Éducation sexuelle, un discours à construire
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© Marina / Adobe Stock
Au début des années 70, la sexualité devient un sujet de préoccupation, forçant la parole publique à s’y intéresser. Le développement de cours d’éducation dans les écoles relève de ce mouvement [1].
Par Mary Anna Barbey, membre fondatrice de Santé Sexuelle Suisse
Lorsque, à la fin des années soixante, les instances politiques, sociales et religieuses se préoccupent de sexualité, la parole publique à ce sujet est encore rare. Cependant, avec l’avènement de la pilule contraceptive, mise sur le marché suisse au début de la décennie, les comportements sexuels changent. Il faut y répondre. Des centres de planning familial se créent peu à peu dans toutes les régions [2]. L’éducation sexuelle à l’école se développe. On informe, on prescrit. Les mouvements féministes commencent à se faire entendre, surtout autour du thème de l’IVG. Les médias s’y mettent timidement aussi, souvent sous la menace de désabonnements ou de procès [3].
Alors oui, on doit en parler. Les arguments ne manquent pas : il faut prévenir l’avortement clandestin [4] mais aussi les divorces qui augmentent de façon inquiétante. On estime, notamment dans les églises, qu’une mésentente sexuelle peut y conduire et même en être la cause principale. Parler cependant des désirs et comportements sexuels de chacun et chacune se révèle difficile et passablement tabou.
Certes, les travaux de Freud et de ses héritiers ont mis en lumière la notion de libido et théorisé le développement psychogénital de l’enfant. Il ne s’agissait pas pour autant de ce qui se passe dans les lits ordinaires des humains. Les apports de Freud ne seront donc pas d’un grand secours lorsqu’il faudra construire un discours destiné aux élèves dans les écoles.
Quand, en 1969, le docteur Charles Bugnon est chargé d’élaborer un programme d’éducation sexuelle dans les écoles du canton de Vaud [5], il en définit d’emblée la ligne : offrir des informations aux enfants et aux adolescent·es et leur donner un vocabulaire pour en parler. Vocabulaire scientifique d’abord : le zizi devient pénis et les nénés sont des seins. Mais surtout, permettre l’émergence d’un espace collectif qui ne soit ni la maison familiale privée ni la place publique ; un espace qui rende possible en toute sécurité la rencontre et des échanges entre un·e adulte formé·e à cette tâche et les élèves. L’école est en effet le seul lieu où tou·tes les jeunes peuvent être réuni·es, mais l’institution elle-même doit rester en retrait. Les personnes porteuses du discours viendront de l’extérieur et seront donc des inconnu·es pour les élèves.
De quoi va-t-on parler exactement ?
Le discours sera calqué en premier lieu sur les besoins des instances qui y trouvent un intérêt et qui financent les actions prévues : les responsables des offices de santé publique d’une part, pour qui la lutte contre l’avortement clandestin est de première importance ; les organismes et acteurs ecclésiastiques d’autre part qui se soucient de la qualité de vie des couples, mais aussi de l’attitude éthique à adopter devant l’avènement d’un contrôle des naissances efficace et accessible à l’ensemble de la population. On songe en particulier aux jeunes qui commencent à s’émanciper des tutelles traditionnelles de la famille et des églises.
L’accent est donc mis sur la diffusion par oral, en classe, de connaissances contribuant à éviter les conséquences non souhaitables de l’activité sexuelle. Aux plus jeunes, on répond, en gros, à la question de « comment on fait les bébés », s’appuyant sur la différence anatomique des deux sexes. Avec les adolescent·es, le discours s’élargit pour inclure les phénomènes liés à la puberté mais surtout la dimension émotionnelle et relationnelle de la sexualité humaine.
On veut informer mais, très vite, on remarque que la distance entre connaissances et comportements est grande, notamment quand il s’agit de contraception et de prévention. C’est comme si les humains résistaient à cette interférence de la « raison » dans le domaine de l’intime en général et du désir en particulier [6]. Avec les élèves, on évoque, certes, le plaisir, la masturbation, la « sensibilité » des zones du corps concernées, le lien avec l’amour « quand deux personnes s’aiment ». Mais le désir ? Cette force qui existe bel et bien en soi, indépendamment de son rôle au service de la reproduction ? Et qui peut aussi, parfois, mener à la violence ? Qui est présente depuis l’enfance et jusqu’à la fin de la vie ? Elle est rarement mentionnée en classe ou lors des soirées d’information destinées aux parents. Elle fait à peine partie des sujets abordés en colloque professionnel ou en formation continue ; encore moins s’il s’agit du désir féminin. On dirait une ligne rouge. Pourtant, c’est bien ce silence-là qui, souvent, barre la route à la prévention.
Avec le recul, on peut regretter que n’ait pas été franchie, dans le discours pédagogique, cette ligne rouge du désir. Mais les obstacles, à l’époque, sont de taille. Autorités et responsables veulent bien que l’on discute des théories des philosophes freudo-marxistes Reich et Marcuse ; il n’est pas question, cependant, d’aborder le thème du plaisir à partir d’expériences vécues et de réflexions personnelles. Et pour celles et ceux qui interviennent sur le terrain, comment évoquer le désir sans parler, un peu, de soi ? Comment trouver les mots pour dire le peu que l’on sait du désir de l’autre ?
Tout discours, même révolutionnaire, s’étaye sur des normes sociales et culturelles mais elles sont rarement formulées, car « allant de soi ». Il est possible cependant, cinquante ans plus tard, de désigner quelques-unes de celles qui sous-tendaient le projet vaudois et, sans doute, la plupart des discours ambiants relatifs à la sexualité à l’époque. En général, c’est une vision optimiste, voire « rousseauiste », de la sexualité qui prédomine : la sexualité est bonne, elle est naturelle, elle est source de bonheur et socle de « l’harmonie du couple ». Une vie sexuelle active contribue à l’épanouissement, individuel et du couple.
Majoritairement, ce discours s’élabore en référence au couple hétérosexuel qui s’aime. Certes, en réponse aux questions des élèves, la question de l’homosexualité est évoquée, mais le discours n’inclut pas l’expérience des individus concernés et ne s’adresse pas spécifiquement à elles et eux.
Par ailleurs, il est plus ou moins entendu que le terme « sexualité » indique principalement les pratiques sexuelles génitales, individuellement ou avec autrui. L’idée d’une sexualité diffuse, qui mobilise l’ensemble du corps — idée développée par les freudo-marxistes cités plus haut — n’entre pas dans le discours. Et la notion plus large d’une sexualité déterminée par des options politiques et soumise à des normes sociales est loin d’être reconnue [7]. On peut noter par ailleurs des sujets d’importance que l’on évite ou dont on parle peu, à commencer par le statut des femmes et le féminisme, sujets pourtant déjà bien présents dans les milieux militants et dans la littérature, mais peu investis par les personnes engagées pour porter le discours dans les écoles ; encore moins par les hommes — médecins, psychiatres, pédagogues — qui assurent leur formation.
Tout aussi étonnant, vu avec le recul : l’absence de discours sur la violence [8]. L’expression « abus sexuel » n’existe pas encore en français ; et si l’on discute beaucoup dans les séances de formation autour du tabou de l’inceste comme garant d’un cadre familial favorable au développement de l’enfant, ce n’est pas un sujet abordé en classe, ni avec les parents. On prononce à peine les mots de harcèlement, attouchement, viol. S’agit-il d’un déni ? A contrario on peut y voir un reflet de l’idée, chère au docteur Bugnon, que la prévention se fera davantage par la promotion d’une sexualité informée et heureuse que par les mises en garde.
Il existe cependant deux exceptions à ce silence autour de la violence. D’une part, on ne peut guère éviter le sujet de l’avortement, car les débats publics sont vifs au cours de ces années [9]. D’autre part, on voit apparaître de plus en plus de magazines et de films pornographiques, trouvés parfois chez les parents des élèves ou lors du passage des militaires dans une commune. Les enfants les partagent, organisent même des séances de visionnement en l’absence des parents. Les discussions qui entourent ce thème font comprendre qu’il existe un « bon » et un « mauvais » sexe.
Il n’y aura pas pour autant de « bonnes » images de sexualité lors des cours donnés dans les classes. On y parle, beaucoup. On ne montre pas. Pas de photos, pas de films (les vidéos n’existent pas encore) et pas, bien évidemment, de panoplie contraceptive à étaler sur le bureau de l’enseignant·e. Au tableau noir, d’approximatifs dessins de l’appareil reproducteur aident les élèves à mieux comprendre celui-ci, mais l’usage de l’image s’arrête là.
Pourtant, la prééminence du voir se manifeste de plusieurs manières dans ces années-là. L’avènement de la photographie en couleurs y est pour beaucoup : le commerce porno lui est redevable ; l’espace public lui-même est peu à peu envahi par des images érotiques. Côté positif, on peut noter l’intéressante apparition des premières photographies du fœtus et de l’accouchement. Par ailleurs, avec une certaine audace, les féministes encouragent les femmes à regarder — à voir — leurs organes génitaux extérieurs à l’aide d’un miroir. La nudité en famille — pratique emblématique de cette époque qui revendique la liberté des corps — devient assez courante et oblige aussi à voir, que l’enfant le veuille ou non. Les élèves n’échappent pas à ces manifestations de ce que l’on a pu nommer la « pulsion scopique ». Elles vont susciter leur curiosité puis, dans le meilleur des cas, un désir d’en parler. Et l’absence d’images, dans la classe elle-même, assurera la primauté de l’échange.
La parole sera donc toujours l’outil de choix et la croyance en son pouvoir éducatif inébranlable.
Rappel historique
En 1970, n’existaient pas encore :
- le sida (à partir des années 80), les nouvelles IST
- la loi sur l’égalité homme-femme (1996)
- la loi dite du délai en matière d’avortement (2002)
- la procréation médicalement assistée (PMA)
- les questions de genre et d’identité transgenre
- les mouvements LGBTQ
- le mouvement MeToo (2006) et la notion d’« abus »
- l’arrivée en Suisse de personnes immigrées non européennes.
À cette liste, il faut ajouter les questionnements écologiques et existentiels des jeunes générations actuelles : d’une part, l’émergence du choix « no-sex », soit la fin de la croyance en une sexualité nécessaire à l’épanouissement ; d’autre part, la grande question de la parentalité : peut-on, dans le monde actuel, encore vouloir faire des enfants ? Dans l’esprit des intervenant·es de 1970, de telles éventualités étaient tout simplement inimaginables.
(mab)
[1] Ndlr : Dans le cadre des conférences de Connaissance 3, l’université des seniors du canton de Vaud, avec qui REISO entretient un partenariat, l’autrice de cet article est intervenue le vendredi 10 janvier 2025 à Morges sous le titre « Sexualité : en 50 ans, qu'est-ce qui a changé dans la façon d'en parler ? ». En savoir plus
[2] Barbey, Mary Anna. Des cigognes à la santé sexuelle. Editions Réalités sociales. Lausanne, 2012
[3] Barbey, Mary Anna. Eros en Helvétie. 2e édition. Editions des sauvages. Genève, 2010.
[4] Id.
[5] En codirection avec Marie-Lise de Charrière.
[6] Cf Barbey, Des Cigognes, p. 53.
[7] Cf. Mottier, Véronique. Sexuality, A Very Short Introduction. Oxford University Press, 2008.
[8] Cf. Emission Noir sur blanc avec Mary Anna Barbey, archives RTS, 10 novembre 1981
[9] L'initiative populaire « Solution du délai pour l'avortement » est rejetée par le peuple et les cantons le 25 septembre 1977. La campagne a été précédée par de nombreux débats publics.
Lire également :
- Sarah Dini, Gloria Repond, et Edith Schupbach, «Échanger pour rassurer sur l’éducation sexuelle», REISO, Revue d'information sociale, publié le 2 décembre 2024
- Laura Voyame, «Éducation sexuelle: et si les ados s’impliquaient?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 4 juillet 2022
- Béatrice Cortellini, Marylène Lieber, Marie-Caroline Tabin Descombes et Béatrice Villacastin, «Prévenir les violences chez les jeunes en couple», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 12 mai 2022
- Myrian Carbajal et Annamaria Colombo, «Comment parler de sexualité avec les jeunes?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 5 novembre 2020
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Comment citer cet article ?
Mary Anna Barbey, «Éducation sexuelle, un discours à construire», REISO, Revue d'information sociale, publié le 13 février 2025, https://www.reiso.org/document/13732