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L'intimité à l’épreuve de la consommation

Lundi 19.12.2022
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© Fondation ABS

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© Fondation ABS

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Les personnes consommatrices de drogue sont, dans la rue, soumises au regard jugeant des passants. Un lieu de consommation sécurisé, doté de la présence de professionnel·le·s solutionne-t-il ce manque d’intimité ? Analyse des enjeux.

Par Bilal Elhaouari, intervenant socio-sanitaire, et Elyse Persoz, responsable opérationnelle, Fondation ABS, Lausanne

La question de l’intimité dans le monde socio-sanitaire est souvent analysée à travers les prismes de la sexualité et du couple. Mais que devient cette notion d’intimité dans l’acte de consommation de drogues ? Cet article examine les différents enjeux liés à ces pratiques, selon qu’elles se déroulent dans l’espace public ou dans un espace de consommation sécurisé (ECS), puis la façon dont le cadre autour de l’acte de consommation impacte le rapport à l’intimité [1].

Le processus de l’acte de consommation permet de questionner les modalités mises en place par les consommateurs et consommatrices à la lumière du concept goffmannien de « présentation de soi » (Goffman E., 1973). Pour Goffman en effet, « la présentation de soi » est quelque chose de contrôlé, qui vise à déterminer l’image que les autres se forgent de soi, du jour sous lequel une personne aimerait se montrer, du rôle qu’elle souhaite mettre en avant. Cependant, bien qu’une partie de cette présentation soit maîtrisée, des signes peuvent trahir ce que quelqu’un·e ne désire pas révéler. Ainsi, lorsque la différence est trop grande entre ce que l’on veut faire voir et ce que l’on fait effectivement voir, Goffman parle de « perdre la face ». Le sociologue nomme ce décalage le « stigmate ». Dans le cas de personnes consommatrices, les stigmates peuvent être d’ordre somatique (amaigrissement, pâleur, abcès) ou psychologique (hallucinations, cris, comportements hors normes).

Finalement, « perdre la face » résulte d’une contradiction trop grande entre la « présentation de soi » et les « stigmates ». L’intimité s’en trouve touchée puisque, lorsque l’on perd la face, il y a dévoilement. Non maîtrisé, ce dévoilement conduit à une catégorisation de la part de l’Autre, ainsi qu’aux représentations qui en découlent. Ce processus se révèle très violent : la personne se retrouve mise à nu, confrontée aux injonctions normatives.

Ces concepts sociologiques contribuent à analyser l’acte de consommation et à mettre en lumière la façon dont l’intimité constitue un enjeu crucial dans la prise de produits psychotropes, qu’elle se déroule dans la rue ou à l’ECS.

D’une intimité à l’autre

Tout acte de consommation commence par l’acquisition du produit. Dans le cas de personnes SDF et précarisées, se procurer l’argent pour l’achat des stupéfiants passe souvent par faire la manche. Devoir assumer son besoin d’argent auprès des passant·e·s représente un premier dévoilement. Une fois ces fonds en main, il s’agit de se procurer la ou les drogues. Les zones de deal se situant généralement dans les espaces urbains et en centre-ville, elles sont très fréquentées par divers types d’usagers et d’usagères, hommes et femmes qui se rendent à leur travail, en courses ou sur un lieu de loisirs. Tandis que les personnes qui ne portent pas de stigmates de consommation et ne s’y attardent pas sont considérées comme des passant·e·s, celles qui s’arrêtent dans ces zones sont immédiatement catégorisées comme « toxicomanes », qu’elles portent ou non des stigmates de consommation, qu’elles consomment ou non.

Une fois les stupéfiants acquis, l’usager·ère va devoir déterminer s’il ou elle souhaite consommer dans la rue ou à l’espace de consommation sécurisé. Si la consommation peut être différée pour certain·e·s, pour d’autres, le produit « brûle les mains » et l’urgence de l’inhaler ou de se l’injecter prend le dessus. Dans ce cas, ces personnes ont tendance à se mettre en retrait, sans pour autant être totalement à l’abri des regards, que ces derniers soient répressifs et/ou moralisateurs.

Selon le niveau de visibilité de l’acte de consommation, ces personnes s’exposent plus ou moins aux préjugés des passant·e·s, qui ne voient alors plus une personne mais « un tox », « un addict » ou « une clocharde ». Par conséquent, celles et ceux qui consomment en rue se dévoilent au public, avec toute la violence que cela induit.

Bien que l’on puisse penser que c’est la personne consommatrice qui choisit de pratiquer son geste dans l’espace public, et donc de rompre avec une certaine forme d’intimité, le fait de ne pas disposer d’appartement ou de chambre à soi oblige la consommation à l’extérieur. Consommer dans la rue rend donc impossible le contrôle de son intimité, induisant ainsi une perte entre le secret, le privé et le public.

En plus de cette absence d’intimité, consommer dehors ne peut s’effectuer dans la sérénité. Tiraillée entre le regard des passant·e·s et la vigilance pour éviter la répression, la personne essaie de consommer le plus rapidement possible, en étant aux aguets de ce qui se déroule autour d’elle. En revanche à l’intérieur, dans le luxe de l’intimité, une forme de quiétude peut s’installer. Ce contexte permet de consommer de la manière la plus adéquate possible, en prenant le moins de risques possibles. Par exemple, quand l’individu a du temps, il désinfecte son bras plus attentivement ou cuisine mieux son caillou de coke. Par conséquent, il ou elle agit dans la philosophie de la réduction des risques.

Surmonter la gêne

À la lumière de ces constats surgit un enjeu essentiel : comment retrouver de l’intimité et de la sérénité quand on n’a pas de domicile ou d’endroit où vivre son addiction tranquillement ? Un espace de consommation sécurisé répond en partie à cela.

Pour les personnes consommatrices de drogues, disposer d’un lieu calme et propre, ainsi que de matériel adéquat, contribue à apaiser certains éléments stresseurs. Toutefois, agir sous le regard de professionnel·le·s de la réduction des risques ne se révèle pas toujours aisé. Pour utiliser cette prestation, une part de son intimité doit malgré tout être dévoilée. En effet, pour consommer à l’ECS, la première étape à franchir met en jeu la « présentation de soi ». Que l’usager·ère arrive en manque ou pas, requérir — discrètement ou non — une entrée pour ce lieu, puis exposer ses habitudes de consommation constitue un risque de « perdre la face ».

De fait, révéler ses pratiques de consommation à des professionnel·le·s a d’ailleurs pu représenter un problème à la mise en place de l’ECS. Faire le pas de, oser se montrer dans un moment considéré comme tabou par une majeure partie de la société demande de la réflexion sur soi, une pesée d’intérêts qui ne convient pas à tout le monde.

Afin de garantir la sécurité des usagers et usagères, consommer à l’ombre de ces murs s’effectue sous le regard des intervenant·e·s socio-sanitaires. Cela implique une forme de contrôle puisqu’il est requis d’annoncer notamment la nature du produit, la quantité consommée ou les prises antérieures. Si la posture professionnelle suspend le jugement moral, le regard professionnel et la proximité physique viennent rompre avec une forme d’intimité que l’usager·ère peut connaître dans la rue. Il ou elle se retrouve à nouveau confronté·e à la violence du dévoilement d’une partie de l’acte de consommation. Car si les lieux publics exposent à tous les regards, il y existe une distance physique entre les passant·e·s et les consommatrices et consommateurs, ainsi qu’une absence de contrôle de la part d’une tierce personne. A l’ECS, au contraire, ces aspects disparaissent au profit d’une autre forme d’intimité, voire d’une intimité partagée entre l’usager·ère et le ou la professionnel·le. On peut supposer que le dévoilement dans l’espace sécurisé est peut-être moins violent, étant donné qu’il est consenti.

Si l'acte de consommer devant des professionnel·le·s s’avère plus ou moins aisé, l’enjeu se situe surtout ensuite. Des personnes fréquentant l’ECS témoignent de la difficulté, de la gêne, voire de la honte à se montrer sous l’effet du stupéfiant. Toutefois, ces comportements post-consommation inhabituels peuvent être pris en charge par les intervenant·e·s socio-sanitaires. Dans la rue, par contre, ces agissements induits surviennent également, mais sans aucun soutien et avec un fort jugement moral de la part des quidams.

Si, pour l’individu, la gêne prend le dessus, alors cet endroit ne peut pas être considéré comme un lieu sécurisant. A contrario, parvenir à dépasser ce sentiment de honte et oser se dévoiler ainsi permet, sur la durée, l’établissement d’un lien de confiance avec les professionnel·le·s.

Choisir l’intimité la plus favorable pour soi

Finalement, la pesée d’intérêt pour l’usager·ère peut être formulée ainsi : suis-je prêt·e à me montrer de loin et devant beaucoup de monde dans la rue ou préféré-je me placer sous le regard rapproché de professionnel·le·s de la réduction des risques, durant la consommation puis lorsque les effets secondaires surgissent ? En d’autres termes, quel dévoilement est le moins violent pour la personne consommatrice ?

Comme déjà mentionné, la perte d’intimité induite à l’espace de consommation sécurisé laisse place à l’apparition d’une autre forme d’intimité et de sérénité. Au-delà des préjugés moraux, le regard de considération des professionnel·le·s garantit un cadre sécurisant et favorise un dévoilement de l’acte de consommation probablement moins violent pour l’usager·ère que dans l’espace public.

Cette réflexion sur l’intimité dans l’acte de consommation soulève d’autres questions pour les professionnel·le·s de la réduction des risques : quelle est la limite entre l’offre d’un cadre apaisant et sécurisant et le contrôle de la personne ? Est-ce que le contrôle est une limite à l’intimité ? Est-il le pendant inverse de l’intimité ?

Ainsi, un cadre apaisé et sécurisé pour consommer implique un accord tacite entre professionnel·le·s et usager·ère·s. La personne consommatrice accepte en effet de se dévoiler pour un bout auprès des professionnel·le·s, alors que ces dernier·ère·s acceptent quant à elles et eux d’entrer dans ce dévoilement, tout en demeurant vigilant·e·s à ne pas tomber dans l’« hyper-contrôle ». Un·e intervenant·e qui n’effectue que du contrôle ne laisse aucune place à l’intimité de la personne et ne prend pas en compte le consentement de l’usager·ère quant à ce qu’il ou elle souhaite dévoiler. C’est ici tout l’enjeu de la posture professionnelle en réduction des risques : se trouver constamment « sur le fil » entre laisser-faire et contrôle constant.

Une Fondation qui œuvre à la réduction des risques

La Fondation ABS à Lausanne œuvre depuis 1999 dans le domaine de la réduction des risques liés à l’usage de produits psychotropes. En offrant des espaces d’accueil, des prestations d’aide à la survie et un espace de consommation sécurisé, la Fondation ABS vise à réduire les méfaits liés à l’usage de stupéfiants pour toute personne définissant une consommation problématique. C’est dans ce cadre qu’a vu le jour, en octobre 2018, l’espace de consommation sécurisé (ECS) au Vallon. L’Espace de Consommation Sécurisé est un projet social destiné aux usager·ère·s de drogues en période de consommation active. Il offre aux usager·ère·s un espace propre et sécurisant, du matériel de consommation stérile et un encadrement professionnel pour réduire les risques sanitaires et sociaux liés à la consommation de drogues.

La personne souhaitant consommer doit être inscrite (de manière anonyme) à la Fondation ABS. La première étape consiste à s’inscrire pour une consommation en annonçant le mode de prise et le produit à l’accueil. Une fois en salle, la personne bénéficie du matériel adapté à sa consommation et de la surveillance des professionnel·le·s en salle qui peuvent à tout moment prodiguer des conseils de réduction des risques ou intervenir en cas de problème (état limite, OD). Le temps pour consommer est limité en fonction du mode de prise et une inscription correspond à une consommation. La personne peut faire autant de passages en salle qu’elle souhaite, sous réserve de l’évaluation des intervenant·e·s socio-sanitaires, qui peuvent lui demander de différer sa consommation.

Bibliographie

  • Goffman, E., & Kihm,A. (1974). Les rites d'interaction. Paris : Éditions de Minuit.
  • Goffman, E., & Kihm, A. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne (Vol. 2). Paris : Éditions de Minuit.
  • Goffman, E. (1975). Stigmates : les usages sociaux des handicaps. Paris : Éditions de Minuit.

[1]  L’intimité est ici comprise comme ce qui doit demeurer secret, privé, en opposition à ce qui est visible, public.


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Cet article appartient au dossier Intimité(S)

Comment citer cet article ?

Bilal Elhaouari et Elyse Persoz, «L'intimité à l’épreuve de la consommation», REISO, Revue d'information sociale, publié le 19 décembre 2022, https://www.reiso.org/document/10043

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