Les inégalités sociales en santé ont la vie dure
Contrairement aux pays voisins, les cantons et la Confédération n’ont encore adopté aucune stratégie pour diminuer les inégalités sociales en santé. Seules quelques mesures, pertinentes mais dispersées, sont en place.
Par Philippe Lehmann, professeur à HESAV, Haute Ecole de santé Vaud, Lausanne
Les inégalités sociales de santé sont une réalité prouvée, bien que parfois mal documentée, en particulier en Suisse. Elles sont caractérisées par un gradient social systématique qui influence l’état de santé, la morbidité, la mortalité précoce, l’accès aux soins, les compétences en santé des individus. Elles sont révélées par des études statistiques sur la population [1], mais aussi par des situations individuelles particulièrement pénibles liées à la pauvreté et la précarité. Il existe une très vaste littérature scientifique et stratégique sur cette problématique dans la plupart des pays européens. L’Organisation mondiale de la santé a marqué ce débat en 2008 par le célèbre rapport de la Commission sur les Déterminants sociaux de la santé, présidée par le prof. Marmot [2] et l’Union Européenne a fait de même par une résolution de ses plus hautes autorités en 2009 [3].
A la demande de l’Office fédéral de la santé publique, qui était désireux de commencer à réfléchir sur une stratégie suisse concernant les inégalités en santé, j’ai exploré de 2009 à 2011 la façon dont six cantons (Bâle-Ville, Berne, Fribourg, Saint-Gall, Tessin, Vaud) perçoivent ce problème et les stratégies et actions mises en œuvre pour réduire les inégalités en santé évitables. Cette recherche a récemment été publiée sous la forme d’un livre [4]. Je résume ci-après quelques-unes des observations, résultant d’entretiens avec une centaine de responsables cantonaux et de l’étude de leurs documentations.
Des mesures pertinentes mais dispersées
Les acteurs cantonaux ont conscience du fait qu’il y a des inégalités sociales en santé, mais ils n’en mesurent généralement ni l’ampleur ni le caractère systématique. Ils s’esquivent souvent derrière quatre « paravents » :
- La couverture universelle par l’assurance maladie (LAMal, depuis 1996) tend à faire croire que les inégalités sont surmontées puisque tout un chacun peut avoir accès aux mêmes traitements médicaux, et que des subsides de réduction des primes sont versées à 30% environ de la population.
- Dans les institutions sanitaires de service public (hôpitaux, homes, soins à domicile, dentiste scolaire, etc.), on fournit la même qualité de traitement à tous, sans distinction sociale ou économique.
- Des actions spécifiques apportent certaines prestations adaptées aux plus démunis ou aux plus précaires sur le plan social et sanitaire, et les mesures de prévention de la pauvreté (PC, revenu d’insertion, formation) contribuent aussi à diminuer les risques pour la santé.
- Des services de traduction peuvent faciliter la communication avec ceux qui ne maîtrisent pas les langues nationales.
Ce sont là des mesures très pertinentes, mais inscrites dans des démarches morcelées, sans mesure sociale des différences de morbidité, d’invalidité, de mortalité précoce, de seuils d’accès, du cumul des difficultés, ni évaluation des résultats.
Aucun canton – et pas plus la Confédération – n’a adopté une stratégie pour agir systématiquement sur les déterminants sociaux de la santé et pour relier dans ce but sa politique sociale et sa politique de santé. Le canton de Berne, qui annonçait en 2010 des intentions fortes dans ce sens, n’y est pas encore arrivé. Le canton du Tessin, qui a communiqué pendant plus de 30 ans sur les déterminants de la santé, a fait essentiellement une politique de communication et de prévention « pareille pour tous », donc objectivement plus facile à intégrer par les couches moyennes et supérieures que par les couches populaires et les migrants. La protection de la santé face à la pénibilité du travail dans les entreprises et dans les services publics (administrations, écoles, hôpitaux, routes…) n’est une stratégie des services de santé publique dans aucun canton. Le Tessin est le seul à avoir thématisé ce sujet, mais les actions y sont restées très limitées. Et les inspectorats du travail (Départements de l’économie) orientent leur action toujours plus vers la lutte contre le travail au noir.
Les données sont pourtant là pour rappeler les inégalités : il reste une différence d’espérance de vie de plus de 5 ans, pour les hommes de 30 à 40 ans, entre ceux qui ont seulement suivi la scolarité obligatoire et ceux qui ont une formation de niveau tertiaire. La différence est de trois ans environ avec ceux qui ont une formation secondaire [5] :
Les données du « Bus Santé » à Genève (dépistage populationnel des risques cardio-vasculaires, 2008–2009) montrent que 15% environ de la population renonce à se faire soigner pour des raisons économiques : soins dentaires, consultation de médecin généraliste ou spécialiste, médication, opération. Plus le revenu est bas, plus le renoncement augmente [6].
L’urgence du décloisonnement social-santé
L’absence d’un cadre de référence national et d’objectifs nationaux concernant les inégalités sociales en santé, à la différence de la plupart des pays européens, est un élément supplémentaire de dispersion des efforts des cantons, qui n’ont aucune plateforme pour thématiser ce sujet. Le décloisonnement des assurances et des prestations sociales, espéré par plusieurs cantons et par des organisations inter-cantonales (CDAS [7], CSIAS [8], Initiative des Villes – politique sociale [9]), se heurte à un total refus de la Confédération, et la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté (OFAS [10]) ne s’intéresse pas aux inégalités en santé. Les cantons souhaitent une coordination nationale de la prévention et promotion de la santé, qui permettrait notamment de définir une stratégie nationale pour diminuer les inégalités en santé (objectif cité à l’art. 2 du projet de Loi) mais le Conseil des Etats vient de refuser cette loi. Le nouveau conseiller fédéral Alain Berset a pourtant donné quelques signes de son intérêt au problème des inégalités en santé [11]. L’OFSP va-t-il être mandaté pour concevoir un plan d’action ?
En comparaison, plusieurs pays européens ont mis en place des analyses systématiques et des politiques cohérentes de réduction des inégalités en santé, s’appuyant sur les stratégies concertées au niveau européen. Le résultat de ces efforts nationaux est encore modeste, et certains pays ne sont pas plus avancés que la Suisse. L’OMS-euro et l’UE fournissent pourtant des instruments très précieux, qui mériteraient d’être utilisés en Suisse. Ces jours, la Société française de santé publique lance un appel à une très large consultation afin de « partager [les] expériences pour agir sur les inégalités sociales de santé » [12], un exemple qui pourrait utilement être suivi par la Suisse. Les francophones liront aussi avec intérêt sur ce sujet les dossiers de l’INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) et du site professionnel « Pratiques en santé » [13]. On ne trouvera aucun équivalent en Suisse.
[1] Trois publications récentes pour la Suisse :
- Panczak R. et al. (2012) : A Swiss neighbourhood index of socioeconomic position : development and association with mortality. J Epidemiol Community Health. doi:10.1136/jech-2011-200699 ;
- Canton de Berne, Direction de la santé publique et de la prévoyance sociale (2010) : Quatrième rapport sur la santé dans le canton de Berne – Inégalité des chances en santé.Lien internet ;
- Georg F. Bauer G.F. et al. (2009) : Socioeconomic status, working conditions and self-rated health in Switzerland : explaining the gradient in men and women. Int J Public Health 54, 23–30.
[2] WHO (2008) : Closing the gap in a generation. Health equity through action on the social determinants of health. Final Report of the Commission on Social Determinants of Health. 2008. Geneva, World Health
[3] Union Européenne (2009) : European Commission : Solidarity in Health : Reducing Health Inequalities in the EU. Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions, 2009. Lien internet.
[4] Lehmann Ph. (2012) : Stratégies et actions des cantons pour diminuer les inégalités sociales en santé. Volume 114 de la collection de la Société suisse de la politique de la santé SSPS/SGGP. Lien internet.
[5] Swiss National Cohort, cité par le 4ème Rapport sur la santé dans le canton de Berne, page 79. Télécharger le rapport, pdf.
[6] Wolff H.et al. (2011) : Health care renunciation for economic reasons in Switzerland. Swiss Med Wkly. 2011 ;141:w13165
[7] Programme à télécharger, pdf.
[11] Voir son discours à l’OMS le 21 mai 2012. Lien internet. Il s’est également exprimé sur le sujet au Parlement, notamment au sujet de la Loi sur la prévention.
[12] Voir ce lien internet.
[13] INPES et Pratiques en santé.