L’insertion par de bonnes compétences de base
La Loi sur la formation continue a introduit la promotion des compétences de base des adultes en lecture, écriture, calcul et TIC. Si les enjeux d’insertion professionnelle sont importants, les enjeux de cohésion sociale le sont tout autant.
Par Sabina Gani, directrice, et Marie-Hélène Eglin, formatrice, Lire et Ecrire Vaud
Selon une enquête internationale menée par l’OCDE, 800'000 personnes en Suisse rencontrent des difficultés à lire et comprendre un texte simple [1]. Les diplômé-e-s suisses du seul enseignement obligatoire ont moins accès à la formation continue que leurs voisins européens [2]. À partir de ce constat a été élaborée la Loi fédérale sur la formation continue (LFCo), entrée en vigueur en janvier 2017. Elle attribue une nouvelle compétence aux Cantons et à la Confédération : l’encouragement et la promotion des compétences de base des adultes (lecture, écriture, expression orale, calcul et TIC [3]). Plusieurs cantons orientent leurs mesures autour des enjeux d’insertion professionnelle et ne répondent donc que partiellement à la LFCo. En effet, pour les personnes peu qualifiées avec de faibles compétences de base, il s’agit également d’enjeux d’insertion sociale, cohésion sociale et de participation citoyenne.
Les contours d’un problème social
La société ne cesse de se complexifier. Alors qu’un ouvrier travaillant sur un chantier il y a quinze ans n’avait pas forcément besoin de savoir lire des consignes ou saisir des données sur des tablettes, il est maintenant appelé à maîtriser l’écrit et les technologies de l’information et de la communication. Si d’un côté les exigences augmentent, de l’autre côté peu de moyens sont investis pour adapter les compétences des individus ayant un bagage scolaire insuffisant.
Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que le terme « illettrisme » apparaît pour rendre compte de la situation des personnes qui, tout en ayant été scolarisées, ne maîtrisent pas suffisamment la lecture, l’écriture et le calcul pour être autonomes dans des situations simples de leur vie quotidienne. Les enquêtes PISA confirment que le fait qu’une personne ait terminé l’école obligatoire en Suisse ne signifie pas qu’elle ait acquis les compétences de base pour être autonome. Ainsi en 2012, il a été mis en évidence qu’un jeune sur sept quitte l’école obligatoire en Suisse avec des compétences en lecture insuffisantes au point de mettre en péril sa formation professionnelle [4].
Une enquête internationale menée par l’OCDE en 2003 avait par ailleurs mis en évidence que, en Suisse, un adulte sur six peine à lire et comprendre un texte simple. 400’000 personnes rencontrent les mêmes difficultés dans la maîtrise du calcul simple. Malgré ces chiffres qui interpellent, la Suisse n’a pas souhaité participer à l’enquête internationale menée par l’OCDE en 2009, ne la considérant pas comme une problématique prioritaire. La lutte contre l'illettrisme a été inscrite en 2012 dans la Loi fédérale sur l’encouragement de la culture (art. 15, LEC) et la Confédération versait entre 2012 et 2017 un million de francs par année à des institutions actives dans le domaine. Ce qui représente 1 fr 25 par personne concernée par l’illettrisme, si on prend en compte les chiffres de l’OCDE.
Les inégalités d’accès aux formations continues
Si l’étendue du problème social de l’illettrisme n’a pas constitué un élément suffisant pour qu’il soit mis à l’agenda politique et qu’il devienne un « problème public » [5], nous pouvons émettre l’hypothèse que le vote du 9 février 2014, sur l’initiative contre l’immigration de masse, a constitué un tournant fondamental.
L’économie a en effet besoin d’une main-d’œuvre qui s’adapte aux changements techniques, technologiques et aux défis de la mondialisation. La formation continue des cadres intervient depuis longtemps comme instrument des entreprises pour faire face à ces défis. L’importance de la formation des personnes faiblement qualifiées a été sous-estimée par les milieux patronaux suisses.
Pour preuve, la Suisse affiche la plus forte inégalité d’accès au marché de la formation continue en Europe. Alors que 40% des diplômé-e-s de l’enseignement tertiaire accèdent au marché de la formation continue (le taux le plus élevé d’Europe), seul 10% des diplômé-e-s de l’enseignement obligatoire y ont accès (un des taux les plus faibles d’Europe) [6]. Pourtant la formation continue joue un rôle pivot dans la société de connaissance. Les changements rapides de l’économie mondialisée demandent une main-d’œuvre en mesure de s’adapter rapidement à des nouvelles technologies et techniques. Les restrictions du recours à la main-d’œuvre étrangère imposent donc de repenser les investissements dans le capital humain des entreprises, à tous les échelons.
Discours et réalité de l’investissement social
Si les personnes faiblement qualifiées sont discriminées sur le marché de la formation continue, l’Etat social suisse prône davantage des politiques d’activation [7] que d’investissement dans le «capital» humain.
Depuis une vingtaine d’années, une place importante est pourtant accordée à l’investissement dans le capital humain, du moins dans les discours et les rhétoriques. De nombreux politiciens et scientifiques mettent en effet en évidence l’inadaptation de l’Etat social d’après-guerres face aux nouveaux risques sociaux (working-poors, familles monoparentales, etc.). L’Etat social moderne est censé investir dans les capacités des individus à s’adapter aux changements du marché du travail afin de diminuer les dépenses sociales. Ce que les pays scandinaves, en investissant des moyens importants dans la formation, mettent effectivement en place. En Suisse, l’investissement social se heurte à des résistances politiques. L’impératif d’un retour rapide à l’emploi prime fréquemment sur la formation.
Bien que souvent en emploi, les personnes avec des faibles compétences de base sont surreprésentées à l'aide sociale. Une étude menée par l’Institut BASS l’a mis en évidence : les personnes avec de faibles compétences en lecture sont trois fois plus nombreuses que les autres à toucher une allocation chômage [8]. Pour sortir de ce cercle vicieux, il est nécessaire d’investir du temps et des moyens à renforcer leurs compétences de base. Cette approche se heurte toutefois à la logique du retour sur investissement rapide des mesures d’insertion des personnes sans emploi. La problématique des compétences de base a donc été négligée pendant longtemps et le financement de mesures d’insertion ciblées sur les retours en emploi rapide ont été privilégiées. Des personnes rencontrant de grandes difficultés à lire et à écrire sont ainsi quotidiennement intégrées dans des formations de techniques de recherche d’emploi afin qu’elles réintègrent le plus rapidement possible le marché du travail. Dans une logique à court terme, ces personnes restent donc dépendantes de mesures pour retrouver un travail et sont souvent réintégrées dans des métiers portés à disparaitre à cause de l’automatisation. Les secteurs où travaillent les personnes faiblement qualifiées sont en effet les plus menacés par la disparition des métiers. Comme par exemple le métier de caissière progressivement remplacé par des caisses automatiques.
L’espoir et les risques des applications cantonales
Nous l’avons mis en évidence jusqu’ici : la formation continue constitue un des principaux instruments à disposition de nos entreprises pour être performantes, et de l’Etat social pour soutenir l’insertion sociale et professionnelle. L’accès à la formation continue est toutefois fortement inégalitaire selon le capital scolaire des individus et ceci risque de renforcer significativement la fracture sociale.
Devenues un « problème public », les faibles compétences de base des adultes occupent une section entière de la nouvelle la Loi fédérale sur la formation continue (LFCo), entrée en vigueur en 2017. Dans le message relatif à la LFCo [9] (15 mai 2013, p. 3277), le Conseil fédéral constate une inégalité d’accès à la formation continue et souligne que « des mesures en vue d’une augmentation du taux de participation à la formation continue dans son ensemble doivent [...] viser en premier lieu le groupe des personnes les moins qualifiées ».
Cette loi attribue une nouvelle compétence aux Cantons et à la Confédération : l’encouragement et la promotion des compétences de base des adultes. Une enveloppe de 15 millions de francs est à disposition des cantons pour la promotion des compétences de base des adultes (art. 16) pour la période 2017-2020 [10]. Bien que l’enveloppe soit plus importante que celle dévolue à l’encouragement de la lecture par la loi sur la culture, elle ne représente que 0.1% du budget total consacré à la Formation, la Recherche et l’Innovation (FRI).
La LFCo ouvre la possibilité aux cantons de mettre en place une politique publique de formation continue pour les personnes les plus démunies. Si les compétences de base sont une préoccupation dans le cadre de l’insertion professionnelle, la maîtrise de la lecture, de l’écriture, du calcul et des TIC sont également indispensables pour comprendre un courrier de l’administration qui informe sur l’existence d’un nouveau subside pour l’assurance maladie, pour suivre les enfants dans leur scolarité, pour comprendre les objets en votation et voter, etc.
Cette nouvelle loi met l’accent sur une population fragile et offre l’opportunité aux cantons de mettre en place des politiques publiques pour la formation des adultes dans le domaine des compétences de base. Si les cantons devaient cibler leurs mesures et programmes uniquement sur les adultes avec un projet professionnel, pour répondre au mieux à l’injonction de l’activation, seule une partie minoritaire des personnes avec de faibles compétences de base seraient concernées. Encore une fois, la logique du retour sur investissement des politiques publiques rimerait avec la sélection des « bons risques » en mettant en péril l'insertion sociale et professionnelle durable de la majorité des personnes concernées.
[2] Georges Felouzis, Isabelle Voirol-Rubido, « Les ressources économiques et sociales pour l’accès à la formation continue », Education Permanent, FSEA, EP, 1, 2017, pp. 10-13.
[3] Technologies de l’information et de la communication.
[5] Nous retenons la définition de Knoepfel qui considère que « la spécificité d’un problème public consiste – donc – dans le fait qu’il est placé sous la responsabilité des pouvoirs publics et pas forcément que ces derniers reprennent à leur compte un problème social déjà bien articulé. » (Knoepfel P., Larrue C., Varone F., Analyse et pilotage des politiques publiques, Chur, Glarus, Somedia Production AG, 2016, p. 143).
[6] Georges Felouzis, Isabelle Voirol-Rubido, « Les ressources économiques et sociales pour l’accès à la formation continue », Education Permanent, FSEA, EP, 1, 2017, pp. 10-13.
[7] Les politiques d’activation conditionnent le versement de prestations à un aptitude proactive du bénéficiaire pour retrouver rapidement un travail.
[8] Jürg Guggisberg, Patrick Detzel, Heidi Stutz, « Coûts économiques de l’illettrisme en Suisse », Büro für Arbeits und Sozialpolitische Studien BASS AG, Berne, avril 2007.
Bonjour,
Cet article est très intéressant et je trouve dommage qu'il ait fallu attendre 2017 pour voir des personnes du gouvernement prendre en compte de manière concrète l'importance de la formation continue.
Rosalie Biancheri, Paris
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Comment citer cet article ?
Sabina Gani et Marie-Hélène Eglin, «L’insertion par de bonnes compétences de base», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 17 janvier 2019, https://www.reiso.org/document/3932
Merci pour cet article
René, Genève