Les migrants âgés circonspects face aux chercheurs
Dans le cadre d’une grande enquête sur le vieillissement en Suisse, des chercheurs ont voulu atteindre et représenter des populations âgées d’origine immigrée. Les réalités du terrain les ont forcés à adapter leur méthodologie.
Par Laure Kaeser, HETS, CIGEV, LIVES, Genève [1].
Les personnes issues de l’immigration de l’après deuxième guerre mondiale représentent une frange croissante de la population âgée de plus de 65 ans en Suisse. Alors qu’elles en formaient 6% en 1995, elles en constitueront près de 13.5% en 2020, selon l’Office fédéral de la statistique, et ceci sans compter les personnes naturalisées. Des études locales ont mis en évidence des conditions de vie se distinguant par certains aspects de celles de leurs homologues suisses : une situation financière précaire, une appartenance passée à des secteurs spécifiques de l’économie (industrie, construction, nettoyage, etc.), une surreprésentation dans les tissus urbains ou encore le maintien de liens forts avec leur pays d’origine [2]. Ces études n’ont cependant pas inclus de manière systématique une comparaison avec la population suisse. Menées à la fin des années 1990 et au début des années 2000, elles portaient sur les personnes âgées de 55 à 64 ans et de fait excluaient les retraités.
C’est pour compléter cet état des lieux qu’a été lancée l’étude quantitative et interdisciplinaire dirigée par le Prof. Michel Oris : Vivre/Leben/Vivere [3] dans laquelle est intégrée la recherche Migrants âgés : trajectoires, conditions de vie et bien-être, menée par le Prof. Claudio Bolzman. Cette recherche a pour objectif premier d’analyser l’influence des trajectoires de vie des personnes d’origine immigrée sur leurs conditions de vie au temps de la retraite. Dans un second temps, il s’agit de mettre au jour les spécificités et les similarités de ces groupes de populations en les comparant entre elles et avec la population suisse. De la sorte, les facteurs du bien-être qui relève du fait migratoire pourront être dissociés de ceux qui s’enracinent dans d’autres dimensions sociodémographiques telles que l’âge, le genre ou le statut socioprofessionnel.
Mais pour fonder ce projet scientifique, le premier défi a été de convaincre les personnes âgées d’origine immigrée de bien vouloir nous répondre, de remplir le même questionnaire que les Suisses d’origine, et de passer la même interview. Afin d’assurer une représentation adéquate des populations d’origine étrangère, plusieurs mesures ont été implémentées dans le projet Vivre/Leben/Vivere, sans toujours apporter les résultats escomptés.
Une population difficile à atteindre
L’étude a été menée en deux phases : les répondants ont d’abord reçu un questionnaire et un calendrier de vie à remplir eux-mêmes, puis un enquêteur a mené un entretien en face-à-face d’une durée moyenne d’une heure trente.
L’équipe de recherche a conduit l’étude entre mars 2011 et août 2012 dans cinq cantons de Suisse : Genève, Valais, Berne, Bâle et Tessin. Un total de 3’600 individus âgés sélectionnés aléatoirement a constitué l’échantillon principal stratifié par genre et par âge (de 65 à 90 ans et plus). Afin d’assurer une représentation suffisante, il a d’emblée été décidé de sur-échantillonner la population d’origine immigrée. Ainsi, il a été convenu d’interviewer à Genève et Bâle 120 personnes âgées de 65 à 79 ans pour chaque nationalité choisie. C’est en effet dans cette tranche d’âge que se concentrent les personnes d’origine immigrée de plus de 65 ans. Dans le canton de Genève, le sur-échantillon a concerné les personnes originaires du Portugal et d’Espagne. A Bâle, les personnes visées devaient être originaires de l’ex-Yougoslavie et d’Italie.
Alors que plus d’une personne sur trois dans l’échantillon principal, à majorité suisse, a été d’accord de répondre aux questionnaires, ce chiffre est tombé à une personne sur quatre pour les personnes d’origine italienne, portugaise et espagnole, et il a chuté si sévèrement pour les personnes de l’ex-Yougoslavie qu’il s’est avéré impossible d’atteindre un effectif suffisant pour des analyses quantitatives.
Plusieurs raisons expliquent ce faible taux de réponse des populations étrangères. Pour certaines nationalités, la proportion de personnes n’ayant pas de téléphone fixe est plus importante, rendant la prise de contact plus difficile, l’alternative étant de procéder à une visite à domicile avec le risque de n’y rencontrer personne. Une fois qu’une personne a été atteinte soit par téléphone soit par une visite, il est resté une série d’obstacles à surmonter avant qu’il ou elle n’accepte de participer. Beaucoup se sont méfiés de la garantie de l’anonymat et de la confidentialité : « Qu’est-ce qui me garantit que vous ne donnerez pas mon nom aux autorités ? » Certains ont exprimé un degré de ressentiment élevé vis-à-vis de la Suisse : « À quoi ça sert de répondre ? Les choses ne changeront jamais (…). J’ai travaillé toute ma vie en Suisse et je touche une retraite de misère. »
D’autres ont assimilé les études universitaires à des contrôles de police ou à des investigations des autorités : « Votre questionnaire est trop policier, trop intrusif. » De ce point de vue, nous n’y avions pas fait attention mais nous avons rapidement réalisé que, en français, le mot « enquête » prête à confusion. Quelques-uns ont manqué de temps en raison d’une activité professionnelle pour compléter leur pension ou d’aller-retour dans leur pays d’origine rendant la prise de contact d’autant plus difficile : « Je n’ai pas le temps, je repars pour 3 mois en Espagne. » Finalement, un niveau d’éducation en moyenne moins élevé que la population suisse, voire pour certains une situation d’illettrisme, pourraient expliquer leur réticence à répondre à un long questionnaire.
De l’importance d’une approche adaptée
Face à ces difficultés, l’équipe de chercheurs a fait preuve de pragmatisme. Les efforts ont payé pour les populations d’origine italienne, portugaise et espagnole mais malheureusement pas pour les ex-Yougoslaves pour qui le retour, au travers notamment du calendrier de vie, sur un parcours souvent marqué par la guerre, faisait écho à un traumatisme impossible à surmonter.
L’ensemble du matériel d’enquête a été traduit en italien, portugais, espagnol, serbo-croate et albanais. A Genève, 90% des Italiens, 87% des Portugais et 81% des Espagnols ont choisi de répondre dans leur langue maternelle plutôt qu’en français. Ce haut pourcentage s’explique par une insécurité à s’exprimer en français, notamment pour s’entretenir de questions personnelles touchant au parcours ou aux conditions de vie et de santé. Il s’est avéré insuffisant de recruter des enquêteurs et enquêtrices bilingues, universitaires, voire de seconde génération. Les personnes parvenant le mieux à nouer le contact et à obtenir une acceptation de participation à l’enquête, à force de ténacité et de persuasion, de sensibilité aussi, ont été celles ayant passé la plupart de leur vie dans le même pays. Elles étaient par ailleurs intimement convaincues de l’utilité de l’étude pour la visibilité et l’amélioration des conditions de vie de ce qu’elles nommaient « leur communauté ». Pour nous appuyer sur cette dimension communautaire, un grand effort de sensibilisation, puis de recrutement des participant·e·s, a été entrepris à travers les médias, églises, associations d’immigrés, etc. L’étude y a été accueillie avec intérêt et certains participant·e·s ont pu être recruté·e·s par ce biais.
Un épisode particulier a suscité des tensions dans l’équipe : la suppression des tests de vocabulaire et de cognition. A l’origine, rappelons-le, l’idée était de faire passer les mêmes questionnaires dans l’échantillon général et les sur-échantillons immigrés pour assurer une comparabilité optimale. Mais ces tests font appel à une connaissance élevée de vocabulaire littéraire dans la langue locale. Certains Suisses ne les ont déjà guère appréciés quand ils n’arrivaient pas à y répondre, mais les étrangers se sont sentis presque systématiquement en situation d’échec. Ils ont eu l’impression d’être évalués sur leur capacité à s’exprimer dans la langue du cru et, dès lors, ces tests leur rendaient le verdict d’une intégration ratée, ou au moins inachevée. Il en a résulté des réactions de frustration, de tristesse, voire de colère, avec des abandons au milieu d’interviews qu’il avait déjà été si difficile d’obtenir.
Une intrusion dans les parcours de vie
La guerre (ex-Yougoslavie), les dictatures (Espagne, Portugal) dans leur pays d’origine, mais également le rejet d’une partie de la population suisse à leur arrivée en Suisse (notamment les initiatives Schwarzenbach contre la « surpopulation étrangère », diverses initiatives de l’UDC et ses campagnes médiatiques controversées) expliquent très certainement la méfiance de la part des étrangers ou immigrés contactés. Ils ont douté de la garantie d’anonymat et de confidentialité. Ils ont aussi rejeté ce qui s’est apparenté pour eux à une intrusion dans leur vie privée et/ou à une remise en question de leur « intégration » en Suisse.
La migration est un événement clé dans le parcours de vie de ces personnes âgées. Cet événement n’a pas seulement eu un impact évident sur leur lieu de résidence mais également sur leurs trajectoires professionnelles, de santé et familiale. La méfiance, les allers retours entre la Suisse et le pays d’origine, le manque d’intérêt pour une étude longue et complexe que certains ont jugé faite « pour les Suisses » (entendant par là qu’elle n’était pas ethno-culturellement adaptée), confirment que sans procédures adaptées, ces personnes risquent fortement de n’être pas représentées et leurs voix de rester silencieuses. Pour autant, nous devons aussi continuer à viser une connaissance égale sur les uns et les autres pour porter une appréciation fiable sur leurs conditions de vie et de santé.
Vignettte-photo : Extrait de « En fait, nous voulions rentrer », documentaire (52’) de Yusuf Yesilöz. Commander ce film en ligne sur Artfilm
[1] Haute école de travail social de Genève – HETS / Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités (CIGEV) / Pôle de recherche national LIVES « Surmonter la vulnérabilité, perspective du parcours de vie ». L’auteure tient à remercier l’ensemble des collaborateurs et collaboratrices anciens et actuels du CIGEV, ainsi que l’ensemble des enquêteurs et enquêtrices qui ont œuvré pour la récolte de données, en particulier celles et ceux qui ont participer aux sur-échantillons.
[2] Bolzman, C., Fibbi, R., & Vial, M. (1999). Les Italiens et les Espagnols proches de la retraite en Suisse : situation et projets d’avenir. Gérontologie et Société, 91, 137-151.
Bolzman, C., Fibbi, R., & Vial, M. (2001). La famille : une source de légitimité pour les immigrés après la retraite ? Revue européenne des migrations internationales, 17(1), 55-78.
[3] Vivre/Leben/Vivere - Démocratisation de la vieillesse ? Progrès et inégalités en Suisse. L’enquête est menée par le CIGEV dans le cadre de LIVES et du projet SINERGIA CRSII1-129922, financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Plus d’information sur le site web de l’étude.