« Il faudrait enfin qu’on nous prenne au sérieux »
Les deux vice-présidents de Solidarité-Handicap mental, Jean-Daniel Jossevel et Valbert Pichonnaz, témoignent de leur expérience. Sans relâche, ils militent contre leur infantilisation et contre les gens qui pensent et parlent à leur place.
Dans les années 90, l’association Solidarité Handicap mental (SHM) était systématiquement suspectée de manipulation, lorsqu’elle donnait la parole à un public réputé vulnérable. Aujourd’hui, le concept de l’autodétermination est tendance. Ce simple fait devrait toutefois nous alerter : quand les discours sur la liberté sont à la mode, il y a souvent anguille sous roche. Mais qu’avons-nous fait pour mettre en pratique nos idéaux définis en 1994, à l’occasion d’un congrès qui a réuni paritairement une centaine de personnes handicapées et une centaine de valides. Cette année-là, SHM écrivait :
« Etre adulte, c’est quoi ? Les réponses appartiennent aussi aux personnes handicapées, à nous de les écouter, sans appropriation, ni exploitation de leurs pensées, mais dans la curiosité de la découverte des représentations qui sont les leurs. Ce congrès prétend aller dans ce sens, par ses formes (préparation par et avec un groupe de personnes avec une déficience intellectuelle) et par le fond (liberté d’expression). Des années d’expérience ne peuvent être effacées au profit d’un âge de développement. Que font les personnes mentalement handicapées de leur stock d’expériences avec des personnes valides, quelles lois de fonctionnement en tirent-elles, quels regards posent-elles sur celles-ci, quelles revendications, quels désirs ? Y aurait-il danger à entrevoir nos images à travers les personnes handicapées, dans nos vices de fonctionnement, nos rigidités ? Peut-être ce congrès nous aidera-t-il à plus imaginer et à moins déterminer. »
C’était il y a presque vingt ans… Alors oui, sans hésiter, Solidarité-Handicap mental peut prétendre suivre une ligne : sans se soucier de son image de marque, sans plier au diktat des normes de qualité, sans peur et sans relâches ! Nous avons organisé d’autres congrès, nommé des personnes handicapées au sein du comité, créé la Permanence Porte-Voix, mis sur pied différents groupes de paroles sur les thèmes de la citoyenneté, de l’autodétermination, de la maltraitance, du droit des adultes. Nous avons formé des personnes handicapées à prendre la parole, à défendre leurs droits et à donner des cours dans les écoles. Afin de donner un visage à ce combat, les deux vice-présidents de l’association ont accepté de témoigner.
Quel est votre parcours de personne autodéterminée ?
Jean-Daniel Jossevel : Je me souviendrai toujours de cette salle à Pôle sud, où nous étions nombreux à venir suivre un cours sur les droits du Centre de formation continue pour adultes handicapés. Il y avait une juriste qui nous a distribué des schémas, et c’est là que j’ai compris qu’il existait différentes mesures de tutelles. Dès ce moment-là, j’ai décidé de me lancer dans le combat pour faire transformer ma tutelle en curatelle.
L’autre chose c’est d’avoir obtenu mon appartement. Quand j’ai quitté les appartements protégés, j’ai enfin pu me sentir libre.
Valbert Pichonnaz : Moi c’est depuis que je suis devenu membre de Solidarité-Handicap que je peux m’exprimer sur des sujets qui n’étaient pas possibles ailleurs. Je n’aurais jamais pensé devenir vice-président d’une association, alors que dans le milieu du handicap, on est très infantilisés. Ce qui me fait plaisir, c’est de pouvoir prendre la parole au comité, mais aussi de donner des cours dans les écoles d’éducateurs. Maintenant, je me sens plus capable de me défendre !
Que vous a apporté votre militantisme ?
JDJ : Ça nous apporte beaucoup, mais ça n’avance pas vite ! Il faudrait une fois pour toute que les gens nous prennent au sérieux, y compris les instances supérieures ! Je dois toujours prouver que je suis autonome, c’est un combat jamais gagné. Comme on dit, on gagne une bataille, mais ça ne suffit pas pour gagner la guerre !
Mais qu’est-ce qui freine l’autodétermination des personnes avec une déficience mentale ?
JDJ : C’est déjà dans les institutions qu’on influence le plus les personnes handicapées ! Des fois je me demande qu’est-ce que les professionnels connaissent du monde réel ? En tout cas, il y aurait des pages et des pages à écrire sur le pouvoir ! Moi je demande toujours : est-ce que les diplômes justifient le pouvoir ?
VP : Nous manquons d’informations, personne ne prend le temps de nous expliquer des choses importantes, par exemple ce qui touche aux finances, et cela nous rend vulnérables. Cela freine l’autodétermination.
Pour ma part, je suis contre ces bilans où les professionnels veulent tout savoir de notre vie privée, y compris sur notre vie affective et sexuelle. Si je pose ce genre de questions au moniteur d’atelier, il me répond que ça ne me regarde pas. Les professionnels sont dans une position de force. Rien que le fait de se trouver face à trois professionnels est déjà une situation pénible. Et c’est encore pire quand ils ne regardent que ce qui est négatif.
JDJ : On se sent comme dans un tribunal, comme un coupable : - Accusé, levez-vous, vous êtes trop lent ! - Mais votre Honneur, je n’y peux rien…
Selon vous, que faudrait-il faire pour encourager d’autres personnes à faire ce même chemin ?
VP : Il faudrait motiver les ateliers protégés pour nous inviter à donner des cours aux travailleurs handicapés.
JDJ : Pour les aider à faire des choix, à s’autodéterminer.
VP : Nos collègues n’osent pas assez s’exprimer, ils sont souvent très soumis. Il y a eu récemment un colloque à Genève sur l’autodétermination, aucune personne en situation de handicap n’était invitée à prendre la parole, qu’en pensez-vous ?
JDJ : On pense pour nous, on parle pour nous, c’est comme si nous étions dans un monde différent, alors que nous sommes au XXIe siècle. On reste au niveau des beaux discours, mais c’est comme si nous n’existons pas !
VP : C’est choquant et illogique ! On fait un pas en avant, dix en arrière…
Propos recueillis par Solidarité-Handicap mental