langues. Elle aide les nouveaux arrivants ainsi que les personnes résidant dans le canton à mieux comprendre les principes et fondements de la Constitution neuchâteloise qui garantit la liberté, les droits fondamentaux, ainsi que la participation à la vie démocratique, à la formation de la volonté politique et à l’exercice du pouvoir. La dignité humaine qui est à la base des droits fondamentaux constitue le fondement de tous les droits inhérents à la personne. Cette notion, inscrite dans la Constitution fédérale suisse depuis 1999, s’est affirmée en tant que principe essentiel en matière de garantie et protection des droits fondamentaux : « La dignité humaine doit être respectée et protégée ». A un mot près, on retrouve une disposition analogue dans le texte constitutionnel neuchâtelois : « La dignité humaine est respectée et protégée ».
Les programmes de participation civique
En ce qui concerne le processus d’intégration « libérale », le canton de Neuchâtel a développé des programmes orientés vers l’éducation civique des personnes étrangères et la coexistence entre nationaux et personnes étrangères. Ces programmes mis en place par le Service de la cohésion multiculturelle (COSM) informent les personnes étrangères sur les coutumes locales et sur les valeurs inscrites dans la Constitution et vont plus loin que la simple possibilité de prendre des cours des langues. À la différence des conventions d’intégration connues en Suisse alémanique et qui portent sur une sorte de contrat entre les autorités et la personne étrangère, soumettant celle-ci à certaines obligations, la Charte est remise contre une signature, avec un accusé de réception, mais n’a pas de portée juridique. Elle met l’accent sur la « notion de bienvenue » et le respect réciproque qui favorisent une meilleure acceptation des obligations liées à l’intégration.
Le COSM agit de concert avec les communautés étrangères qui s’engagent activement au niveau cantonal. La loi de 1996 prévoit en effet une base spécifique pour la mise en œuvre de projets liés non seulement au COSM, mais aussi à la Communauté pour l’intégration et la cohésion multiculturelle (CICM). Cette association est chargée d’étudier le phénomène des migrations internationales et les relations entre les populations suisses et étrangères, ainsi que de travailler activement en faveur de l’intégration des populations étrangères dans la société neuchâteloise.
La citoyenneté comme appartenance (universelle) ?
À ce stade, la question qui se pose est de savoir si le concept classique de nationalité, conçu comme un lien d’appartenance identitaire et territoriale, est encore pertinent ou s’il conviendrait plutôt de le remettre en cause au profit d’un nouveau concept de « citoyenneté globale » ou post nationale, définie sur la base de l’appartenance à une même collectivité.
Sur cette question, déjà dans les années 1960, le constitutionnaliste Jean-François Aubert, professeur à l’Université de Neuchâtel, subordonnait l’idée de « nation », conçue comme un lien identitaire ethnique, culturel et politique, à l’idée de « population », définie au contraire comme la rencontre non accidentelle entre des individus. Pour lui, la « population » est « la communauté nécessaire des personnes qu’une destinée semblable appelle à vivre durablement sur un même territoire » [6]. Aubert défendait que citoyen-ne-s et étrangers/étrangères, composant ensemble la substance humaine permanente de la société, devaient nécessairement jouir de mêmes droits devant l’État. Cette égalité pourrait de son point de vue exister en tant que valeur intrinsèque à la nature des choses, sans qu’il soit nécessaire de la définir au moyen de traités internationaux. Toute distinction entre Suisses et étrangers/étrangères en matière de libertés fondamentales n’aurait, sur cette base égalitaire, aucune raison d’être.
L’actualité de la leçon de Jean-François Aubert
Par la mise en évidence du lien existant entre la dignité humaine et les droits fondamentaux, ainsi que par la critique du concept classique d’État-nation, Aubert anticipait des prises de position politiques et philosophiques qui caractérisent le débat contemporain. Dans une conception pluraliste du droit, la« citoyenneté » signifie « appartenance à une communauté » par la jouissance de droits civils, politiques et sociaux et elle vise à la structuration d’une communauté politique par le « bas » Marshall, Cittadinanza e classe sociale, Torino, UTET, 1976.. De cette façon, étrangers/étrangères, apatrides et réfugié-e-s pourraient revendiquer, en tant que membres du genre humain et d’après le principe d’« égale dignité », une forme d’appartenance universelle et abstraite plutôt que l’appartenance à une nationalité spécifique.
Si on veut partager jusqu’au bout la leçon d’Aubert, on pourrait conclure que des programmes d’éducation civique, respectueux de la dignité humaine comme ceux prévus par le canton de Neuchâtel – et accompagnés par un processus de dialogue et de confrontation politique au sens large – devraient suffire pour assurer une coexistence pacifique et égalitaire, respectueuse des droits humains. Ainsi, il ne serait pas nécessaire de recourir à des conventions (d’intégration) visant à « assimiler » la personne étrangère au pays d’accueil et qui pourraient être perçues comme arbitraires et contraires au principe de dignité humaine. Ce principe fondamental, dans sa signification ultime, devrait représenter le but final de chaque système juridique.
[1] Cet article est tiré de « L’intégration des personnes étrangères : entre assimilation et libéralisme », Newsletter du Centre Suisse de compétences pour les droits humains, CSDH No 25 du 11 mai 2015, domaine thématique Migration, co-dirigé par les professeurs Pascal Mahon et Gianni d’Amato. Article complet disponible en format pdf
[2] SFM-Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population. Les marges de manœuvre au sein du fédéralisme : La politique de migration dans les cantons, 126 pages, en format pdf
[3] Loi sur l’intégration et la cohésion multiculturelle, Neuchâtel, 1996, 3 pages, en format pdf.
[4] Voir Service de la cohésion multiculturelle, COSM, du canton de Neuchâtel, Coexistence des populations et politique d’intégration des étrangers dans le canton de Neuchâtel en format pdf, 7 pages.
[5] Charte de la citoyenneté, en format pdf.
[6] Aubert, Le statut des étrangers en Suisse, in « Revue de droit Suisse », I, 1958, pp. 249-250.