Travailler après la retraite : choix ou contrainte ?
Des élus politiques plaident pour une élévation de l’âge de la retraite en Suisse. Face à la réalité des personnes âgées, des chercheurs montrent que, sans correctifs, les inégalités sociales seront renforcées.
Par Laure Kaeser, doctorante au Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités, Haute école de travail social de Genève, LIVES [1], et Ignacio Madero-Cabib, doctorant LIVES, Université de Lausanne
La réforme des régimes de retraite est un thème régulièrement mis à l’agenda politique suisse. Les débats en la matière sont souvent vifs puisqu’il s’agit de remettre en question une partie des acquis sociaux obtenus dans la deuxième moitié du XXe siècle et visant à libérer du travail la dernière étape de la vie. La réponse au défi du vieillissement de la population doit-elle cependant nécessairement être celle du prolongement de la vie active ?
Pour comprendre les enjeux d’un tel débat, il est nécessaire de faire un bref rappel du système complexe, et parfois méconnu, de retraite en Suisse. Celui-ci est basé sur un système à trois piliers. Le premier constitue la prévoyance publique. Il est constitué de l’Assurance vieillesse et survivants (AVS) et de l’Assurance invalidité (AI). Il a pour but d’assurer la subsistance des individus ayant atteint l’âge de la retraite, d’un point de vue financier en couvrant leurs besoins vitaux. Cette couverture est obligatoire pour toute personne active occupée et/ou domiciliée en Suisse. Elle peut être complétée par des prestations complémentaires pour ceux dont les revenus ne permettent pas de couvrir le minimum d’existence. Le deuxième pilier est la prévoyance professionnelle des caisses de pension (LPP) et fonctionne selon un système par capitalisation. Il est obligatoire pour les salariés dont le revenu dépasse un seuil fixé annuellement. À noter que les salariés ayant un revenu inférieur à ce montant ainsi que les indépendants ne cotisent pas pour ce pilier. Le troisième pilier est constitué de la prévoyance individuelle. Non obligatoire, il est ouvert aux personnes exerçant une activité lucrative et est étroitement lié au niveau de revenu de l’activité professionnelle.
Sur le plan international, la Suisse est régulièrement jugée comme bon élève en matière de retraite en raison de la couverture multirisque de son système de pension à trois piliers et d’un niveau élevé du taux d’emploi de ses travailleurs âgés. Elle se situe en effet en tête des pays européens ayant la part la plus élevée de personnes actives entre 55 et 64 ans : alors qu’en 2010 la moyenne de l’Union européenne s’élevait à 49.7%, la Suisse fait partie des pays dans lesquels plus de 70% des personnes de cette tranche d’âge sont actives (OFS 2012) [2]. Pourtant, la remise en question de la viabilité du système de pension suisse et de la nécessité de le réformer est un thème récurrent du débat politique. En 2013, le Conseil fédéral a présenté les grandes lignes de son projet de réforme de la prévoyance vieillesse. Intitulé « Prévoyance vieillesse 2020 », ses mesures phares - et susceptibles de faire polémique - portent sur une incitation au prolongement de la vie active et un découragement de la retraite anticipée, la baisse du taux de conversion du 2ème pilier et l’alignement de l’âge légal de départ à la retraite des femmes sur celui des hommes, soit 65 ans.
Pour légitimer ces mesures, le projet insiste particulièrement sur la nécessité de réformer le système pour maintenir le niveau des rentes dont l’équilibre serait compromis à l’horizon 2020, en insistant sur l’argument de la nécessité de travailler plus longtemps en raison de l’augmentation de l’espérance de vie. Mais force est de constater que cet argument élude largement les inégalités au temps de la vieillesse et la complexité des facteurs façonnant le passage à la retraite. D’abord, nous ne sommes pas tous égaux en matière d’espérance de vie : les travaux scientifiques traitant de la question convergent en effet vers un constat d’inégalités sociales face à la mort et à l’espérance de vie sans incapacité en fonction de la catégorie socioprofessionnelle, du niveau d’instruction, du revenu ou encore des caractéristiques de l’habitat (Valkonen 2002). Ensuite, si l’âge légal de départ à la retraite en Suisse s’élève à 65 ans pour les hommes et 64 ans pour les femmes, il existe une différence marquée entre cet âge légal et l’âge effectif de départ à la retraite. En 2010, le taux de retraite anticipée atteignait près de 17%, et 14.5% des individus âgés de 65 à 74 ans – soit une tranche d’âge au-dessus de l’âge légal de la retraite – exerce encore une activité professionnelle contre 7.7% pour l’Union européenne (OFS 2012).
Les raisons d’une retraite anticipée ou professionnellement active
Pour justifier le prolongement de la vie active, certains acteurs politiques avancent que cela correspond aux souhaits des personnes âgées de travailler plus longtemps. Conscients de la complexité des facteurs entrant en compte dans la décision de prolonger la vie active, nous avons donc voulu confronter cet argument politique aux déclarations des retraités. Se basant sur l’enquête Vivre/ Leben / Vivere – Démocratisation de la vieillesse ? Progrès et inégalités en Suisse (VLV), nous avons analysé les réponses de 2’752 individus âgés de 65 ans et plus pour comprendre qui, en Suisse, continue à travailler au-delà de l’âge légal de la retraite, et savoir s’il s’agit d’un choix volontaire ou contraint.
On relève tout d’abord que le choix individuel du moment du départ à la retraite est plus ou moins contraint par des caractéristiques individuelles, contextuelles et institutionnelles. Au niveau individuel, il s’agit de savoir si, au cours de son parcours de vie, l’individu a cumulé les ressources nécessaires au maintien de sa santé physique et mentale, permettant une continuité de l’activité professionnelle. Un état de santé dégradé, la pénibilité physique et/ou psychologique du secteur professionnel – et donc plus ou moins directement le niveau d’étude et la catégorie socioprofessionnelle – sont autant d’explications à un retrait précoce du marché de l’emploi. Du côté des facteurs contextuels, la coordination des dates de départ avec celle de son conjoint ou la prise en charge de membres de la famille (petits-enfants et/ou parents dépendants) jouent un rôle non négligeable dans la négociation du départ à la retraite. Le moment de départ en retraite dépend également du revenu perçu au moment de la retraite. Celui-ci dépend des revenus, types de contrat, statut et périodes de chômage ou d’invalidité qui ont ponctué le parcours de vie d’un individu (Debrand & Sirven 2009). Ainsi, le système de prévoyance vieillesse est porteur de facteurs institutionnels modelant la transition entre emploi et retraite : si le premier pilier est le plus égalitaire puisqu’obligatoire quel que soit le statut professionnel, le montant du second pilier varie en fonction du niveau de salaire, du nombre d’années de cotisation, du montant de la cotisation apportée par l’employeur et du régime de cotisation de la caisse de pension. Il est donc discriminatoire pour les personnes ayant des parcours professionnels discontinus et/ou à temps partiel. Enfin le troisième pilier dépend de la capacité individuelle à épargner, autrement dit du type de contrat et du revenu individuel. Par conséquent, il désavantage les bas salaires (Rosende & Schoeni 2012).
Si 17.1% de l’échantillon VLV a pris une retraite tardive, ils ne sont que 50.4% à l’avoir fait de manière non contrainte. Les travailleurs indépendants et les agriculteurs se caractérisent par une plus forte proportion à continuer à travailler au-delà de la retraite et déclarent plus fréquemment le faire par nécessité financière. Cela s’explique très certainement par le fait qu’ils ne cotisent pas au second pilier. Les personnes d’origine étrangère ayant une activité professionnelle à la retraite ont plus de risques que les Suisses d’origine de le faire par contrainte, probablement du fait qu’elles ne contribuent de manière significative aux prestations sociales liées à la retraite qu’une fois arrivées en Suisse. Les individus divorcés et veufs ont également plus tendance à affirmer continuer à travailler au-delà de l’âge légal de la retraite par nécessité financière. À l’inverse, être en couple permettrait de pallier le risque de vulnérabilité économique. Les individus titulaires d’une formation secondaire ou inférieure ont quant à eux davantage de risques d’être contraints à travailler au-delà de l’âge de la retraite, en raison vraisemblablement d’un revenu à la retraite trop faible lié à une activité professionnelle mal rémunérée. À l’inverse, continuer à travailler de manière volontaire concerne davantage les individus hautement qualifiés, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’ils ont également plus tendance à être satisfaits de leur trajectoire professionnelle et sont sous-représentés dans les métiers pénibles.
Par conséquent, prolonger la vie active sans tenir compte des déterminants façonnant la transition entre marché de l’emploi et retraite peut amener à renforcer les inégalités sociales en creusant le fossé entre d’une part ceux qui peuvent se permettre de prendre une retraite anticipée (en raison de ressources financières) ou de travailler au-delà de l’âge de la retraite (en raison d’une trajectoire professionnelle qui ne les a pas épuisés et de ressources mentales et physiques intactes), et d’autre part ceux qui sont contraints à se retirer précocement du marché de l’emploi (en raison d’une impossibilité à se maintenir en emploi pour cause de chômage ou de santé) ou obligés à travailler pendant leur retraite (en raison de besoins financiers pour compléter les revenus d’une pension insuffisante).
Comment transformer les politiques de retraite ?
Actuellement, les systèmes de retraite donnent une grande importance au nombre d’années travaillées et/ou à un âge fixe auquel toucher les prestations de retraite. Un tel focus tend à discriminer les individus ayant connu des bas salaires, une discontinuité de leur trajectoire professionnelle, un travail à temps partiel ou une entrée tardive sur le marché de l’emploi. Par conséquent, les discussions liées aux transformations des politiques de retraite devraient s’inscrire dans un débat plus large et tenir compte de l’imbrication des nombreux facteurs intervenant en la matière. Ainsi, il paraît crucial d’inclure dans ce débat les politiques de l’emploi et de la santé, en prenant en compte les débuts de carrière précoce, la pénibilité des trajectoires professionnelles, la structure du marché de l’emploi, les discriminations liées à l’âge, les mesures en faveur des chômeurs âgés et la formation continue tout au long de la carrière.
Il s’agirait également d’introduire des mesures permettant de valoriser le rôle pris par de nombreuses personnes âgées dans les activités de soins auprès de parents dépendants ou de petits-enfants et qui pallient ainsi les manques de structures dans ces secteurs. Enfin, d’autres mesures que la prolongation de la vie active pour répondre au défi de la soutenabilité des régimes de retraite devraient être sérieusement envisagées et discutées afin que chaque individu puisse aménager à sa guise un temps libéré du travail et s’investir dans les activités qu’il valorise au rythme où il le souhaite.
[1] Pôle de recherche national LIVES, Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie. Site internet
[2] Bibliographie sélective :
- Debrand T., Sirven N., 2009, « Les facteurs explicatifs du départ à la retraite en Europe », Retraite et société, 57(1) : 35-53
- Office fédéral de la statistique, 2012, « Le vieillissement actif », Newsletter – Informations démographiques de l’Office fédéral des statistiques, 2012(2).
- Rosende M., Schoeni C., 2012, « Deuxième partie de carrière, régime de retraite et inégalités de sexe : le cas suisse », Revue française des affaires sociales, 2012(2-3) : 131-148.
- Valkonen T., 2002, « Les inégalités sociales devant la mort », dans Caselli G., Vallin J., Wunsch G. (dir.), Démographie : analyse et synthèse. III. Les déterminants de la mortalité, Paris : Institut national d’études démographiques, 351-372.