Dans la mémoire collective féminine valaisanne
Pour lutter contre les inégalités, les chemins de traverse réservent des surprises même avec de jeunes étudiant·e·s. Comme lors de l’organisation de cette exposition sur les femmes en Valais.
Par Clothilde Palazzo-Crettol, professeure à la Haute Ecole de Travail Social, HES-SO Valais/Wallis
Au mois de mars 2014, un petit groupe de femmes, réunissant des historiennes, des sociologues, des politiciennes, des retraitées et des jeunes femmes actives fait, avec amertume, le constat d’une forme d’oubli des femmes dans les projets célébrant la commémoration de l’entrée du Valais dans la Confédération Helvétique (200 ans). Elles constituent l’association Via Mulieris [1] à la suite de discussions animées qu’elles ont eues avec certaines femmes du groupe de sélection des projets où les habituels arguments ont été avancés : « De fait, il n’y avait quasiment pas de projets proposés par les femmes ». « Ils étaient de qualité médiocre. » Et la sempiternelle question : « Que voulez-vous que l’on fasse si les femmes ne se mobilisent pas ? » Tant les arguments que la question attestent d’une méconnaissance totale des mécanismes de reproduction de la domination masculine que sont l’auto-exclusion et la crainte. Ce qui, soit dit en passant, devrait être connu des organes de décisions.
Lors de cette réunion, quelques enseignantes de la Haute Ecole de Travail Social Valais/Wallis proposent de créer une exposition grand public, bilingue, itinérante et interactive avec la collaboration de 18 étudiantes et de 2 étudiants venant de toute la Suisse dans le cadre d’un module d’approfondissement sur la corporéité. La réalisation de ce projet a été un défi conséquent, notamment à cause des contraintes matérielles et de l’absence de moyens, tous les organismes potentiellement financeurs ayant été largement sollicités dans le cadre des manifestations officielles ! Au final, le Secrétariat à l’égalité et à la famille du Canton du Valais et une association féministe, Solidarité Femmes, leur allouent une somme rondelette, couvrant les frais d’impression.
L’étiquette « féministe » en Valais ou ailleurs
Se lancer dans un événement promouvant l’égalité requiert de l’audace. C’est prendre le risque de s’afficher comme féministe. Dans le contexte actuel, c’est assurément le début d’un processus émancipatoire. Au final, six thématiques choisies par les étudiant·e·s interrogent le travail de production et de reproduction des femmes ainsi que leur place dans l’espace public au travers du sport et de la fanfare. Le réseau médiatique est sollicité et le gratin politique au complet est invité au vernissage de l’exposition : « Des voix et des femmes… Stimmen der Frauen », le 13 janvier 2015 [2]. L’événement est animé par une performance théâtrale offerte par des collègues de la HES-SO Valais faisant partie de la troupe Silex et il est dynamisé par la visite surprise de l’unique conseillère d’Etat valaisanne, Esther Waeber Kalbertmatten !
La participation des étudiant·e·s à ce type d’action se heurte à des injonctions contradictoires : une relative liberté opposée aux exigences du mandant et de l’école. Monter une exposition demande de l’autonomie et de la créativité. Faire un dessin original, sélectionner des photos d’époque et en créer les cadres. Mettre en pratique des capacités de réseautage (contacter un ami dessinateur pour obtenir des caricatures par exemple). Comme l’exposition est destinée à faire connaître une jeune association sous l’égide d’une Haute Ecole, elle ne peut se résumer à un bricolage trop grossier et doit être scientifiquement pertinente.
Des conditions stressantes pour les étudiant·e·s
Une petite part des étudiantes ont été déstabilisées par le timing serré, les moyens aléatoires et les doutes inhérents à ce type de projet. Un vent de panique a soufflé durant la réalisation du travail. Certaines ont requestionné l’organisation et mis en cause leur propre légitimité à produire une « véritable » exposition. D’autres se sont plaintes de l’ampleur de la tâche ou encore ont changé de thématique sans en informer, à temps, l’équipe encadrante. Lors du montage de l’exposition, la tension était palpable et les quelques mécontentes ont communiqué leur angoisse aux autres. Les personnes les plus déstabilisées ont été celles qui s’inscrivent dans des trajectoires de « bonnes élèves sur-adaptées ». Elles sont attentives au travail bien fait, mais chronophage, et se font du « souci ». Anxieuses, elles assument plus difficilement ce qui pourrait être un échec. Vouloir faire les choses « comme il faut » les fait hésiter à s’engager, à prendre le leadership (Morley et al., 2010) si elles n’ont pas tous les éléments en main.
On retrouve là des caractéristiques qui ont été mises en évidence dans nombre d’études portant sur l’école ou sur la production scientifique. A l’inverse, les étudiants ont traité le travail avec plus de détachement, se reposant un peu sur le travail de leurs collègues, se laissant des marges de manœuvre dans ce qui leur était demandé ou s’accordant certaines libertés. A l’instar de ce que les enseignant·e·s peuvent expérimenter au quotidien, les étudiants ont fait preuve d’un « engagement moins tangible » (Roy, Bouchard et Turcotte, 2012 : 57). Il est piquant de retrouver un rapport genré au savoir dans un projet visant à sensibiliser aux questions de genre !
La prise de parole des femmes
L’exposition est une réussite, appréciée du public. Elle a eu une bonne presse. Un ethnologue renommé s’y est même arrêté dans un article de la presse régionale [3]. Elle voyage dans les principales villes du Valais et se trouve dans la capitale au moment des célébrations officielles du bicentenaire. Une galerie bien connue de la place tient ses portes ouvertes durant la période estivale tout exprès pour accueillir l’événement.
Les déplacements prévus aux mois d’octobre et novembre 2015, dans les médiathèques francophones et germanophones, permettront d’intensifier les liens unissant les deux parties linguistiques du Valais et de diffuser du savoir sur les femmes. Des historiennes et des sociologues se sont d’ores et déjà engagées à assurer une conférence. Symboliquement, cette exposition a permis de donner la parole aux femmes d’aujourd’hui tout en faisant un travail de mémoire par la perspective socio-historique choisie. Par le fait qu’elle soit accessible à tous et toutes, elle remplit un des rôles d’une école de travail social : à savoir faire naître le débat sur l’égalité au quotidien et alimenter les questions de genre dans l’espace public. En ce sens, elle contribue à réduire les inégalités entre les sexes.
Cela étant, le projet a souffert des tensions habituelles qui traversent la défense de ce qui est vu comme cause minoritaire oscillant entre politisation et dépolitisation.
La politisation, que l’on peut définir comme l’entrée d’une thématique dans le champ politique et l’espace public, se lit dans la sensibilisation des étudiant·e·s sur la place des femmes dans la société, et dans leur familiarisation avec la perspective des rapports sociaux de sexe. Chausser des lunettes genre est en effet primordial pour le travail social d’une part, parce que la population féminine, à divers titres, court plus de risques d’être cliente des services sociaux. Ces lunettes sont importantes d’autre part, parce que les jeunes femmes qui se forment en travail social représentent environ 75 % des effectifs mais pâtissent de la division sexuelle du travail puisqu’un très petit nombre d’entre elles devient cadre. L’exercice a permis la mise au jour des modèles d’identification et fait partie, à l’évidence, d’une démarche de conscientisation.
Les espaces de mobilisation des femmes
Afin de mener à bien ce projet, des mobilisations plurielles ont été nécessaires (réseaux personnels et professionnels, associations féministes et féminines, pôle académique, féminisme institutionnel). C’est sans conteste une façon de construire « un espace de la cause des femmes » (Bereni, 2009 :302). Mobilisations utiles car, sans elles, à la lumière de l’année écoulée, les manifestations du bicentenaire auraient consacré la disparition ou du moins l’invisibilité des femmes de l’espace public valaisan.
La dépolitisation, la sortie de l’espace public, tient principalement au fait de la temporalité particulière du module et des conditions spécifiques liées à la participation d’étudiant·e·s. En effet, les modalités incertaines de la réalisation du travail, la fin du module et, donc, le dispersement des étudiant·e·s ne permettent pas d’affirmer que chacun·e, en tant que professionnel·le, s’engagera dans la lutte contre les inégalités entre femmes et hommes ou dans le transfert de la part subversive des questions de genre dans ses pratiques.
La question de la dépolitisation se pose également en termes de formation. Sachant que les étudiant·e·s seront confronté·e·s dans le travail social à une forme de prise de risque, à l’urgence et à la nécessité de faire preuve d’une bonne dose d’adaptabilité, la difficulté qu’elles et ils ont éprouvé à composer avec l’incertitude, soulève des questions. En tant qu’enseignant·e·s, ne sommes-nous pas trop prudent·e·s quant à la liberté que nous leur octroyons ? Dans quelle mesure, la formation que nous proposons parvient-elle à dépasser les inégalités entre les sexes produites durant la scolarité ? Quelle place donnons-nous dans le cursus à l’émergence d’alternatives émancipatoires d’un point de vue du genre afin de rendre les jeunes femmes que nous formons moins timorées ?
La mise en œuvre d’une utopie citoyenne
Nonobstant les limites présentées ici, ce projet peut être considéré comme la mise en œuvre d’une utopie, celle qui consiste à « proposer un imaginaire alternatif inventant des souhaitables qui servent de moteur » (Hansotte 2008 :10). D’une manière générale cette initiative a permis de cultiver des « intelligences citoyennes ». A savoir : « … les modalités créatives par lesquelles un groupe " se paie le luxe d’interroger ", y compris joyeusement, les rôles sociaux » et les différents rapports sociaux, « pour les détricoter, débusquer ce que ces différents rapports ont d’arbitraire et d’injuste » (Hansotte, 2008 : 10).
Si ce qui est mis en scène n’est pas fondamentalement nouveau, le fait que l’exposition existe s’apparente à un acte de résistance. Les couleurs choisies, celles de la grève des femmes de 1991, fuchsia et violet, l’exclusivité de la parole donnée aux femmes, les thèmes relativement féminins et le fait qu’elle ait été une des premières manifestations commémoratives représentent un pied de nez sympathique à l’establishment masculin et andro-centré du Valais. La présence de l’exposition au cœur des festivités du bicentenaire, alors même que les femmes, en tant que catégorie sociale, n’y avaient pas été officiellement conviées, témoigne de la puissance de l’impertinence culturelle (Hansotte, 2008).
Cette exposition souligne l’importance des « artifices d’égalité » qui cherchent à créer des conditions pour que la participation soit possible (Carrel, 2007) comme outils du travail social. Le fait que, durant les célébrations, on parlera des femmes grâce à la ténacité de quelques unes atteste aussi du potentiel de transformations sociales qu’une Haute Ecole peut accompagner. Faire jouer les structures d’opportunités en partenariat avec des acteurs de la société civile appartient à ce que je pourrais appeler un féminisme pragmatique. Il « tente l’inclusion plutôt que la théorisation », il « affirme d’emblée ses possibles limites » (Sauzon, 2012 :5). C’est sans conteste une façon de construire l’égalité réelle (Modak et Martin, 2015).
Bibliographie
CARREL, Marion. Pauvreté, citoyenneté et participation. Quatre positions dans le débat sur la « participation des habitants ». In Neveu, Catherine (Ed). Cultures et pratiques participatives. Perspectives comparatives. Paris : L’Harmattan, 2007.
HANSOTTE, Majo. Paroles partagées et intelligences citoyennes. Colloque Paroles Partagées, Lyon : 2008.
SAUZON, Virginie. « La déviance en réseau : Grisélidis Réal, Virginie Despentes et le féminisme pragmatique », TRANS- [En ligne], 13 | 2012, mis en ligne le 24 juin 2012, consulté le 07 juin 2015. Lien
BERENI, Laure. Quand la mise à l’agenda ravive les mobilisations féministes. L’espace de la cause des femmes et la parité politique (1997-2000). Revue française de science politique, vol 59, 2009/2.
MARTIN Hélène et Marianne MODAK. De la banalité des inégalités, Revue REISO, 19 janvier 2015.
MORLEY Chantal et al. Etude de l’apprentissage du leadership dans le travail de groupe : quelle place pour le genre ? Perspectives féministes en éducation. Nouvelles Questions Féministes, vol 29, n°2, 2010. Lausanne : Antipodes
ROY Jacques, Josée BOUCHARD et Marie-Anne TURCOTTE. La construction identitaire des garçons et la réussite au cégep. Service social, vol. 58, n° 1, 2012, p. 55-67.
[1] Voir les sites internet Via Mulieris.ch ainsi que Patrimoine Hérémence et Silex.
[2] Voir cette page de présentation sur REISO
[3] Bernard Crettaz, dans le magazine Culture, supplément du Nouvelliste, mai 2015