Youtube au service de la démocratie?
Le Service de la jeunesse de Moutier va lancer un projet destiné à rapprocher la politique des préoccupations réelles de la jeunesse. Le glissement vers une démocratie plus participative et une citoyenneté plus inclusive en sont les principaux enjeux.
Par Michaël Kohler, travail réalisé dans le cadre du module Travail social et Communication, Master en travail social, HES-SO
Le niveau d’abstention observé ces dernières années dans les démocraties occidentales questionne la dimension collective du projet politique que représente la démocratie électorale-représentative [1]. En Suisse, cette tendance à la baisse est une réalité depuis le début du siècle dernier. A l’heure actuelle, la mobilisation moyenne pour les votations fédérales se situe aux alentours de 45% [2] et la participation des jeunes semble être un enjeu particulièrement important depuis de nombreuses années. A Moutier comme dans les autres villes suisses.
Comme le mentionne Tironi (2015, p. 64), le Conseil fédéral signalait, au début des années 1980 déjà, « la nécessité de donner à la jeune génération la possibilité de coopérer au renouvellement de la société et de mettre ses forces créatrices au service du bien commun ». Cette culture de la participation a, entre autres, dynamisé la création des Parlements de la jeunesse. Ce phénomène d’abstention est renforcé par des facteurs socio-économiques. En effet, selon les mêmes sources statistiques, la participation politique semble autant être une affaire d’âge que de genre ou de niveau de formation. Ainsi, les femmes et les personnes de revenu modeste ou n’ayant pas effectué de formation supérieure prennent moins part aux votations.
Dès lors, la situation apparaît d’autant plus préoccupante si les jeunes sont socialement et économiquement défavorisés. La non-participation de ces catégories de personnes remet en question la représentativité du pouvoir au sein de la société.
Quand internet reproduit les inégalités
Les nouvelles technologies, en particulier l’essor d’internet, échouent encore à proposer de véritables alternatives à même d’inverser ce phénomène et d’ouvrir de nouvelles possibilités de participation des publics tenus à l’écart de l’arène démocratique. Au contraire, comme l’a démontré Thiévot (2013), les militants actifs sur internet sont souvent issus des partis traditionnels, fortement diplômés et de sexe très majoritairement masculin. Ainsi, bien que le cyber-militant semble tout de même un peu plus jeune, internet exacerberait les caractéristiques du militant classique, contribuant ainsi à reproduire et à renforcer les inégalités.
La critique par Nancy Fraser (2001) du concept de sphère publique telle que développée par Habermas aide à comprendre pourquoi certains publics sont tenus à l’écart du débat démocratique. L’auteure y explique notamment une mise à l’écart symbolique opérée « par des protocoles de style et de décorum » propres à marginaliser les femmes et les membres des classes populaires au sein de l’espace public ; espace qui devrait pourtant se positionner en tant que contre-pouvoir de l’Etat en soumettant celui-ci « à l’analyse minutieuse et à la force de l’opinion publique » (Fraser, 2001, p. 130 et 135).
Le travail social a entre autres pour objectif d’entrouvrir les portes de la participation démocratique, par exemple en permettant aux publics marginalisés de passer outre les obstacles symboliques dressés devant les institutions politiques. A la manière de la médiation culturelle qui comble l’écart entre les publics subalternes et l’art (Cervulle, communication personnelle, 23 octobre 2017), le travail social agit pour que certains publics défavorisés soient pris en considération par les autorités politiques et qu’ils existent au sein de la société en tant que citoyens à part entière. Au besoin, il doit être à même de questionner le fonctionnement démocratique et d’y proposer des modifications.
En ce sens, l’élargissement de l’espace public proposé aujourd’hui par internet constituerait, comme l’a démontré Tréguer (2014), une opportunité de résurgence de la contre-démocratie au sens de Rosanvallon (2006). Ceci semble particulièrement vrai pour les jeunes qui utilisent activement internet et les réseaux sociaux.
YouTube au service de la démocratie ?
En contact quotidien avec un public jeune (12 à 20 ans) et précarisé (migrants, enfants d’ouvrier, issus de familles monoparentales, etc.), l’équipe d’animation socioculturelle du Service de la jeunesse et des actions communautaires de Moutier [3] espère concrétiser en 2019 une chaîne YouTube où les jeunes interpelleront les autorités locales sur des sujets les concernant.
S’appropriant les codes du réseau social grâce à la collaboration d’un jeune youtubeur de la région, les jeunes seront invités à poser des questions sur des sujets variés et à mettre en image leurs interpellations. Dans un second temps, les services et les autorités compétentes expliqueront leurs points de vue à travers le même agencement. L’équipe d’animation joue ici un rôle de médiateur afin d’aider les jeunes à formuler leur question ainsi que leur argumentation et inviter les autorités à y répondre de la manière la plus appropriée, en utilisant les règles discursives de la célèbre plateforme.
L’un des objectifs du projet est de stimuler la participation citoyenne des jeunes en utilisant des canaux de communication qu’ils maîtrisent et non en reproduisant le système institutionnel classique tel que cela se fait dans certains Parlements des jeunes à l’échelon communal ou cantonal. Plutôt que de combler le fossé qui sépare les jeunes de la politique, le projet ambitionne de questionner le rapport aux institutions en faisant de YouTube une plateforme de débat reconnue et crédible au niveau de la Municipalité de Moutier. En d’autres mots, plus que d’amener la jeunesse en politique, il est question ici d’amener la politique vers les jeunes.
Les enjeux de l’insurrection
En tenant compte du raisonnement de Holston (1999, 2008, cité dans Tréguer, 2014, p. 130), un tel projet comporte assurément un potentiel insurrectionnel dans le sens où il manifeste une forme de citoyenneté et de participation politique en opérant en dehors des canaux institutionnels. De fait, l’insurrection entraîne généralement « une réaction des élites qui tentent de maintenir le statu quo » (idem).
Il est ainsi imaginable que la chaîne développée par le Service de la jeunesse, en tant que plateforme délibérative reconnue, n’aille pas de soi. Internet et les réseaux sociaux pouvant apparaître, dès lors, comme des outils contre-démocratiques trop puissants (Rosanvallon, 2006, cité dans Tréguer, 2014, p. 131). Cependant, pour Rosanvallon (id, p. 131), nous ne pouvons occulter que l’organisation d’une relation de défiance entre élite et citoyens « concourt à l’exercice de la citoyenneté » à même d’instituer un nouveau rapport de force.
Si le projet semble contribuer à offrir une réponse réaliste au manque de participation politique des jeunes et des publics défavorisés, il ne propose à ce stade pas de réelles garanties sur la place des femmes au sein de l’arène démocratique. L’équipe d’animation veillera-t-elle à une juste représentation des préoccupations de leur public féminin ? De même, se positionner dans un tel projet ne met-il pas l’équipe du Service municipal devant un conflit de loyauté important vis-à-vis de son public, de son employeur et des finalités du travail social ?
Malgré ces réserves, il convient de porter au crédit de cette démarche son pouvoir de questionnement des institutions et sa capacité à relever que la participation politique est autant une question d’intérêt public qu’une question d’accessibilité aux espaces délibératifs.
[1] Ce texte a été écrit dans le cadre du module Travail social et Communication de la professeure Viviane Cretton.
[2] Bibliographie sélective
- Office fédéral de la statistique. (2017). Participation aux votations.
- Office fédéral de la statistique. (2014). Part de la population suisse participant fréquemment aux votations fédérales.
- Fraser, N. (2001). Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement. Hermès, 3(31), 125-156.
- Rosanvallon, P. (2006). La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance. Paris : Le Seuil.
- Thiévot, A. (2013). Qui milite sur Internet ? Esquisse du profil sociologique du « cyber-militant » au PS et à l’UMP. Revue française de science politique, 3(63), 663-678.
- Tironi, Y. (2015). Participation et citoyenneté des jeunes : la démocratie en jeu. Lausanne : Haute école de travail social et de la santé – EESP.
- Tréguer, F. (2014). Hacker l’espace public : la citoyenneté insurrectionnelle sur Internet. Tracés. Revue de Sciences humaines, 26, 129-147.
[3] SeJAC, site internet
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Michaël Kohler, «Youtube au service de la démocratie?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 10 mai 2018, https://www.reiso.org/document/3055