Comment habiter en vieillissant ?
Le rapport sur les formes d’habitation pour personnes vieillissantes, « Age Report III », fait œuvre utile en cernant les besoins de logements différenciés selon les âges. Un manuel pratique pour les chantiers en cours et à venir ?
Par René Levy, sociologue, professeur honoraire de l’Université de Lausanne
Habiter, c’est vivre. Mais cet aspect des conditions de vie est relativement peu pris en compte alors qu’il marque la vie de tous le jours de chacune et de chacun, que ce soit en la facilitant ou en la rendant difficile. La fondation AGE fait œuvre utile en publiant son rapport sur les formes d’habitation pour personnes vieillissantes, cette fois sous la plume de François Höpflinger et Joris Van Wezemael [1]. Cette fondation, active en Suisse allemande, s’engage dans la production et la diffusion de connaissances, mais aussi dans la réalisation de projets concrets [2] Ce troisième rapport (2003, 2008, 2013), qui se veut un véritable manuel pour personnes actives dans le domaine, présente une vue d’ensemble, construite par François Höpflinger et intégrant une nouvelle enquête sur les conditions d’habitation des personnes vieillissantes en Suisse (allemande), suivis de six contributions qui approfondissent des aspects plus spécifiques de l’habiter en vieillissant. La présentation visuelle ainsi que la transparence de l’organisation du texte ont été particulièrement soignées pour faciliter son usage.
Quatre profils différenciés
Un accent est mis sur le changement de la population vieillissante en Suisse, d’un point de vue moins purement démographique que qualitatif : les « nouveau vieux » sont différents, ils ont des intérêts et besoins différents et, partant, aussi des exigences différentes quant à leurs conditions de vie et notamment leur habitation (formes, confort, design, mobilité etc.). De manière croissante, le profil de ce segment de la population se compose des baby-boomers, c’est-à-dire de celles et ceux ayant pu profiter de l’expansion du système de formation, du marché du travail et des possibilités de consommation des Trente Glorieuses, et aussi de la mise en place d’une politique sociale sécurisante.
En combinant le statut sur le marché du travail et les conditions de santé, Höpflinger propose de penser l’évolution biographique et collective de cette population en termes de quatre périodes de la vie après 50 ans :
- Seniors employés (50+)
- Retraite en bonne santé (« troisième âge »)
- Période de fragilité renforcée (« quatrième âge »)
- Période nécessitant des soins réguliers
L’architecture n’est pas tout…
Ces quatre périodes prédominantes ou types de condition forment tout sauf un en-semble homogène. En conséquence, elles nécessitent des formes d’habitat assez différentes et appellent un parc de possibilités d’accueil passablement plus différencié, mais aussi mieux ciblé que ce que le marché offre aujourd’hui. En même temps, il est crucial d’envisager la globalité des éléments de prise en charge, y compris autonome par les personnes vieillissantes elles-mêmes, et de ne pas limiter le problème aux questions d’architecture.
De plus, pour une période encore importante, cette population est composée majoritairement de femmes par la cumulation de la tendance des couples à se former entre des partenaires où la femme est plus jeune que l’homme avec une plus longue espérance de vie (en 2012, pour 100 femmes de 65 ans et plus, on compte 73 hommes). Une situation stéréotypée devient en revanche rarissime : celle des personnes au-dessus de 80 ans qui vivent ensemble avec un de leurs enfants (encore 2% en 2005 !) – alors qu’elle hante parfois les esprits nostalgiques.
Höpflinger discute trois facteurs qui influencent ensemble le vieillissement de la population : la fertilité, relativement basse en Suisse, le bilan migratoire, positif dans notre pays depuis des décennies, compensant largement la faiblesse de la fertilité, et la longévité qui se généralise, avec une tendance récente à la diminution des différences de sexes à cet égard. Si la vieillesse n’est plus en soi annonciatrice de pauvreté – comme c’était le cas jusque dans les années 70 – elles est néanmoins une période de la vie marquée par des inégalités particulièrement prononcées. D’une part, on compte plus de propriétaires de leur logement ; de l’autre, plus de dépendants de prestations complémentaires que dans la population plus jeune.
La politique à l’intention de la vieillesse ne doit ignorer ce fait fondamental, à moins de déléguer au seul pouvoir d’achat le tri entre les « vieux méritants » et les autres. Déjà maintenant, le décalage est important entre les personnes âgées nanties, généralement bien logées et satisfaites de leurs conditions, et leurs « pairs » vivant dans des conditions modestes qui souffrent de bien plus d’inconvénients (précarité financière, qualité de l’environnement naturel et construit, accessibilité de services, rattachement aux transports communs, facilité à envisager un déménagement, adéquation de l’appartement aux besoins personnels etc.).
Un chez-soi autonome
Actuellement, trois retraités sur dix – donc presqu’un tiers – n’ont que l’AVS et dépendent des prestations complémentaires pour assurer le minimum vital. Il s’agit sans surprise surtout de personnes avec une qualification particulièrement faible – et de femmes dont l’acquisition de droits de pension (2e pilier) et d’une fortune propre (3e pilier) reste systématiquement en dessous de celles des hommes (féminisation des interruptions professionnelles en faveur de tâches de care non rémunérées dans la famille). Par ailleurs, la pauvreté des personnes âgées est plus fréquente parmi les immigré-e-s et en dehors des villes.
Malgré le comportement généralement actif de la population vieillissante, ses souhaits concernant le logement restent plutôt traditionnels. Le chez-soi est souhaité autonome et il est surtout perçu comme lieu de repos et de retrait du monde de l’activité extérieure ; on voit d’un bon œil un voisinage mixte en termes de générations, mais n’envisage guère de vivre en communauté. C’est aussi dans cette perspective que les chapitres d’approfondissement ne parlent guère de la vie en institution ou dans des résidences organisées, mais de l’habitat privé des personnes vieillissantes, le plus souvent sur la base d’études ciblées, passant de l’expérimentation via des enquêtes à larges échelle et des interviews qualitatives en profondeur jusqu’à l’analyse de réseaux. C’est un choix pragmatique qui cherche notamment à dépasser les limites étroites d’une approche concentrée sur le bâti (la quasi-totalité de l’habitat suisse est déjà construit, le taux des nouvelles constructions est d’environ 1%) pour privilégier l’environnement social au sens large, de la politique sociale jusqu’à ses composantes les plus fragiles, qui conditionne les possibilités de garder un habitat privé tel qu’il est à la portée de la majorité de la population vieillissante.
Penser aussi à la liberté de « l’être vieux »
Si on constate toujours des difficultés et même des résistances à prendre au sérieux le « vieillissement de la population » (que l’on pense à la prégnance encore forte d’une image avant tout déficitaire de « l’être vieux », alors qu’à partir de la retraite, une période de relative liberté s’ouvre pour une majorité encore grandissante de la population), c’est probablement dû au fait que la généralisation de la vie longue ajoute aux parcours déjà bien connus et socialement intégrés des phases de vie historiquement nouvelles dont la diversité ainsi que le potentiel attendent d’être pleinement appréhendés. L’inventivité du marché a sans doute un rôle important à jouer, mais une politique responsable ne saurait laisser au seul pouvoir d’achat des individus de régler les possibilités d’explorer les options qui ces nouvelles phases de vie comportent.
[1] François Höpflinger & Joris Van Wezemael (Hrsg.), Age Report III. Wohnen im höheren Lebensalter. Grundlagen und Trends. Seismo, Zurich 2014. Présentation sur cette page de REISO.