Plus qu’un toit pour la nuit
Dans de nombreuses villes, les sans-abris disposent d’une structure d’urgence très bon marché qui leur offre un lit pour la nuit. À Fribourg, un dispositif assure un accompagnement visant l’inclusion sociale des usager·ère·s.
Par Eric Mullener et Antoine Sansonnens, La Tuile, Fribourg
Dès 19 h, les personnes sans logis arrivent et paient leur écot : 5 francs pour la nuitée et le déjeuner, 8 francs avec le repas du soir préparé par les soins d’un·e cuisinier·ère. La maison d’accueil La Tuile dispose d’une trentaine de places en hébergement d’urgence. Le règlement du centre, élémentaire mais garant du bon fonctionnement de l’accueil, est signé à l’entrée : pas d’alcool, pas de drogue, pas de couteaux dans les chambres, pas d’actes de violence ni physique ni verbale, le respect des horaires, le silence de minuit à 7 h et la participation obligatoire aux tâches ménagères. Les usager·ère·s peuvent déposer les affaires interdites dans une armoire sous clé à l’entrée et les récupérer avant de quitter le lieu, à 9 h du matin au plus tard. Comme partout ailleurs, les femmes sont largement minoritaires et ne représentent que 15% des hôtes.
Sur ces fonctionnalités, le dispositif fribourgeois est comparable aux services mis en place dans d’autres villes et accomplit son travail d’«urgentiste social». Là où il diffère, c’est sur ses mesures d’accompagnement. Car si un toit et les besoins de première nécessité sont fondamentaux dans ces situations de grande vulnérabilité, ils demeurent insuffisants: les usager·ère·s cherchent prioritairement un lit pour la nuit, mais ils espèrent bien souvent renouer des liens sociaux. De telles relations ne se construisent pas en un soir. C’est pourquoi la maison jaune de la route de Marly permet une durée de séjour de 90 nuitées consécutives pour les personnes ayant eu leur domicile dans le canton (82.5% des nuitées). Ainsi, au lieu de se demander tous les jours s’il y aura une place libre, les usager·ère·s prioritaires savent qu’ils pourront retrouver «leur» lit [1].
Pour les situations de détresse sanitaire ou d’extrême vulnérabilité comme les femmes enceintes ou les malades sans logement, six studios individuels à proximité de l’hébergement d’urgence sont proposés. L’Accueil24 [2] assure des prestations sociales adaptées aux besoins de ses résidant·e·s et organise les soins médicaux qui s’imposent. Si ces studios permettent à leurs hôtes de se ressourcer, ils constituent aussi, pour l’association, un outil d’évaluation des capacités à habiter des résidant·e·s afin de les aiguiller vers d’autres structures du réseau.
Sous la carapace protectrice
L’hébergement d’urgence constitue l’entrée de secours de l’offre institutionnelle. Comme l’avaient dès le début constaté les fondateurs de l’association, réduire cette prestation à la stricte mise à disposition d’un lit pour la nuit devient une sorte d’offre «palliative» qui mène souvent au fatalisme et à la résignation. La garantie d’un toit pour trois mois est une première mesure qui modifie les rapports interpersonnels. La personne est reconnue telle qu’elle est et finit par se sentir en sécurité dans ce lieu « bas seuil » auquel elle appartient pour un certain temps. Plusieurs éléments participent à créer cette confiance. Par exemple, les murs de la maison décorés par l’artiste Frédéric Aeby invitent à l’évasion et à la poésie pour des usager·ère·s qui ont parfois perdu tout espoir. Du côté de l’organisation de l’espace, les chambres avec leurs lits superposés prévues pour 2, 3 ou 4 bénéficiaires n’ont rien d’un abri de protection civile. De plus, elles sont équipées de casiers fermés où déposer ses affaires plutôt que de les porter toute la journée dans la rue. Le centre offre des habits de rechange, des chaussures de seconde main ainsi que du matériel de première nécessité: savon, dentifrice, rasoir, pansements, etc.
Ainsi, certaines personnes parviennent à respirer, à se poser physiquement et psychologiquement, à dévoiler leurs fragilités sous leur carapace protectrice. Elles racontent des morceaux de vie et se confient par fragments. Les éducateur·trice·s et l’assistante sociale offrent leur présence mais n’obligent jamais à se raconter. L’écoute bienveillante se double d’un principe de non-intrusion et laisse place à l’expérience individuelle. Selon leur propre rythme, après deux mois pour certains ou deux ans pour d’autres, la majorité des usager·ère·s finissent par exprimer leur souhait de sortir de la rue, leur envie d’agir pour changer leur situation. L’équipe professionnelle est alors là pour organiser une aide et imaginer des solutions sur mesure avec eux.
Les appartements de transition
Aussitôt qu’elle en a eu les moyens l’association a développé des offres de transition, les «logements accompagnés», et des services visant le maintien dans une situation stable, l’«accompagnement au logement». La Tuile estime que le logement est la pierre angulaire d’une insertion sociale durable[3]. L’équipe professionnelle assure alors un suivi socio-éducatif modulé en fonction des besoins particuliers et du degré d’autonomie des bénéficiaires, le principe d’adaptation de la structure aux individus étant au cœur de l’intervention. La structure permet en premier lieu de retrouver un domicile légal avec les prestations qui en découlent, notamment le chômage, l’aide sociale ou les rentes complémentaires AVS ou AI.
L’âge moyen des locataires en transition est d’environ 40 ans. La plus jeune avait 24 ans lors de son admission et la plus âgée 73 ans. Le chemin est souvent sinueux avant qu’un·e usager·ère retrouve son nom sur une boîte aux lettres, sa propre chambre, son intimité. L’accompagnement social vise à développer les compétences inhérentes au statut de locataire : entretenir son appartement, assurer la sécurité et les bases de sa propre santé, adopter des comportements acceptables pour le voisinage, des compétences parfois perdues au fil de longs mois passés dans la rue. Viennent ensuite la définition des objectifs personnels qui, la plupart du temps, se traduisent par la volonté de retrouver une activité professionnelle. Les éducateur·trice·s veillent à mettre de côté leurs propres conceptions, idées et perspectives pour que les locataires eux-mêmes fixent leurs priorités. La particularité du logement accompagné est justement d’accorder du temps à chacun·e : le temps de reconstruire sa propre identité, de faire des projets, d’appréhender les problématiques qui les desservent et d’agir pour les surmonter. Il s’agit d’un véritable travail social avec autrui qui conjugue bientraitance et injonction à l’autodétermination dans un dispositif ou chacun peut y évoluer à sa manière. Les considérations existentielles et humaines dépassant les logiques bureaucratiques et procédurales, l’humain reste donc toujours au centre de l’intervention.
Le rôle préventif de l’accompagnement
La durée moyenne des séjours en transition est de 27 mois. 60% des locataires sont au bénéfice de l’aide sociale lors de leur admission. À leur sortie vers un appartement indépendant, seuls 26% touchent les prestations du dernier filet de protection sociale. Malgré l’accompagnement social, quelques personnes (8%) ne parviennent pas à s’en sortir et retournent à la rue, à l’abri de nuit ou, parfois, disparaissent. C’est donc dire que 92% des bénéficiaires s’inscrivent dans une démarche durable d’insertion.
Dans le canton de Fribourg, ces logements accompagnés ont une capacité de plus de 30 places. L’offre s’est étoffée avec la récente rénovation de l’immeuble de la rue Marcello qui dispose de 2 studios individuels et de 4 appartements en colocation. L’association travaille également en Gruyère, ainsi qu’à Villars-sur-Glâne. Ces appartements sont organisés sous une forme communautaire ou individuelle. L’accompagnement social réalisé sur place à moyen ou long terme, permet dans la majorité des situations d’éviter la résurgence des problèmes ayant menés à la rue. Adjoint à un nouveau lieu d’identification sociale positive pour les locataires, ce mode d’intervention constitue la clef de voûte de la prévention des risques de « rechutes ».
En effet, résider dans un «vrai» logement favorise grandement la régularisation des situations. Elle réduit à la fois la fracture et la facture sociales. Si l’association désire augmenter l’offre de logements accompagnés ces prochaines années, son engagement est conçu en collaboration avec les services publics afin qu’ils ne se «désengagent» pas de cette problématique.
Impliquer la société
Pour sensibiliser la population à l’existence du sans-abrisme dans la région, plusieurs événements sont devenus des rendez-vous attendus et donnent aux Fribourgeois l’occasion de se mobiliser. Le Festival des Soupes sur la place Python attire les foules et quelque 400 bénévoles chaque année durant la période de l’Avent. Les 120 litres de soupe disparaissent parfois avant la fin des concerts ! Quant à la fête traditionnelle de la Bénichon, elle voit la participation d’une centaine de bénévoles. Autant de façons de faire connaître et reconnaître la précarité, si souvent volontairement invisible ou cachée.
Dans le même ordre d’idées, l’association a repris le fameux Café du Tunnel, situé sur la Grand-Rue à Fribourg. Ce lieu cultive la mixité sociale et le partage dans tous les sens du terme. En plus d’une permanence sociale les jeudis, le café offre aux client·e·s à faible revenu un rabais de 50% sur les menus du jour. Boissons et menus «suspendus», mis gratuitement à disposition des personnes sans moyen financier, sont payés par d’autres généreux client·e·s. À l’entrée, une nappe bleue invite à sa table celles et ceux qui souhaitent discuter, jouer aux cartes ou partager spontanément des expériences de vie. Des animations régulières favorisent les rencontres et les échanges inopinés. Un laboratoire culturel est organisé autour d’activités artistiques en tous genres : concerts, théâtre, expositions, projections, soirées thématiques, festivals, jam sessions, ateliers, soirées DJ. Dans ce havre socio-culturel, tout est donc mis en place pour lutter contre la stigmatisation.
Si le mandat signé avec l’Etat de Fribourg prévoit que la Tuile accueille, héberge et encadre les sans-abri, pour freiner les ancrages à l’hébergement d’urgence, l’association met depuis des années la focale sur le processus de réinsertion par le logement. Cela passe par le tissage de confiance relationnel, la reconnaissance de chaque individu dans son propre cheminement, la non-stigmatisation et le respect de l’autodétermination. En répondant a plus de besoins que ceux définis par sa mission prescrite, elle favorise amplement l’insertion, les capacités d’agir et l’autoréalisation des usager·ère·s. Précisons par ailleurs que les pratiques d’intervention et les réflexions collectives menées à l’interne sont régulièrement alimentées par les apports de chercheur·e·s en sciences sociales [4]. De plus, les fréquentes discussions d’équipe entretiennent la réflexivité et l’intelligence collective.
La formule «offre bas seuil», signifiant que tout être humain en détresse est accueilli, est trop souvent connotée négativement. À la maison de la route de Marly, les professionnel·le·s et les usager·gère·s préfèrent la formule «haut seuil de tolérance». Tout un symbole.
[1] La durée du séjour est limitée à 10 nuitées consécutives pour les personnes domiciliées ailleurs qu’à Fribourg ou sans domicile connu (17.5% des nuitées). Chaque année, il y a en moyenne 500 personnes qui sonnent à la porte de La Tuile qui assure ainsi plus de 8000 nuitées. Site internet
[2] Elles représentent un peu plus de 1400 nuitées.
[3] En cela, elle s’apparente à la logique « housing first »
[4] La Tuile, son histoire, ses pratiques et sa place dans la communauté, avec la monographie d’Antoine Sansonnens et l’analyse des pratiques d’intervention de Carolyne Grimard de l’Université de Fribourg, 2016, 154 pages.
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Eric Mullener et Antoine Sansonnens, «Plus qu’un toit pour la nuit», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 27 septembre 2018, https://www.reiso.org/document/3495