Grossesse et médecine du travail
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À Lausanne, une consultation spécialisée en médecine du travail pour les travailleuses enceintes favorise la poursuite ou la reprise professionnelle dans des conditions sûres. Bilan de ce dispositif unique en Suisse.
Par Alessia Abderhalden-Zellweger, chargée de recherche et psychologue de la santé, Isabelle Probst, psychosociologue, Julien Vonlanthen, assistant de recherche et sociologue, Karine Moschetti, économiste de la santé, Loïc Brunner, chargé de recherche, Saira-Christine Renteria, gynécologue et maîtresse d’enseignement et de recherche, et Peggy Krief, médecin du travail [1]
Le droit du travail suisse accorde aux travailleuses enceintes une protection spécifique contre les dangers et pénibilités du travail. Le but de la législation est de prévenir les problèmes de santé et les complications de grossesse liés à des conditions de travail défavorables (1). Cependant, la mise en œuvre des dispositions légales reste limitée (2). Une étude en Suisse romande estime que seulement 12% des employées dans les entreprises de santé et 2% dans l’industrie alimentaire bénéficient de mesures de protection conformes à la législation (3).
Le manque de connaissance de plusieurs parties prenantes (employeur·ses, gynécologues, travailleuses) est identifié comme l’une des raisons de cette faible application (3). Rappelons que la législation suisse en matière de protection de la maternité au travail accorde un rôle majeur aux employeur·ses, garant·es de fournir des conditions de travail sécuritaires pour les travailleuses enceintes. Pour ce faire, l’employeur·se mandate de manière anticipée un·e médecin du travail, un·e hygiéniste du travail ou un·e ergonome, afin de réaliser une analyse de risque en cas d’expositions dangereuses ou pénibles. Les gynécologues doivent vérifier l’efficacité des mesures de protection des travailleuses enceintes (analyse de risque, aménagements, reclassement) et rédiger un certificat médical d’(in)aptitude au poste de travail. Si l’employeur·se ne peut fournir des conditions de travail sûres, il doit renoncer à faire travailler la future mère tout en lui versant au minimum 80% de son salaire.
Consultation spécialisée en médecine du travail
Depuis 2015, le Département de santé au travail et d’environnement d’Unisanté propose une consultation spécialisée en médecine du travail pour les travailleuses enceintes, référées par leur médecin traitant. Remboursée par l’assurance obligatoire des soins et subventionnée par le Canton de Vaud, celle-ci soutient les diverses parties impliquées dans la protection de la grossesse au travail (travailleuses enceintes, employeur·ses et gynécologues) (Figure 1). Les gynécologues peuvent y adresser leurs patientes lorsqu’ils ou elles observent ou suspectent des expositions professionnelles dangereuses et estiment avoir besoin de soutien pour appliquer correctement la législation.
[2] évalue les apports et limites de cette consultation, ainsi les expériences des usagers et usagères.
Une recherche interdisciplinaireDes conditions de travail difficiles
Entre janvier 2015 et décembre 2021, 313 travailleuses ont bénéficié de la consultation spécialisée. Leurs situations professionnelles ont été analysées (4). La quasi-totalité (98%) des 328 situations professionnelles présentait au moins un danger pour la travailleuse enceinte, et 93% des dangers multiples (de deux à sept par situation de travail). Au moment de la consultation, 31% des travailleuses étaient toujours en poste à leur taux d’activité habituel. Lors de la consultation, 63% des employées ont dit craindre pour leur santé et celle de leur futur enfant, 47% estimaient que leurs conditions de travail étaient trop dures, 32% évoquaient des tensions avec l’employeur·se depuis l’annonce de la grossesse, et 28% craignaient un licenciement.
Lacunes de mesures préventives et méconnaissance de la loi
Avec l’accord des femmes concernées, les médecins du travail ont contacté 272 entreprises. Selon les médecins du travail, seuls 8% des personnes de contact au sein de ces structures possédaient une connaissance complète de l’OProMa, alors que 40% n’en avaient aucune. Une minorité d’organisations (14%) ont affirmé disposer d’une analyse de risques. Bien que 39% des entreprises aient déjà réalisé certains aménagements avant la consultation (par exemple, des adaptations de poste ou des affectations à d’autres fonctions), ces ajustements étaient principalement réalisés par l’employeur lui-même (90%). Seulement 8% résultaient d’une analyse des risques.
Apport de la consultation pour travailler sans dangers
Lors des contacts avec les entreprises, les médecins du travail de la consultation ont informé les employeur·ses de leurs droits et devoirs et les ont accompagné·es dans le processus d’analyse de risque et d’aménagement de poste. À la suite de ces interventions, les dangers ont pu être écartés dans 44% des situations professionnelles. Les travailleuses ont alors eu la possibilité de reprendre ou poursuivre leur emploi en sécurité (Figure 2).
Expériences des usager·ères de la consultation
Le dispositif de la consultation est très apprécié par tous les groupes d’usagers et d’usagères, qui soulignent l’utilité des informations fournies par les médecins du travail sur les expositions professionnelles à risque, ainsi que sur le cadre juridique protégeant la maternité au travail (5).
« [Le médecin du travail] m’a très bien informée de tous mes droits. C’était intéressant de savoir parce que si personne ne nous dit... nous on ne sait pas » (Travailleuse, services relatifs aux bâtiments et aux aménagements paysagers).
Le rôle du médecin du travail en tant qu’intermédiaire neutre entre la travailleuse et l’entreprise a été évoqué par les deux parties, qui se disent satisfaites de la posture des médecins du travail :
« J’ai bien senti sa neutralité dans la situation. Il était à la recherche de la meilleure issue possible pour notre organisation » (Employeur, secteur de la santé humaine et de l’action sociale).
Les gynécologues estiment que l’intervention du médecin du travail permet à la femme d’être soutenue et protégée d’éventuelles tensions avec l’employeur·se.
Cependant, le point qui apparaît le plus délicat concerne l’application des mesures proposées lors de la consultation et exigées par la législation. Cette application se heurte quelquefois aux contraintes propres à l’activité professionnelle ou à un manque de volonté de certain·es patron·nes de changer l’organisation du travail ou d’acquérir des équipements adéquats. Des travailleuses ont aussi relevé que parfois les recommandations légales sont vagues, ce qui peut engendrer des interprétations différentes. Dans ces cas-là, la mise en œuvre de mesures protectrices dépend alors des employeur·ses.
« Il y a écrit " pas plus de 10 kilos " et " occasionnellement ". Je disais à mon patron " pour vous c’est quinze fois, pour moi c’est deux fois par jour ". Qui a raison ? C’est un peu abstrait » (Travailleuse, secteur de la construction).
Afin d’éviter de tels quiproquos, les spécialistes de la santé au travail habilité·es devraient prendre garde à formuler leurs recommandations sur les mesures de protection à mettre en place de manière la plus claire possible, en se basant sur la littérature scientifique et sur le travail réel observé. Si des mésententes sur l’interprétation des directives subsistent, tel que dans l’exemple précédent, la femme enceinte est en droit de recontacter le ou la spécialiste ayant réalisé l’analyse de risque ou le, la médecin du travail de la consultation pour qu’il ou elle puisse revoir les points d’interprétation discordante avec l’employeur·se [3].
La consultation : un dispositif soutenant et efficace...
La consultation spécialisée en médecine du travail permet à une proportion importante des employées rencontrées de poursuivre ou reprendre leur travail dans des conditions professionnelles jugées sûres. La consultation est très appréciée par tous les groupes d’usagers et d’usagères, car elle représente une ressource en termes d’informations sur la protection de la maternité et offre des conseils spécialisés facilitant la recherche de solutions pour aménager les postes de travail. Le rôle des médecins du travail de la consultation, en tant qu’expert·es neutres et bienveillant·es, est globalement reconnu et apprécié.
Cette neutralité se révèle essentielle pour entretenir un lien de confiance avec les différents groupes d’utilisateurs et d’utilisatrices, agir en tant que conseiller ou conseillère aussi bien pour les employées enceintes que pour les employeur·ses, et soutenir les avis des gynécologues. Le bilan met en évidence le manque de services de médecine du travail accessibles aux petites et moyennes entreprises qui sont majoritaires dans le paysage économique suisse. A ce titre, la consultation spécialisée de Lausanne mérite d’être soutenue et étendue à d’autres zones géographiques. Par ailleurs, cette consultation peut servir de modèle pour un accès direct des travailleuses enceintes (référées par leurs médecins) à des soins préventifs, participant à l’équité en santé au travail.
… non substitutif au suivi des spécialistes en santé au travail
Néanmoins, les usagers et usagères de la consultation révèlent certaines limites du dispositif, en ce qui concerne notamment l’application en entreprise des solutions proposées. L’ensemble des parties évoque le besoin d’un suivi plus personnalisé et dans la durée. Toutefois, ce suivi ne peut pas être assumé directement par les médecins du travail de la consultation dont le rôle se limite par définition à celui de consultant·es sur orientation des médecins/gynécologues [4]. En réalité, l’accompagnement des entreprises par des spécialistes est déjà prévu par le système suisse (dans le cadre de la directive MSST) (6), mais reste trop peu mis en œuvre.
C’est pourquoi les entreprises devraient être encouragées à faire appel de manière accrue à des médecins du travail et d’autres spécialistes de la sécurité au travail (MSST) habilité·es (hygiénistes du travail) ou ergonomes dans le cadre de la prévention des risques professionnels en entreprise (6). Une meilleure application des dispositions légales répondrait ainsi au besoin de suivi personnalisé et de continuité exprimé notamment par les employeur·ses. Rappelons que ce sont elles et eux qui sont responsables d’assurer la santé et sécurité au travail de leur personnel, et de mandater les MSST habilité·es à cette fin lorsque cela est nécessaire.
Références
1. Secrétariat d’État à l’économie SECO. Maternité : Protection des travailleuses. In: Département fédéral de l’économie de la formation et de la recherche (DEFR), editor. Berne 2016.
2. Probst I, Zellweger A, Politis Mercier M-P, Danuser B, Krief P. Implementation, mechanisms, and effects of maternity protection legislation: a realist narrative review of the literature. Int Arch Occup Environ Health. 2018 ;91(8):901–22
3. Probst I, Abderhalden-Zellweger A, Politis Mercier M-P, Danuser B, Krief P. Grossesse: la protection au cas par cas ne suffit pas. REISO, Revue d’information sociale. 2021.
4. Abderhalden-Zellweger A, Vonlanthen J, Renteria S-C, Wild P, Moschetti K, Brunner L, et al. Enhancing maternity protection at work: assessing the contribution of a specialized occupational medicine consultation for pregnant employees in Switzerland. J Public Health. 2024.
5. Vonlanthen, J., Abderhalden-Zellweger, A., Renteria, S.-C., Moschetti, K., Brunner, L., Wild, P., Krief, P., & Probst, I. (In Press). Assessment of a specialized medicine consultation for pregnant workers: the users’ perspective. WORK: A Journal of Prevention, Assessment & Rehabilitation.
6. Directive relative à l’appel à des médecins du travail et autres spécialistes de la sécurité au travail (Directive MSST) du 14 décembre 2016 (état : 1er janvier 2022). In: CFST Cfdcplsat, editor. : Commission fédérale de coordination pour la sécurité au travail CFST ; 2016.
[1] Par Alessia Abderhalden-Zellweger, Centre universitaire de médecine générale et santé publique (Unisanté), Université de Lausanne (UNIL) et Haute école de santé Vaud (HESAV ; HES-SO), Lausanne, Isabelle Probst, HESAV, Julien Vonlanthen, Unisanté, Karine Moschetti, Unisanté, Loïc Brunner, Unisanté, Saira-Christine Renteria, CHUV et UNIL, et Peggy Krief, Unisanté
[2] Cette recherche est financée par la Direction générale de la santé du canton de Vaud.
[3] Si l’employeur·se ne prend pas en compte les recommandations, il s’agit alors de saisir l’inspection du travail, seule détentrice d’un pouvoir coercitif dans l’application des mesures.
[4] Rappelons que la consultation OProMa est financée par l’assurance maladie de la travailleuse et subventionnée par le Canton de Vaud.
Lire également :
- Isabelle Probst, Alessia Abderhalden-Zellweger, Maria-Pia Politis Mercier, Brigitta Danuser et Peggy Krief, «Grossesse: la protection au cas par cas ne suffit pas», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er avril 2021
- Maria-Pia Politis Mercier, Peggy Krief, Isabelle Probst, Alessia Abderhalden-Zellweger, Brigitta Danuser, «Les travailleuses enceintes sont sous-protégées», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 8 mai 2020
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Alessia Abderhalden-Zellweger et al., «Grossesse et médecine du travail», REISO, Revue d'information sociale, publié le 5 août 2024, https://www.reiso.org/document/12881