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Osons tous nous considérer comme vulnérables

Lundi 05.08.2013
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Depuis plus de vingt ans, Solidarité-Handicap mental expérimente le droit inaliénable à l’autodétermination. Récit d’une aventure imprévisible où il est aussi question de brosse à dent, de pique-nique et de bains thermaux.

Par Isabel Messer, secrétaire générale de Solidarité-Handicap mental

« Protester est notre droit, mais seulement de façon convenable »
Propos d’un dissident roumain anonyme
 [1]

En 1990, je recevais le mandat d’organiser une journée de réflexion sur le statut des adultes mentalement handicapés. Le défi consistait à imaginer un congrès qui s’adresse aussi bien aux personnes valides qu’handicapées. Il nous apparaissait dès lors logique d’associer ces dernières à cette organisation et cela constituait le second défi. Comme l’écrivait alors ma collègue, Janine Voit : « Lorsqu’on m’a proposé de faire partie de ce groupe de réflexion, plusieurs sentiments se bousculaient en moi. D’abord celui de pouvoir prendre part à une sorte d’expérience. Etre un peu comme un scientifique qui manipule des éprouvettes. Quelque chose de nouveau, de très intéressant et d’imprévisible à la fois. » Imprévisible, le mot était lâché, car autant avouer d’emblée que nous n’avions aucune théorie sur l’autodétermination et qu’une idée fort imprécise sur le sujet même qui allait nous réunir. Bien entendu, nous nous posions toutes les questions qui viennent immanquablement à l’esprit lorsqu’on associe des collègues avec une déficience mentale :
-  « Comment les personnes handicapées pourront-elles participer à une telle entreprise ?
-  Elles n’ont pas l’habitude des réunions…
-  Elles ne pourront jamais participer vraiment…
-  Et si elles n’avaient rien à dire sur le sujet ?
-  Pourra-t-on compter sur elles ? » [2]

En l’occurrence, nous ne savions pas où nous allions, mais nous étions déterminés à y aller ensemble !

Après deux ans de travail, nous étions fiers alors d’accueillir 200 congressistes, paritairement répartis entre professionnels et personnes handicapées, dont la plupart participait pour la première fois à ce genre d’événement. Ce congrès eut un impact important sur le milieu du handicap vaudois, puisque dans la foulée trois institutions décidaient de prolonger le débat en leurs murs, avec la participation massive des résidents handicapés. Peut être que, sans le savoir, nous venions de poser la première pierre du débat qui nous occupe aujourd’hui : le droit à l’autodétermination des personnes mentalement handicapées.

Après vingt années de combat sur le sujet, loin d’être découragée par l’ampleur de la tâche, j’aimerais nous proposer de poser le principe d’un droit universel et inaliénable à l’autodétermination. Plutôt que de tenter de définir, en amont, les ayants droits et les autres, de lister les obstacles auxquels nous risquons d’être confrontés, j’aimerais proposer le chemin inverse. En affirmant ce droit pour tous, nous serions stimulés à repousser les limites du possible.

Une structure formelle étouffante

Je crois pouvoir affirmer que Solidarité-Handicap mental a obtenu les plus belles réussites, chaque fois que nous avons osé réfléchir avec nos collègues handicapés, en toute liberté, sans contraintes hormis celles que nous voulions bien nous imposer. Je suis frappée de voir comment certains sont tentés de déterminer le chemin des autres vers le processus d’une… autodétermination. Pourquoi diable avons-nous besoin d’imposer des modèles d’organisation, avec comité, président, ordres du jour, à un public qui n’en a pas l’habitude, modèles qui par ailleurs, ne sont plus d’actualité dans bien des collectifs (défense des chômeurs, mouvements féministes, collectifs de quartier, etc.), et qui pour autant obtiennent des résultats probants. Si ces groupes ne font pas le choix de modèles organisationnels formels, ce n’est pas uniquement par refus viscéral de tout schéma patriarcal et hiérarchique, mais bien souvent parce que leur entrée en militance nécessite de passer par là. Il convient d’abord de s’approprier une appartenance à un groupe, d’apprendre à oser prendre la parole (d’abord pour soi, ensuite pour les autres), de comprendre le sens du consensus et de la négociation, pour enfin passer éventuellement à des élections et des systèmes de délégations. Commencer par imposer une structuration formelle de l’expression est le plus sûr moyen de l’étouffer. Lorsqu’on écoute les habitants des institutions, leurs rêves sont souvent très modestes : organiser des pique-niques, faire sonner une cloche pour annoncer les pauses, faire des tours en bateau. On conviendra qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un comité de résidents dûment assermentés pour l’organisation de pique-niques : faisons appel aux bonnes volontés pour tartiner les sandwichs (plus on est de fous, plus on rit !) et chargeons les doués en informatique de nous trouver sur Internet un grand pré ombragé… Je plaide sincèrement pour que l’on parte de la réalité des personnes dont nous parlons et que l’on évite absolument de mettre des obstacles à leur droit légitime de prendre conscience qu’elles n’ont pas que des devoirs, justement.

Depuis notre premier congrès, notre slogan associatif est devenu fort à propos : « Pour réfléchir et agir ensemble » et ce n’est pas un hasard si nous proposons de commencer par réfléchir, car c’est sans doute ce dont ce public est le plus privé. Après toutes ces années, je crois pouvoir affirmer que nous n’avons jamais regretté d’aborder des sujets présupposés difficiles, pour autant qu’ils fassent sens et intéressent nos partenaires handicapés : le statut de l’adulte comme déjà mentionné, mais aussi le rapport entre personnes handicapées et professionnels, la maltraitance, les tutelles, le discernement, la citoyenneté, la politique, la qualité, la vulnérabilité ou l’autodétermination. Osons donc nous aventurer sur ces terrains obscurs, pour essayer de faire un peu de lumière.

En règle générale, à ce moment-là de mon argumentaire, quelqu’un vient immanquablement me rappeler le sort des personnes sévèrement handicapées. Et tout aussi immanquablement me revient en mémoire la conférence d’une psychologue qui suggérait que les personnes gravement déficientes puissent choisir la couleur de leur brosse à dents : l’autodétermination pour les nuls, en quelque sorte. Le hic avec la couleur de la brosse à dent, c’est que l’enjeu est proche du zéro et par conséquent n’implique aucun choix. Je pense au contraire qu’il faut aller chercher nos collègues sévèrement handicapés là où sont les enjeux les plus vitaux. Qui s’occupe de moi ? (je n’aime pas les personnes qui ont les mains froides). Comment est structuré mon environnement ? (je supporte mal le bruit et les excès de lumière). Quel est mon emploi du temps ? (j’apprécie par dessus tout les bains thermaux).

Des désirs exprimés mais trop peu entendus

Il serait faux de prétendre que nous ne savons rien de ces choix fondamentaux, au motif que ces personnes ne sont pas capables de les exprimer. Il y a en effet d’autres manières de comprendre (je dis bien comprendre et non interpréter) un individu en situation de grande dépendance, notamment par le biais d’une véritable observation structurée et systématique. Si nous mettons bien souvent de côté l’expression de ces désirs, c’est avant tout parce qu’ils nous posent problème : manque de moyens, difficultés de mise en œuvre. Encore et encore, essayons de repousser les limites et souvenons-nous que nous aussi avons été vulnérables aux prémisses de notre existence et que nous le serons peut être à nouveau à l’autre extrémité. « Nous passons les premières et parfois les dernières années de notre vie dans une complète dépendance, sans compter la survenance de maladies ou de handicaps. Par ailleurs, nous sommes aussi familiers avec la dépendance sous sa forme subjective : nous ne souhaitons pas seulement pouvoir poursuivre notre propre conception du bien, mais aussi que l’on s’occupe de nous lorsque nous en avons besoin, comme nous souhaitons aussi pouvoir nous occuper des personnes qui sont importantes pour nous. » [3]

Il n’est pas anodin en effet de garder en mémoire le caractère réversible de l’assignation des places, car nous ne menons pas une existence linéairement autodéterminée, ni à toutes les périodes de notre vie, ni dans chaque domaine. Il y a cependant quelques sujets pour lesquels nous voulons exprimer haut et fort nos préférences : avec qui et où je vis, que fais-je de mon temps libre, quelles sont mes priorités dans la vie ?

Si nous prédéterminons les élus présupposés capables et les autres, nous courrons le risque de ne jamais savoir qui l’est vraiment, et, plus dommage encore, qui pourrait l’être avec le temps. Dans ce genre de débat, il n’est pas inutile de rappeler les propos que tenaient publiquement et en toute bonne foi, les opposants au droit de vote des femmes : elles ne sont pas prêtes et ne sauront pas quoi voter, elles font preuve de sentimentalité, elles vont être manipulées par leur mari ou les partis, elles doivent faire confiance au mari, au frère, au fils comme étant les meilleurs représentants de leurs aspirations, les mains des femmes sont faites pour être baisées et non pour voter, elles s’intéressent à ce qui se portera cet hiver et non à la péréquation des impôts, etc.

Quarante ans plus tard, on mesure toute la pertinence de ces arguments, mais les dominants ont toujours tendance à remettre d’autres frontières. A bien y réfléchir, ce n’est pas une position si exaltante, et il y aurait sans doute bien plus à gagner de tenter de repousser les limites.

Notre expérience nous montre que la définition de l’autodétermination comme « la capacité de prendre des décisions libres d’influence et d’interférences externes exagérées » [4] a ses limites. Peu ou prou, nous sommes tous sous influence et si ce n’était pas le cas, les lobbies en tout genre auraient cessé depuis longtemps d’investir des milliards pour nous convaincre de toutes sortes de choses, y compris néfastes pour nous-mêmes. Osons plutôt nous considérer comme également influençables et potentiellement vulnérables, après tout l’assignation des rôles n’est pas inéluctable, c’est un état que nous pourrons ainsi partager avec nos collègues mentalement handicapés, pour mieux cheminer ensemble.

L’estime ne se commande pas

J’ai un peu le sentiment que chaque fois que nous faisons un pas en direction d’un plus grand respect des droits des personnes avec une déficience mentale, c’est aussitôt pour réaffirmer ce qui nous différencierait fondamentalement : nos capacités à penser, le sexe, les sentiments ou que sais-je encore. Pour travailler ensemble, je crois qu’il faut abandonner cette posture.

En conclusion, j’aimerais nous encourager à oser et j’ai bien dû employer ce mot à quatre ou cinq reprises dans cet article :
-  oser aborder tous les sujets ;
-  oser abandonner nos modes de fonctionnement traditionnels ;
-  oser inclure toutes celles et ceux qui veulent bien nous faire l’honneur d’avancer en notre compagnie ;
-  oser céder, lorsqu’un individu ou un groupe exprime une revendication ;
-  oser éclater les murs de l’institution : réfléchir en famille, c’est bien, mais c’est encore mieux à l’extérieur comme l’ont déjà prouvé d’éminents sociologues ;
-  oser aller sur des terrains où nous n’avons pas la maîtrise ;
-  oser enfin patauger ensemble dans les marécages de nos biotopes respectifs : qui sait, nous en sortirons boueux ou piqués par les moustiques, mais à coup sûr un peu plus libres et plus autodéterminés.

Et souvenons-nous des propos de Daniel Hameline, philosophe de l’éducation, qui nous parle si bien de l’estime : « Car l’estime ne se commande pas en vertu de l’usage. Elle est l’honneur qu’un être humain rend à un autre sur le vu du paraître dont on a pesé qu’il n’était pas que cela, et peut-être même tout autre chose » [5].


- Lire le Témoignage des deux vice-présidents de Solidarité-Handicap mental.

[1] La neige qui jamais ne neige et autres poèmes - Ion Caraion –Ed.L’Age d’Homme – Genève 1992.

[2] Etre adulte, ça veut dire quoi, ça sert à quoi ? Histoire d’un congrès peu ordinaire – Témoignage de Mme Janine Voit - Ed.Solidarité-Handicap mental – Lausanne 1995.

[3] La vulnérabilité – Une nouvelle catégorie morale ? - Nathalie Maillard – Ed.Labor et Fides – Genève 2011.

[4] REISO – Derrière la magie du mot « autodétermination » - Vincent Giroud et Michèle Ortiz - lundi 22 avril 2013.

[5] De l’estime – Daniel Hameline – in L’évaluation en question sous la direction de Charles Delorme – Ed. ESF – Paris 1987.

Cet article appartient au dossier Autodétermination