Pourquoi tant de conflits sur l’assurance invalidité ?
Afin de faire reconnaître certains troubles psycho-physiques, les assurés passent de procédures en recours, d’examens en réexamens. Avec son étude chiffrée, Cristina Ferreira met en exergue les dimensions sociales et politiques de cette juridicisation alarmante.
Par Cristina Ferreira, sociologue, professeure à la Haute Ecole de santé de Genève (HEdS)
Principales causes d’invalidité reconnues en Suisse, les maladies psychiques font l’objet d’une vigilance politique et judiciaire renforcée. Les catégories du trouble somatoforme douloureux et de la fibromyalgie ont fait l’objet d’une attention soutenue de la part de la haute magistrature qui a cherché à redéfinir la notion d’invalidité de manière restrictive. Interpellée par l’ampleur prise dans les débats médico-légaux sur ces diagnostics, j’ai consacré ma thèse de doctorat en sociologie aux enjeux politiques récents de l’invalidité. Dans ce cadre, j’ai entrepris une analyse du contentieux genevois dont je présente ici quelques résultats [1].
Invalidité et litiges : le contentieux genevois à la hausse
Sur une période allant de 2003 à 2007, j’ai retenu tous les arrêts du Tribunal des assurances sociales de Genève où il était question de la jurisprudence fédérale appliquée aux cas des troubles somatoformes douloureux et de fibromyalgie. Je suis arrivée à un total de 275 arrêts [2]. Ce contentieux, non négligeable, est révélateur de l’importance prise ces dernières années par la juridicisation de ces cas d’assurance.
Toutes ces démarches en justice ont pour origine des refus de l’office de l’assurance-invalidité [3] qui fait valoir l’esprit le plus restrictif de la jurisprudence fédérale. Les motifs du recours sont divers tout comme le statut de ces recourants. Si tous ont reçu une réponse négative à leur demande, la plupart d’entre eux n’a jamais bénéficié de prestations de l’assurance (176) tandis que les autres sont des rentiers de l’assurance (99). Chez ces derniers, les litiges portent sur la réduction, voire la suppression de leurs droits.
Les recours sont dans leur majorité pris en main par un avocat (191 cas) ou une organisation associative, syndicale ou politique (46). Certains individus assurent leur propre défense (38). Les représentants légaux qui prennent en charge les dossiers sont très divers, ne se coordonnent pas entre eux et ne cherchent pas à constituer des « causes collectives » autour de ces recours. En outre, l’expérience judiciaire est pour la plupart de ces individus « vécue » à distance physique du tribunal et sans un affrontement direct avec « la partie adverse ». Les auditions au tribunal n’ont eu lieu que dans 62 recours (22,5%). L’économie des échanges entre les juges et les recourants se fait donc pour l’essentiel par voie écrite.
La judiciarisation de la précarité socio-économique
La précarisation du salariat est la toile de fond commune à tous ces justiciables, même si leurs itinéraires et leur expérience de cette précarisation ne sont pas similaires. Dans leur grande majorité, ces individus appartiennent aux fractions du salariat peu, voire pas qualifié. Sur les 155 femmes et 120 hommes qui font recours, la nationalité est précisée dans 238 arrêts : 83,6% sont étrangers, 10,5% sont Suisses et 5,9% sont des étrangers qui ont obtenu la nationalité suisse.
Dans l’ensemble, près de 80% des individus n’est pas allé au-delà du niveau scolaire élémentaire et n’a aucune qualification professionnelle. Seuls huit ont une formation universitaire, ou d’une haute école, et 39 ont un certificat d’apprentissage. Avant de se trouver en incapacité médicale de travail, ils ont généralement exercé des emplois dans les branches d’activité les plus exposées à l’insécurité salariale et aux risques sanitaires d’origine professionnelle : femmes de chambre d’hôtel, femmes de ménage, nettoyeuses, manœuvres dans le bâtiment, ouvriers d’industrie, chauffeurs-livreurs, serveurs, vendeuses-caissières, concierges…
En moyenne, ces individus avaient près de 42 ans lorsque leur médecin traitant signe le certificat d’incapacité de travail qui constitue le premier acte administratif de la procédure. Quels sont les diagnostics les plus fréquents qui justifient l’incapacité de travail et qui ont motivé la demande de prestations ? Dans 149 arrêts sur 275, les maladies relèvent de la rhumatologie : tendinites, hernies discales, arthrose, épicondylite. La catégorisation de ces maladies prend le plus souvent la forme de symptomatologies douloureuses chroniques : “ douleurs diffuses musculaires et cervico-dorso-lombaires ”, “ douleurs diffuses de l’appareil locomoteur ”, “ nombreuses douleurs polyarticulaires handicapantes ”, “ lumbagos chroniques ”. Le diagnostic précis de fibromyalgie, parfois associé à ces diagnostics, figure dans 70 arrêts comme l’une des raisons médicales principales de l’incapacité de travail. La dépression apparaît au premier plan dans 52 arrêts. Dans 47 arrêts, il est explicité que les maladies de l’appareil locomoteur sont une conséquence d’accidents de travail ou de la circulation. Dans 10 arrêts, des diagnostics psychiatriques comme la schizophrénie, les troubles bipolaires ou des psychoses sont les principaux motifs de l’arrêt de travail. Finalement, dans 15 arrêts, ce sont d’autres pathologies (pulmonaires, cancéreuses) qui sont certifiées par les médecins traitants et/ou par des médecins spécialistes consultés.
Nombre d’assurés qui font recours en justice sont sous traitements depuis plusieurs mois voire plusieurs années avec, souvent, des aides médicamenteuses pour stabiliser l’humeur, favoriser le sommeil, atténuer les douleurs et réduire les états d’anxiété.
Sur les 275 recours, 150 ont fait l’objet d’un rejet au tribunal. Dans 61 cas, les assurés ont obtenu gain de cause et, parmi eux, 23 se sont vus reconnaître une rente entière. Le recours a été « partiellement admis » dans 57 causes et le tribunal a ordonné une expertise judiciaire dans 7 cas. Sur l’ensemble du corpus, 59 décisions impliquent un renvoi du dossier à l’Office cantonal de l’assurance-invalidité pour qu’une nouvelle instruction ait lieu. Le pouvoir exécutif semble donc bien plus austère dans sa lecture de la jurisprudence fédérale que le pouvoir judiciaire local. Le moins que l’on puisse dire est que le rigorisme légaliste des services médicaux de l’assurance est bien manifeste dans ce contentieux ; dans certains cas, ils n’hésitent pas à écarter des expertises médicales favorables aux assurés en faisant valoir qu’elles sont contraires à l’esprit de la loi.
Mises en attente et institutionnalisation de la précarité des droits
Aller jusqu’en justice pour résoudre des conflits qui peinent à se résoudre dans d’autres cadres est emblématique d’une gestion individualisée des « dossiers compliqués » que les institutions font circuler entre elles sous la forme de renvois mutuels. Dès le moment où la demande de prestations est déposée, ces individus entament une “carrière” institutionnelle qui, en moyenne, dure sept années au cours desquelles la grande majorité se trouve en dehors du marché du travail.
Les assurés qui connaissent de longues carrières sont ceux qui se voient accorder à plusieurs moments de leur vie des prestations à durée déterminée, qui ont fait l’objet de plusieurs expertises médicales et professionnelles espacées dans le temps. Ce sont ceux aussi qui renouvellent leurs demandes au fil de l’évolution de leur état de santé (rechutes, hospitalisations, accidents) et des arrêts consécutifs de travail, qui entretiennent une longue relation épistolaire avec l’office de l’assurance autour de demandes, contestations, oppositions.
Au terme de ces longues procédures, celui qui fait recours peut se voir opposer une fin de non recevoir, être mis en attente par défaut de preuves consistantes, voir ses droits rétablis après avoir vécu un suspense anxiogène, se voir reconnaître des droits partiels et à titre provisoire, ou encore se féliciter de voir sa demande admise comme légitime et ignorer que des révisions de la loi peuvent réintroduire dans sa vie l’insécurité des acquis. En effet, on a vu que le recours permet de frayer des chemins même étroits pour accéder à la reconnaissance d’un statut d’invalide. Mais au regard des évolutions les plus récentes, on s’aperçoit que ces droits acquis dans les juridictions cantonales sont bien vulnérables. La preuve la plus tangible est la future 6e révision de la loi qui s’inspire de manière explicite de cette jurisprudence.
Ces choix politiques entretiennent l’insécurité juridique et sociale des rentiers de l’assurance-invalidité. Ceux qui se sont vus reconnaître des droits au tribunal cantonal vont recevoir ces prochains temps une lettre de l’administration leur annonçant une procédure de révision des droits acquis, une suppression des rentes dont ils bénéficient et une nouvelle mise à l’épreuve de leur capacité de travail. A l’horizon s’annoncent, peut-être, des litiges judiciaires qui porteront sur ces procédures de révisions de rentes et sur les droits à bénéficier des mesures de réadaptation professionnelle. La régulation judiciaire des problèmes sociaux et économiques devient ainsi, force est de le constater, une constante entretenue par l’institutionnalisation d’une politique des droits provisoires.
[1] Pour une présentation plus détaillée de ces analyses, voir : Ferreira C., « Prétendre à une protection contre le risque d’invalidité : opportunités et contraintes de la mobilisation du droit », Droit et société, n°77, 161-185, 2011 et « Le trouble somatoforme douloureux : la traduction médico-légale d’une catégorie psychiatrique », Sciences sociales et santé, vol. 28, n°1, 5-32, 2010.
[2] Ils représentent 19% des 1449 recours et demandes traités par ce tribunal au cours de cette même période dans le domaine de l’assurance-invalidité.
[3] Le taux des décisions négatives de l’Office est passé de 6% en 1997 à 39% en 2006. Parallèlement, l’octroi de rentes entières lors des premières décisions a diminué de moitié : 80,7% en 1997, 41,2% en 2006. Office cantonal des assurances sociales (OCAS), Rapport de gestion 2006, Genève.