Educateurs spécialisés : quel rôle aujourd’hui ?
Pour un éducateur ou une éducatrice, comment assumer ouvertement sa responsabilité lors de l’échec d’un accompagnement avec un-e jeune ? Cette attitude fait-elle partie de l’exigence éthique de la profession ?
Par Lwakale Mubengay Bafwa, éducateur au Centre Le Pont à Carouge
La naissance de la profession d’éducateur-trice spécialisé-e est largement tributaire de la praxis ; mais depuis lors et en empruntant aux autres, elle a su se constituer un corpus propre et spécifique qui ne demande plus qu’à être adapté et développé à partir des réflexions de ses propres praticiens pour affermir son identité [1]. Ce qui implique une mobilisation au-delà du cahier des charges institutionnel. Ainsi, celui qui aide l’enfant à devenir adulte mature et à se responsabiliser doit aussi se justifier et se légitimer par ses œuvres et ses résultats ; en assumant notamment l’échec de ses interventions lorsque celui-ci se produit. Dans une démarche qui vise la responsabilisation, comment se dédouaner de prêcher par l’exemple ?
Pas d’« incasable » ni d’« inéducable »
En effet, le résultat de l’intervention socio-éducative est souvent hypothétique lorsque celle-ci s’adresse à un adolescent déjà perturbé et en difficulté. Dans nos foyers socio-éducatifs, la plupart des enfants que nous accueillons sont étiquetés « difficiles ». Le placement est donc déjà vécu par certains comme un échec. Notre mission consiste alors à trouver des outils et des stratégies pour sortir la victime de sa problématique. Il arrive, malheureusement, que les choses ne s’améliorent pas. Dans ce cas, ce sont la fonction socio-éducative, les pratiques institutionnelles, le contenu et l’intensité de l’intervention qu’il faut questionner. En imputer la faute à un usager déjà en difficulté et en quête d’« aide » s’apparente plus à une déresponsabilisation qu’à une volonté discursive d’une profession soucieuse de s’assumer devant la complexité de sa mission.
A cet égard, Philippe Meirieu rappelle l’un des deux postulats de l’éducabilité : « Tous les individus peuvent apprendre et tout le monde est socialisable ». Meirieu estime que renoncer à ce principe c’est accepter le triomphe du darwinisme éducatif, le fatalisme et la sélection par l’échec [2]. Ce postulat renvoie l’« éducation spécialisée » au problème de ses méthodes et responsabilité. Il n’y a donc pas d’« incasable », ni d’« inéducable » ; il y a plutôt carence des stratégies socio-éducatives plus efficaces…
Assumer ouvertement la responsabilité de l’échec
Ainsi, lorsqu’un accompagnement ou une intervention donnée ne donne pas les résultats escomptés, c’est à l’intervenant d’en assumer ouvertement et stratégiquement la responsabilité. Il laisse ainsi une chance à l’accompagné de continuer à croire en ses potentialités et l’espoir de se mobiliser encore pour une autre expérience. Une personne en perte de repères structurants a besoin d’encouragement pour retrouver énergie et inspiration ; c’est bien cela qui importe le plus. C’est même une exigence éthique que de permettre et soutenir cette perspective de rebondissement en signifiant à l’intéressé qu’on n’a pas d’outil pour résoudre ses problèmes et le laisser évoluer vers d’autres scènes relationnelles et d’autres interventions. Toute action, qui ne va pas dans ce sens, va donc dans un sens contraire : celui d’abattre la personne en quête d’aide, d’anesthésier sa confiance en ses propres potentialités. La mission socio-éducative ne peut être confiée à n’importe qui, ni s’exercer n’importe comment. Car, une parole ou une attitude dans une intervention socio-éducative peut conditionner durablement l’évolution de la personne aidée.
Prévenir le phénomène de transfert
L’effort intellectuel pour comprendre les problèmes sociologiques de l’autre déclenche un processus émotionnel qui peut affecter la vision de la réalité présente par activation d’éléments anciens provenant de l’histoire de l’éducateur lui-même. « En fait, comme l’affirme Eric Stern [3], toute approche relationnelle est avant tout à considérer sous un angle inter-relationnel ». La plupart des conseils prodigués aux enfants reflètent des préoccupations des adultes eux-mêmes et peuvent aller jusqu’à entraver le développement de celui que l’on veut aider sans que l’aidant ne s’en rende compte. L’empathie fait partie de l’approche éducative, elle permet d’admettre que, ce qui se passe entre les sujets peut s’interpréter aussi en prenant en compte ce qui se passe dans les sujets. Mais il ne doit y avoir ni fusion entre les deux identités, ni confusion. C’est pourquoi l’éducateur doit apprendre à se connaître suffisamment. Se retirer sur soi-même et évaluer soi-même sa prestation permet de réparer ses carences et de mieux se préparer aux interventions ultérieures.
Nécessaire recours à l’évaluation des prestations
Parallèlement, le défi consiste aussi à garantir un avenir à une jeune profession à l’heure où disparaissent les fondateurs de l’« éducation spécialisée » moderne et où une crise de civilisation se manifeste par le basculement des formes normatives vers des pratiques plus démocratiques et plus participatives. Autrefois, l’éducateur s’appuyait, comme le relève François Dubet, sur des institutions « sacrées » qui lui dictaient son cadre de travail et fondaient aussi bien sa légitimité que son autorité. Aujourd’hui, ces cadres institutionnels se sont affaiblis et l’autorité n’est plus acceptée comme telle. Elle l’est dans la mesure où elle se justifie par ses œuvres [4]. Ce déclin est peut-être une chance pour l’« éducation spécialisée ». L’incertitude pousse le professionnel à repenser sa méthode, à remettre en question ses pratiques. D’où la nécessité de recours à l’évaluation de ses prestations. Cette évaluation peut s’opérer par un double procédé : d’une part donner la parole aux usagers, à chaque fin de l’intervention, pour avoir leur avis subjectif et ainsi informer l’institution sur son fonctionnement (feed-back) et, d’autre part, évaluer après coup ce qu’en pensent les usagers quelques années plus tard après la sortie du système comme usagers ?
Briser le cycle de malentendus
Les tensions ont toujours existé entre les exigences du monde des adultes et la propension juvénile à la jouissance. Dans la mission de l’« éducation spécialisée » auprès de la jeunesse, les enfants y voient discipline et obéissance. Or, ceux-ci sont devenus des sujets de droit. Comment dès lors fonder la légitimité et l’autorité de l’intervention socio-éducative ? Ses capacités à atteindre ses objectifs jouent ici un rôle déterminant. D’où la nécessité d’un large engagement professionnel ; notamment pour réinterpréter les contenus, pour remettre en question les pratiques ou, en un mot, se mobiliser pour une professionnalisation toujours plus performante du métier. L’autorité naturelle de l’éducateur n’est plus qu’un mythe. Celle-ci devient de moins en moins transcendante et de plus en plus immanente ; c’est-à-dire, co-construite avec les autres acteurs. Ce qui ne l’affaiblit pas, mais en fait un problème permanent. Le défi étant désormais de réinventer des règles acceptables et acceptées par tous, s’appliquant autant à l’éduqué qu’à l’éducateur. Et ce pour briser le cycle de violences, de malentendus et d’affrontements entre ceux qui « subissent » la discipline sans la comprendre et ceux qui se lassent de l’indifférence, des incivilités, voire, de l’hostilité.
[1] Article paru dans Trait d’union, publication de la Fondation officielle de la Jeunesse.
[2] Philippe Meirieu, dans « Pédagogie : le devoir de résister », chez ESF, septembre 2007
[3] Eric Stern, éducateur, formateur et superviseur en éducation spécialisée, direction et travail social en Suisse romande, dans « L’éducation c’est l’affaire de tous », voir aussi cette page d’educh.ch.
[4] François Dubet, dans « Le déclin de l’Institution », Seuil, Paris, 2002