L’adaptation forcée de l’animation socioculturelle
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Durant la pandémie de Covid-19, les centres d’animation socioculturelle ont déployé des mesures inédites pour rester en lien avec leur public. Les analyser montre les capacités d’adaptation des professionnel·les du travail social.
Par Guillaume Dafflon, travailleur social HES, assistant d’enseignement, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO)
Quelles sont les capacités d’adaptation et d’innovation des professionnel·les du travail social dans des conditions extrêmement difficiles ? Pour explorer cette question, un travail de Master en travail social [1] s’est intéressé aux actions mises en œuvre par les centres d’animation socioculturelle du canton de Fribourg durant la première année de la pandémie de Covid-19 [2], afin de répondre tant aux normes sanitaires qu’aux besoins et à la détresse des jeunes de 10 à 25 ans.
Conduite en deux parties principales entre 2022 et 2023, la recherche s’est penchée spécifiquement sur la manière dont les centres d’animation ont conjugué leurs grands principes d’action avec des normes sanitaires parfois très restrictives, notamment pour ces lieux où le contact social et le travail avec le collectif résident au cœur de l’intervention. La première partie a consisté en l’analyse secondaire de données produites par Unisanté, dans le courant de l’année 2021, au sujet du vécu des jeunes Suisses romand·es de la pandémie (Prince & Barrense-Dias, 2021). Cette analyse consistait d’abord en une revue générale des résultats, puis en une comparaison entre le canton de Fribourg et la moyenne des autres cantons.
La deuxième partie de la recherche s’est intéressée plus particulièrement aux actions concrètes mises en place par les centres d’animation fribourgeois dans le contexte pandémique. Afin d’obtenir un aperçu de l’ensemble du canton, une méthode quantitative hypothético-déductive a été retenue. La distribution d’un sondage à destination des centres d’animation socioculturelle du canton s’est déroulée de novembre 2022 à février 2023. Au total, dix-huit centres (onze francophones et sept germanophones) sur les dix-neuf existants y ont répondu.
Les jeunes et la pandémie
Quelque 7’841 jeunes âgé·es de 10 à 25 ans [3] ont participé à l’enquête « Pas au top à cause du Corona ? » (Prince & Barrense-Dias, 2021). Si la majorité des répondant·es provient du canton de Genève (56%), les Fribourgeois·es ont représenté 16% de l’échantillon total de l’enquête (1’251 jeunes, soit le deuxième canton le plus représenté).
Il ressort de manière évidente que la pandémie s’est révélée une période particulièrement éprouvante pour les jeunes, quel que soit leur âge ou leur genre. Le manque de loisirs est souligné par 80% des personnes de l’ensemble de l’échantillon. Le manque de contact avec ses ami·es s’est fait ressentir par 38% des 10-11 ans et augmente radicalement avec l’âge (63% chez les 12-15 ans et 73% chez les 16-25 ans). Il est intéressant de relever aussi que les filles ont été particulièrement affectées. Ainsi, 75% d’entre elles, tout âge confondu, affirment avoir souffert de l’absence de leurs ami·es, contre 60% des garçons et 63% des personnes non-binaires. Autre fait significatif, un quart des filles et des garçons se sont senti·es pas du tout écouté·es par les adultes durant la pandémie ; 43% des personnes non binaires ont rapporté des ressentis identiques.
Quelques différences statistiquement significatives apparaissent entre la moyenne romande et les jeunes du canton de Fribourg, dont l’âge moyen de l’échantillon était significativement plus jeune que la moyenne des autres cantons. Ainsi, « seulement » 75% des Fribourgeois·es ont affirmé éprouver un manque d’activité durant la pandémie, contre 83% en moyenne pour les autres cantons. En ce qui concerne le sentiment d’être écouté·e par les adultes, 31% des Fribourgeois·es ont affirmé se sentir beaucoup écouté·e, contre seulement 19% dans les autres cantons. De plus, seulement 15% des Fribourgeois·es ont dit ne pas du tout se sentir écouté·e alors que la moyenne des autres cantons s’élève à 27%.
De telles différences s’avèrent difficilement explicables de manière claire et certaine. Toutefois, certains éléments peuvent être relevés, à commencer par la différence d’âge des répondant·es : une majorité (58%) des Fribourgeois·es avaient entre 12 et 15 ans au moment de remplir le sondage, tandis que pour Genève, par exemple, 69% des jeunes se trouvaient alors dans la catégorie des 16 à 20 ans. Cette différence de quelques années peut effectivement faire la différence quant au vécu de la pandémie, car la dépendance aux pair·es pour la socialisation devient particulièrement importante dès l’adolescence et croît jusqu’à l’âge adulte (Kindelberger, 2018).
Le contexte plus rural du canton de Fribourg peut se révéler comme une autre composante significative : dans un tel milieu, il était probablement plus simple de trouver des alternatives pour se rencontrer, à l’extérieur par exemple, en respectant les consignes sanitaires, ce qui a pu faciliter la traversée de cette période. Néanmoins, il est aussi pertinent de questionner le rôle que les différents services cantonaux et communaux dédiés à la jeunesse ont pu jouer durant cette période. Dans quelle mesure les centres d’animation socioculturelle fribourgeois ont pu contribuer au soutien des jeunes durant cette période ?
Adaptation et innovation
La seconde partie de la recherche permet de constater que les centres d’animation ont avant tout adapté les offres existantes au contexte pandémique. Ainsi, les accueils libres et les suivis de projets, les activités les plus iconiques des centres d’animation, ont été réinventées par plusieurs centres avec des formules à distance ou mixtes entre présentiel et virtuel. Pour ces deux offres, les formules mixtes ont rempli leurs objectifs de manière plus satisfaisante que les formules uniquement en présentiel ou en virtuel. En revanche, les propositions plus spécifiques maintenues exclusivement en présentiel, comme les camps et les activités à l’extérieur, affichent de très bonnes moyennes de satisfaction, ce qui démontre que le contact en face à face avec les usager·ères reste très important pour le travail effectué par les centres. Il s’agit également de relever qu’autant avant que durant la pandémie, l’accueil libre a été fréquenté davantage par les garçons ou de manière paritaire entre filles et garçons, alors que le sondage d’Unisanté démontre que les filles semblent avoir plus souffert d’un manque de contact avec leurs pair·es.
Si l’adaptation des activités existantes a constitué une bonne partie des actions des centres d’animation durant cette période, ces structures du travail social ont, en parallèle, développé de nouvelles offres liées directement à la situation sanitaire. Cinq centres d’animation ont ouvert des hotlines téléphoniques et quatre ont créé des plateformes d’écoute et de soutien en cas d’urgence. Certains centres ont mis en place différentes prestations destinées aux personnes particulièrement vulnérables, lesquelles ne faisaient pas forcément partie de leur public avant la pandémie. Au moment de répondre au sondage, plus aucune structure ne proposait de hotline et trois avaient conservé une plateforme d’écoute. Les professionnel·les ont aussi indiqué que la compatibilité avec les restrictions sanitaires et le manque de compétences technico-numériques constituaient les deux entraves majeures pour le maintien ou l’adaptation des offres à la pandémie.
Maintenir le lien avec son public
Ces résultats démontrent que les centres d’animation ont multiplié les adaptations de leurs prestations existantes et innové en proposant de nouvelles offres, tournées autant vers les jeunes que les personnes vulnérables de manière générale. Il demeure toutefois impossible de mesurer exactement l’impact réel de ces ajustements sur les jeunes. En effet, les centres d’animation n’impactent qu’une petite facette de la vie de leurs usager·ères et, dans un contexte tel que celui de la pandémie de Covid-19, d’autres facteurs [4], peuvent avoir aisément réduit à néant les efforts des centres auprès de certaines personnes.
Le concept de capabilité (Gerodetti et al., 2021) permet de resituer la portée d’action des centres d’animation afin de mieux comprendre quel rôle ces structures ont pu jouer. Ainsi, la capabilité définit les « chances de réalisation » (Sen, 2000, cité dans Gerodetti et al., 2021, p.168) d’un projet de vie sous l’angle des opportunités mises à disposition dans la société pour que ce dernier soit mené à bien. De ce point de vue, les centres d’animation et les adaptations ayant été déployées peuvent être considérés comme un vecteur favorisant la qualité de vie des usager·ères.
Pour terminer, cette recherche a mis en lumière la variété des ajustements effectués par les centres d’animation, dont bon nombre sont à présents invisibles au-delà de la recherche. Il reste en effet très peu de traces concrètes de cette époque douloureuse. Néanmoins, l’analyse des actions déployées pendant cette période particulière met en exergue la qualité de l’intervention des professionnel·les du travail social, et démontre que les centres d’animation socioculturelle ont mené une réflexion constante pour rester en lien avec leur public. Ces structures ont, par la suite, adapté leurs offres aux besoins des jeunes afin de contribuer, dans leur propre mesure, à soulager la détresse bien réelle de ces personnes durant la pandémie. Un exemple qui démontre toute la capacité des professionnel·les du travail social à s’adapter et à innover face aux conditions les plus difficiles.
Références
- Gerodetti, J., Fuchs, M., Fellmann L., Gerngross M., & Steiner O. (2021). Animation socioculturelle enfance et jeunesse : Résultat de la première enquête nationale suisse. Seismo.
- Kindelberger, C. (2018). La socialisation parmi les pairs comme facteur de développement. Enfance, 3(3), 455-469.
- Prince V, & Barrense-Dias Y. (2021). « Pas au top à cause du Corona ? » — Sondage auprès des jeunes Romand·es âgé·es de 10 à 25 ans. Raisons de Santé : Les Essentiels, 30.
[1] Dafflon, Guillaume. « Les centres d’animation socioculturelle fribourgeois en temps de pandémie », sous la direction de Riccardo Milani, 2023, 98 pages.
[2] Soit entre mars 2020 et mars 2021
[3] La majorité des répondant·es avait entre 12 et 20 ans.
[4] Parmi ces autres facteurs ayant eu une influence particulière sur la vie des usager·ères pendant la pandémie, citons la perte d’un proche, le décrochage scolaire, la dépression en raison de l’isolement, la maltraitance à la maison, la précarité financière de la famille, la peur de la maladie, anxiété liée au contexte...
Lire également :
Chester Civelli, «Travail social avec les jeunes en temps de Covid», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 8 novembre 2021
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Comment citer cet article ?
Guillaume Dafflon, «L’adaptation forcée de l’animation socioculturelle», REISO, Revue d'information sociale, publié le 15 avril 2024, https://www.reiso.org/document/12320