Un revenu de base universel contre la précarité ?
Le projet d’allocation inconditionnelle ouvre des possibles pour les politiciens, mais aussi pour la communauté du travail social. Il enrichit les débats à partir des réalités de terrain bien connues des travailleurs sociaux.
Par Joëlle Libois, présidente de l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale et directrice de la Haute école de travail social de Genève
C’est aujourd’hui une réalité, même en Suisse, dans notre îlot de prospérité, vivent des hommes et des femmes, des familles pour qui la nourriture fait défaut. Les processus de précarisation sont présents, continuellement, sous nos yeux. On l’entend tous les jours, avec la tragédie des migrations actuelles vers les pays du Nord, et les conditions dans lesquelles des milliers de personnes se trouvent sur les routes sans protection et sans accueil. Mais encore, directement à nos portes, ce sont les nombreuses personnes sans-abri, les jeunes en rupture sociale et/ou de formation, les working poors, ou encore les familles monoparentales qui peinent à payer les charges liées à l’éducation des enfants. Sans oublier le nombre très important de personnes âgées, isolées, recluses dans leur appartement, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, que l’on entrevoit parfois, sortir en catimini, pour « faire les poubelles ». L’ouvrage de Caritas, Nouveau manuel sur la pauvreté en Suisse [1], l’a encore rappelé dans ses conclusions atterrantes. Il indique qu’un habitant sur cinq n’est pas en mesure de payer une facture inattendue de 2000 francs, telle celle d’un dentiste qui n’est pas prise en compte par le remboursement des assurances sociales. La progression régulière des personnes à l’aide sociale depuis six années à Genève [2] en est un exemple alarmant.
Ruptures des liens et vulnérabilités
L’accroissement des précarités multi-causales auxquelles nous sommes confrontés menace la cohésion nécessaire au développement d’un vivre ensemble harmonieux porté par une diversité d’affiliations sociales [3]. Le rétrécissement des opportunités de mobilités sociales, la précarisation ou les ruptures des liens, la vulnérabilité, le repli sur soi, les nombreuses problématiques de santé mentale, interrogent l’action sociale, et porte notre regard vers un futur qui se tend et qui inquiète.
Aujourd’hui, c’est tout un réseau qui travaille sur la grande précarité : réseau étatique, associatif [4] et caritatif, soutien des différentes communautés religieuses, et solidarité de la société civile, au travers de personnes ou de collectifs qui se sentent concernés par la détresse de leurs voisins ou des populations migrantes.
Les dispositifs de lutte contre la pauvreté sont souvent accusés d’entretenir l’oisiveté de privilégiés qui en bénéficieraient. Le travail social a aussi pour mission de faire évoluer ces représentations qui stigmatisent les plus pauvres, les plus démunis. Les professionnels du travail social sont régulièrement confrontés à des situations limites qui mettent fortement, voire radicalement à l’épreuve l’éthique de l’intervention sociale, et qui questionnent les frontières professionnelles et disciplinaires. Dans la pratique, l’aide sociale et les droits fondamentaux sont les deux pôles d’un champ de tension. La mise en pratique des attentes des politiques, de la société et du travail social est souvent en contradiction avec les droits fondamentaux constitutionnels.
Dans ce contexte, il importe de se rappeler l’article 25 de la Déclaration universelle des Droits humains : « Toute personne a le droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que les services sociaux nécessaires ».
Les théories du travail social ont largement démontré qu’en matière de lutte contre la pauvreté, la sauvegarde de la dignité de chaque personne doit rester au centre du processus. Il faut accorder aux personnes en situation de précarité de la latitude en matière d’autodétermination et d’auto- responsabilité. En Inde, l’économiste Armatya Sen, prix Nobel d’économie, a bousculé les repères en développant la notion centrale de liberté de choix, portée par son concept de capability, qui se décline par la mise en avant du potentiel qui est en chaque personne. Le choix possible d’objectifs de vie et de liberté de modèle est certainement un point à travailler dans notre société suisse très conservatrice. Aujourd’hui, c’est une vision renouvelée de l’action sociale dont nous avons besoin qui dépasse les frontières nationales. Les résultats d’un récent congrès international [5] sur la multiplication des précarités l’ont montré ou confirmé : la progression régulière des personnes à l’aide sociale est clairement liée à des causes structurelles et sociétales, dans un monde globalisé.
Changer de regard avec le revenu de base inconditionnel
Le revenu universel de base inconditionnel est certainement une orientation forte pour réinventer une politique sociale alignée aux besoins et enjeux structurels de la société du XXIe siècle, ouvrant à une pluralité de modèles de vie garants de la dignité et des droits fondamentaux.
Professeur à l’Université de Londres, Guy Standing co-préside le Basic Income Earth Network (le BIEN [6]) et cite les expériences positives déjà réalisées dans plusieurs pays en la matière. Ce Réseau mondial pour le revenu de base est un réseau d’universitaires et d’activistes qui promeut un revenu de base universel, c’est-à-dire un revenu garanti, octroyé de manière inconditionnelle et universelle, à tous les membres d’une communauté politique. Contrairement au revenu minimum, le revenu de base serait distribué sans conditions, ni de revenu, ni de travail. Cette organisation est aussi basée en Suisse [7] et sert de lien entre les individus et groupes défendant le concept à travers le monde, assurant une communication internationale. C’est non seulement au travers des États-nations que se discute aujourd’hui un tel programme, mais aussi de manière universelle qui pourrait, en ce sens, être une vraie réponse aux flux migratoires et les personnes qui fuient des problèmes de sécurité mais aussi de grande pauvreté. D’autant que ces deux réalités sont, la plupart du temps, étroitement imbriquées. Le revenu de base est un facteur important de réduction des coûts de la santé par la réduction de la précarité et des nombreuses maladies qui en découlent. De plus, la cohésion sociale est fortement mise à mal lorsque des pans entiers de la population ne se sentent plus en mesure de subvenir à leurs propres besoins et, perdent ainsi tout sens des règles de base de la vie collective, leurs survies devenant prioritaire.
Enrichir les débats, en Suisse aussi
Le projet d’allocation universelle offre une nouvelle orientation pour la politique sociale, qui modifierait profondément le système social. Cette approche très stimulante ouvre des perspectives qui méritent d’être approfondies non seulement par les politiciens, mais aussi par la communauté du travail social, pour enrichir les débats, à partir des réalités de terrain bien connues des travailleurs sociaux.
Rappelons que cette idée novatrice, testée dans de nombreux pays [8], à des échelles non négligeables et aux résultats prometteurs, a également fait son chemin en Suisse où une initiative populaire sera soumise au vote le 5 juin 2016. C’est dire que le revenu universel inconditionnel dépasse déjà le stade de l’utopie. Le but de l’initiative vise à « permettre une existence digne et de participer à la vie sociale ». Il permettrait de répondre de façon satisfaisante et pragmatique à l’article 12 de la Constitution fédérale qui indique que « toute personne qui n’est pas en mesure de subvenir à ses besoins a le droit de recevoir les moyens indispensables à une existence conforme à la dignité humaine ».
Certes ce revenu d’existence se heurte encore aux modalités d’application en fonction de contextes diversifiés ainsi qu’à des représentations négatives dues principalement à la méconnaissance du projet. Mais, à n’en pas douter, il y a là une vraie révolution en cours, qui portera certainement ses fruits dans les dix années à venir. La nécessité d’une société plurielle en termes de modes de vie, accompagnée d’une politique de lutte contre la pauvreté, reste les ingrédients indispensables pour un avenir durable et une voie vers un monde meilleur.
Donner vie et réalité à l’altérité
En tant que Directrice d’une Haute école, je suis particulièrement sensible à l’importance de la formation. Celle-ci est essentielle au développement des mentalités, à la compréhension que la diversité et une certaine liberté d’existence ne sont pas un danger mais une possibilité de vivre en harmonie tel que nous le démontre les biotopes naturels. Le social s’évertue à donner vie et réalité à l’altérité, à la pluralité des modes d’existence. Pour tenir le pari d’un changement de paradigme, il faut de la pensée et de l’agir soutenus par nos instances politiques. Il importe plus que jamais de se saisir de nouvelles perspectives, avec les populations, en ayant toujours pour ambition de découvrir d’autres possibles, porteurs de liens et de défense du bien commun.
Le projet du revenu de base universel oblige à un nouveau regard sur le monde du travail, sur l’évolution très rapide de la robotique et, de fait, sur notre rapport au travail. Ce projet participe à l’évolution des mentalités, et plus spécifiquement, au changement de regard porté sur le phénomène de la pauvreté, de la précarisation, de la sécurité et de l’engagement citoyen. Un vrai débat sur les questions de société s’ouvre à nous, espérons qu’il ne sera pas escamoté par les craintes des transformations en profondeur, ou encore par une désinformation qui profite principalement aux nantis du système actuel.
A n’en pas douter, le revenu de base inconditionnel et universel est un projet, une pensée citoyenne en route, dans la ligne des Droits humains, porteur de dignité. Le chemin se crée en marchant, petit à petit, les idées justes creusent leur sillon.
[1] Présentation sur cette page de REISO
[2] Rapport annuel Hospice général – 2014
[3] Bibliographie sélective
- Ariès P., 2013, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, La Découverte
- Bonvin J-M. & Farvaque N., 2008, Une politique de la liberté, Paris Michelon coll. Le Bien Commun
- Schuwey C. & Knöpfel C., 2014, Nouveau manuel sur la pauvreté en Suisse, Lucerne, Caritas Suisse.
- Standing G., 2003, Un revenu de base pour chacun, Genève, BIT, BIEN-CH
- Tronto J., 2013, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte.
- Tagore R., 1986, Vers l’homme universel, Paris, Gallimard.
[5] Congrès AIFRIS 2015 à Porto
[6] Basic Income Earth Network (BIEN), en français Réseau Mondial pour le Revenu de Base. Les principaux membres fondateurs du BIEN sont Yoland Bresson, Philippe Van Parijs, Guy Standing et David Casassas.
[7] Lire l’article paru dans la revue REISO le 6 juin 2011 : « Pour ou contre le revenu de base inconditionnel ».
[8] Canada, Brésil, Iran, Koweit, Etat de l’Alaska, Inde et Namibie et la Finlande.