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Handicaps et addictions, quelles interfaces?

Lundi 22.01.2024
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La consommation de substances psychoactives par des personnes en situation de handicap représente un enjeu d’accompagnement spécifique, qui nécessite du temps, des moyens, et de la recherche. État des lieux.

Par Romain Bach, co-secrétaire général, Groupement romand d’étude des addictions, Lausanne

Le « handicapé », comme le « toxicomane », considérés « invalides », sont des figures dépassées et stigmatisantes qui connaissent la particularité de rester très présentes dans des discours essentialistes, encore récurrents. Souvent, la notion morale sous-jacente fait porter une responsabilité, voire une culpabilité, qui influence négativement la situation de ces personnes, entre discrimination et criminalisation, très bien décrite par le concept de validisme [1].

Avec le début de la « prises en charge » de ces situations à travers le 20e siècle, en particulier dans le domaine de la santé psychique, une série d’institutions s’est développée, chacune avec leurs ses spécificités. Dans le passé, on a trop souvent voulu « retirer » ces individus de la société, les mettant à l’écart sans toujours penser à l’inclusion. Aujourd’hui, l’inclusion représente un concept central qui demande un travail complet d’égalité d’accès et d’accompagnement adéquat dans tous les domaines, y compris celui des addictions et du handicap.

Si le chemin vers l’inclusion reste long et va nécessiter d’importants moyens [2], de nombreuses institutions se sont décloisonnées et ouvertes, et l’accompagnement ambulatoire a pris de l’ampleur. Avec cette ouverture, les substances entrent dans la vie de personnes qui quittent les murs des institutions dans de nouvelles situations, au sein de la « cité ». Autrefois médicaments, ces molécules prennent un autre sens en dehors du cadre médical, en fonction du contexte.

Dialoguer pour mieux comprendre la consommation

Depuis longtemps, des témoignages et autres sources historiques montrent que les substances sont utilisées par les êtres humains comme outils de plaisir, de soins ou de rituels. Les substances sont à la fois remède, poison et bouc émissaire. C’est ce qu’explicite très bien Bernard Stiegler avec son concept de « pharmakon » [3]. Cette consommation est caractéristique de notre espèce, mais jamais ne constitue seule notre essence. Pourtant, par réflexe, elle est souvent montrée du doigt, stigmatisée, plutôt qu’accompagnée de manière adéquate. Il convient pourtant d’ouvrir le dialogue autour de la consommation pour mieux la comprendre et pouvoir prévenir les problèmes puis, au besoin, réduire les risques et accompagner les situations problématiques ou l’addiction.

L’addiction n’est pas synonyme de consommation. Selon les professionnel·les du domaine [4], elle signifie la perte de l’autonomie du sujet par rapport à un produit ou à un comportement. L’addiction se caractérise par la souffrance de l’individu et le changement de son rapport au monde, par une forme d’aliénation. Et la situation de la personne exerce une influence décisive sur ce qu’elle va vivre. On peut tout à fait se rétablir d’une addiction sans arrêter de consommer définitivement, simplement en changeant de situations sociale ou psychologique vulnérables. L’addiction est formalisée par des diagnostics médicaux et prend le nom de « syndrome de dépendance » pour l’Organisation mondiale de la santé ou de « troubles liés à l’usage d’une substance » pour le manuel de référence DSM.

Consommer des substances dans des contextes spécifiques

Comment la consommation de substances psychoactives s’inscrit-elle dans des contextes spécifiques ? Selon la littérature spécialisée [5], cette dernière serait plus faible pour les personnes en situation de déficience intellectuelle légère que pour la population générale, sauf pour le tabac où la consommation semble plus élevée. Cependant, si l’on s’intéresse aux problématiques de troubles d’usage d’une substance, elles semblent plus élevées chez les personnes qui connaissent également une situation de vulnérabilité psychique [6]. Le modèle biopsychosocial utilisé par le domaine des addictions fournit ici une explication théorique : les ressources sociales de ces personnes étant vraisemblablement limitées, elles ne peuvent pas jouer leur rôle protecteur, augmentant ainsi les risques. Si l’on prend en compte l’importance de disposer d’un accompagnement adapté sur tous les plans (prévention, accompagnement ou encore réduction des risques) et que l’on sait que l’égalité d’accès est très difficile à atteindre, on comprend que des moyens supplémentaires et spécifiques s’avèrent nécessaires.

Des outils pour mieux accompagner

Alors que les questions d’inclusion et de situation de rencontres entre substances et mécanismes addictifs se posent de manière concrète à nombre de personnes, quelles que soient leurs situations, il s’agit de s’interroger sur la façon dont on peut préparer au mieux les professionnel·les. Le GREA, l’association des professionnel·les des addictions, a pu lancer un projet pilote afin d’explorer les interactions entre ces deux domaines [7]. Ce projet a débouché sur la création d’un portail en ligne [8] qui décrit cette thématique en détail [9].

Ainsi, dans le cadre du projet pilote, il a été possible d’identifier des outils existants adaptés aux situations où addictions et handicaps se rencontrent. Il convient de relever que le secteur du handicap est large : un outil ne peut accompagner adéquatement qu’une partie des situations. Ainsi, ce travail a mis en évidence spécifiquement le fait que la déficience intellectuelle légère peut placer les personnes dans des situations à risque légèrement plus élevé de consommations problématiques [10]. Les outils développés par un centre spécialisé aux Pays-Bas, Tactus [11], ont été repris et adaptés dans ce projet. Ces derniers permettent un repérage des situations à risques, grâce à l’outil SumID-Q, puis un accompagnement adapté et respectueux des personnes concernées avec une thérapie cognitivo-comportementale (TCC) appelée « Moins de drogues et d’alcool » (MDA). Cette méthode contribue à un accompagnement adéquat en laissant à la personne concernée une responsabilité propre dans ses choix, respectant sa volonté et son autonomie. Ainsi, des jeux rendent et facilitent la transmission d’informations, les éléments importants sont répétés, alors que des techniques pragmatiques et faciles d’emploi sont proposées. Le tout est basé sur l’approche cognitivo-comportementale, qui s’oriente très concrètement sur les difficultés de la réalité quotidienne. Les questions de consommation sont abordées de manière directe et objective, sans que la morale n’entre en jeu. Par exemple, il s’agit de travailler sur le développement des compétences pour parvenir à compter combien de cigarettes sont fumées. Au-delà de de diminuer la consommation, ce processus peut également viser à atteindre des objectifs financiers d’économie en cas d’impact de la consommation sur le budget de la personne.

Lors des tests menés sur le terrain [12], plus d’une vingtaine de personnes ont passé SumID-Q et six personnes ont été accompagnées par MDA. L’évaluation qualitative des résultats a montré que les outils ont ouvert le dialogue sur le sujet, mais également amélioré concrètement la situation de certaines des personnes concernées. Il a été noté en particulier que les problématiques d’addiction sans substance, comme les jeux d’argent, la question de l’hyperconnectivité ou encore certaines problématiques comportementales, pourraient être accompagnées de manière similaire grâce à un développement des outils.

Cependant et malgré des retours encourageants, l’utilisation à large échelle de ces outils en Suisse n’est pas encore assurée et un travail de plaidoyer reste nécessaire pour les inscrire dans la pratique et les financements. En effet, l’accompagnement développé demande du temps et des moyens financiers conséquents. L’outil MDA se décompose en un minimum de douze séances individuelles et douze séances de groupe (et les collègues néerlandais n’hésitent pas à répéter l’exercice plusieurs fois au besoin), lesquelles doivent être menées par des professionnel·les formé·es spécifiquement. Le temps nécessaire à cet accompagnement n’est pas financé et demanderait par exemple une prise en charge par l’assurance obligatoire des soins ou être mentionné explicitement dans les cahiers des charges des institutions spécialisés. En outre, un investissement initial important est nécessaire pour s’approprier les outils et les intégrer au travail déjà effectué dans les institutions. Toutefois, cet effort contribuerait à améliorer l’accompagnement des personnes directement concernées, et à avoir un impact positif sur le fonctionnement collectif des institutions.

Des enjeux multiples, à analyser en réseau

La multiplicité des situations de handicap propulse la question des addictions au-delà des problématiques liées à la déficience intellectuelle uniquement. Parmi les enjeux remontant régulièrement du terrain figure par exemple la question de savoir comment accompagner une personne qui consomme des substances après une perte d’autonomie, que cela soit en raison du vieillissement ou d’un accident. D’autres interrogations émergent également : quelles organisations sont déployées pour la population qui connait des problématiques multiples et complexes, entre les questions de santé psychique et de consommation, par exemple le trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) ? Quelle place existe-t-il pour l’autodétermination lors de ruptures biographiques ? Quels sont les liens entre les concepts (addiction, déficience, santé mentale, handicap, etc.) et quelle est leur influence sur l’accompagnement ?

Comme nous le voyons, les enjeux sont multiples et complexes. Les ressources manquent pour le développement d’outils spécifiques, alors que des connaissances sont disponibles dans le réseau. Des lieux d’échanges réguliers entre professionnel·les des deux domaines représentent ici des mesures efficaces pour nouer le dialogue de manière peu onéreuse, mais parfois une approche de « case management » structurée semble nécessaire. Des développements plus importants sont à souhaiter, avec un soutien à la formation et à la recherche en particulier pour accompagner cette complexité. Pour aller dans ce sens et favoriser les échanges, des professionnel·les ont ainsi été convié·es à rejoindre la plateforme du GREA « Handicap et Addiction » [13].

Pour s’orienter, la plateforme a édicté une charte « Handicap et addictions » [14], qui exprime les valeurs et principes de manière globale : respect de la personne dans ses choix, posture de non-jugement, affirmation de soi et empowerment. De son travail est aussi née une formation continue éponyme, qui offre une introduction à cette double thématique. Une formation spécifique sur l’utilisation de l’outil SumID-Q peut, en plus, être organisée sur demande. Actuellement, la plateforme continue de se réunir quatre fois par année et regroupe des professionnel·les des deux secteurs de toute la Suisse romande.

Vers l’inclusion

La route reste longue pour que l’accompagnement des addictions des personnes en situation de handicap soit accessible et adapté à toutes et tous. Comme relevé, les moyens demeurent encore lacunaires et seuls des projets pilotes de taille relativement modeste ont été mis sur pied. Afin de renforcer sensiblement les ressources existantes, les professionnel·les des addictions promeuvent l’idée d’une taxe sur les stupéfiants dédiée à la limitation des conséquences négatives de leurs effets et de structurer de manière efficace leurs marchés [15]. Le développement de la recherche est nécessaire pour s’adapter à des situations variées : de nombreux outils restent à développer et à concevoir.

L’initiative pour l’inclusion [16], elle, vise à inscrire dans la constitution les moyens nécessaires à une véritable politique ambitieuse dans ce domaine. Une vie autodéterminée n’est possible que si un soutien adapté est prévu et que des mesures actives contre la discrimination sont prises avec conviction. Une telle initiative doit bénéficier aux personnes qui consomment, indépendamment de leurs situations spécifiques. Mais le chemin vers l’inclusion doit être emprunté avec confiance et de manière globale. Dans le domaine des addictions, on sait qu’une meilleure inclusion limite grandement les problématiques de consommation. Et avoir les moyens de participer pleinement à la société représente l’un des facteurs de protection les plus efficaces.

 

Quelques informations utiles

[1] À ce sujet, voir par exemple le numéro 2021/4 de la revue Handicap & Politique d’Agile.ch.

[2] Les observations du comité qui examine la mise en œuvre de la Convention de l’ONU pour le droit des personnes handicapées sont sévères. Les moyens spécifiques pour les atteindre sont particulièrement limité. Le rapport est disponible en ligne

[3] Voir par exemple Stiegler B. (2010) Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, ch 2. Paris: Flammarion.

[4] Voir le dossier du GREA sur le sujet 

[5] Voir à ce sujet la revue de littérature de Chapman, S. L. C., & Wu, L. T. (2012). Substance abuse among individuals with intellectual disabilities. Research in developmental disabilities, 33(4), 1147-1156.

[6] Voir par exemple Salavert, J., A. Clarabuch, M. J. Fernández-Gómez, V. Barrau, M. P. Giráldez, et J. Borràs. « Substance Use Disorders in Patients with Intellectual Disability Admitted to Psychiatric Hospitalisation: SUD in Patients with ID in a Psychiatric Unit ». Journal of Intellectual Disability Research 62, no 11 (novembre 2018): 923-30. https://doi.org/10.1111/jir.12514., un phénomène déjà relevé par la revue de littérature de Chapman et Wu (2012).

[7] Le GREA a pu lancer avec le soutien de l’Office fédéral de la santé publique et Promotion Santé Suisse un projet pilote, avec l’apport de nombreuses parties prenantes. La fondation Aïgues-Vertes, l’Association ARGOS et les hôpitaux universitaires de Genève (HUG) se sont en particulier impliqués dans un accompagnement sur le terrain alors que des professionnel·le·s des deux domaines ont collaboré.

[8] http://www.handicaps-addictions.ch/

[9] La revue Dépendance a consacré un numéro entier à ce sujet.

[10] Voir par exemple Didden, Robert. « Substance Use and Abuse in Individuals with Mild Intellectual Disability or Borderline Intellectual Functioning: An Introduction to the Special Section ». Research in Developmental Disabilities 63 (avril 2017): 95-98.

[11] https://www.tactus.nl/

[12] Les tests ont été assuré par une équipe d’Aïgues-Vertes, d’ARGOS et des HUG

[13] N’hésitez pas à contacter le GREA afin de participer à ce travail.

[14] Disponible en ligne

[15] Voir l’article « Financement des prestations : réformons les taxes sur les produits psychotropes ! », Jean-Félix Savary, Dépendances 63, 2018 , disponible en ligne 

[16] Toutes les informations sont disponibles en ligne.

Comment citer cet article ?

Romain Bach, «Handicaps et addictions, quelles interfaces?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 22 janvier 2024, https://www.reiso.org/document/11916

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