Sur le seuil des centres de santé sexuelle
Depuis plus de vingt ans, les consultations tentent d’inciter les hommes à développer une plus grande attention à leur santé sexuelle et reproductive. Du moins en théorie. Dans la pratique, de nombreux écueils tiennent encore les hommes à distance.
Par Margaux Délez, Master en Sciences sociales, Université de Lausanne
Que le planning familial soit « une affaire de tous » et donc aussi un lieu pour les hommes n’est de loin pas une réalité. Depuis des années, les centres spécialisés encouragent les hommes à accompagner leur partenaire de sexe féminin. Ils les incitent aussi à consulter seuls, pour eux-mêmes, et à développer une plus grande attention à leur santé sexuelle. Pourtant, alors que la volonté d’impliquer les hommes a émergé depuis plus de vingt ans dans les consultations et la recherche académique, les études qui sortent sporadiquement sur ce thème se terminent toujours par un «appel au changement» (Spencer) [1].
Une récente recherche [2] a voulu savoir ce qu’il en était de l’intégration masculine en Suisse romande. À défaut d’avoir accédé directement aux interactions durant les consultations de santé sexuelle, l’étude s’est basée sur dix entretiens menés dans les cantons de Fribourg, Genève, Valais et Vaud [3]. Le corpus a été complété avec des brochures, des études et des sites internet.
Le tournant de la Conférence du Caire de 1994
Le débat sur l’inclusion des hommes dans le planning familial remonte au début des années 1960 déjà, du moins aux Etats-Unis. En 1994, il prend une envergure mondiale. Cette année-là, la Conférence internationale sur la population et le développement, organisée au Caire sous l’égide de l’ONU, devient l’arène politique où cet enjeu est discuté. La participation des hommes est l’un des sujets les plus débattus de la rencontre. A l’issue de l’événement, 183 nations signent le Programme d’action assorti d’un ensemble de recommandations et d’objectifs parmi lesquels figure «l’accès universel aux services de santé de la reproduction, y compris la planification familiale et la santé en matière de sexualité». Il s’agit de rendre plus accessible l’ensemble des prestations de santé sexuelle aux populations traditionnellement moins concernées, notamment les hommes.
En Suisse romande, le questionnement concernant l’intégration des hommes apparaît également dans les années 1990. En 2000, la mention du nouveau concept de «santé sexuelle et reproductive» apparaît dans un postulat déposé au Conseil national. Un groupe multidisciplinaire mandate ensuite une étude à l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne afin réaliser un état des lieux. Ses conclusions confirment le problème: les prestations destinées aux hommes sont «inadéquates ou tout simplement absentes».
En 2003, le CHUV instaure une «consultation garçons». Un peu plus tard, une recherche-action est lancée par la Fondation PROFA. En 2011, c’est au niveau de l’organisation faîtière Santé sexuelle Suisse de créer un secteur «Santé des hommes», qui sera dissout 5 ans plus tard. Malgré cette effervescence, peu de changements sont visibles au niveau de l’intégration masculine, tant en termes statistiques qu’en termes de développement de nouvelles prestations. Quels sont les écueils, sans cesse renouvelés, qui freinent l’entrée des hommes dans les centres de consultation de santé sexuelle?
Les tests de dépistage et la fragilité des acquis
Pour les hommes, une porte d’entrée aux consultations avait été identifiée lors de l’épidémie de SIDA au début des années 1980. Les centres romands avaient progressivement intégré à leur activité de conseil et d’information ce nouveau volet de prévention. Face aux risques sanitaires, un processus de médicalisation avait alors vu la sexualité rejoindre le champ de la santé à travers le concept de «santé sexuelle». Ce mouvement a donné une plus grande légitimité et des financements plus importants aux activités menées par les conseiller·ère·s.
Néanmoins, ces prestations de dépistage, pourtant largement utilisées par la clientèle masculine, ne permettent pas de résoudre le problème de l’intégration des hommes. Il s’agit en effet de prestations de nature d’abord médicale. Or, au fil des années, les conseiller·ère·s se sont attachées à revendiquer une identité professionnelle fondée sur une expertise psychosociale qui vise moins un traitement des usager·ère·s qu’un accompagnement dans leurs questionnements en lien avec la sexualité. Un processus de «démédicalisation» des consultations s’est alors mis en place et, malgré l’idéal d’intégration, il a eu pour effet collatéral d’éloigner la clientèle masculine.
Un autre obstacle à l’intégration des hommes est de nature plus historique. Les mouvements féministes des années 1960 ont milité pour la libération sexuelle des femmes, pour une réappropriation de leur corps et un affranchissement du pouvoir médical largement représenté par des hommes (de Dardel). L’accès à la contraception et le droit à l’avortement sont progressivement devenus des acquis sociaux que les centres de santé sexuelle s’efforcent de conserver. Face aux tentatives récurrentes des milieux conservateurs et traditionalistes de remettre en cause ces acquis, une plus grande participation des hommes a été, et reste, considérée comme une menace sur des acquis fragiles et des structures précaires (Oudshoorn).
Ces mêmes inquiétudes se repèrent encore en 2007 quand la Fondation PROFA s’interroge sur la pertinence de l’intégration des hommes dans les consultations, ou même en 2017 quand une conseillère admet que le centre a beaucoup de projets en route qui passent avant la réflexion sur de nouvelles idées pour intégrer les hommes.
La masculinité hégémonique et les stéréotypes
Mais qu’en est-il de la sexualité masculine? De manière schématique, les hommes auraient une sexualité naturelle et instinctive alors que la sexualité des femmes serait davantage le fait d’attributs psychologiques. Cette représentation dichotomique continue de participer aux discours en matière de santé sexuelle. Elle finit par semer le doute sur l’existence même d’un besoin masculin de conseil. Certaines conseillères n’hésitent d’ailleurs pas à voir dans la présence marginale des usagers masculins la preuve de leur désintérêt pour ces questions.
Trois projets développés par Santé sexuelle Suisse à destination des hommes montrent un écueil supplémentaire. Au lieu d’insister sur une approche «globale», ces démarches renforcent les stéréotypes rattachés à la masculinité hégémonique (certains traduiraient par «mâles alpha»).
Le premier projet est une application internet, Docalizr, qui permet «de trouver le centre de dépistage ou de consultation le plus proche en trois clics, et d’apprendre tout ce qu’il faut savoir sur les IST et leurs symptômes». Comme si les infections étaient la seule question à même d’impliquer la population masculine.
Le deuxième exemple est aussi un site internet, OMG-SEX [4], destiné aux hommes dans l’armée. La sexualité masculine y est stéréotypée, pour preuve ces thématiques: Pornographie – Question de taille! – Pornstars – Alcool – Préservatifs – Orgasme. Les valeurs masculines associées sont la force physique, l’agressivité, l’hétérosexualité «sauvage», la logique rationnelle (non-émotionnelle).
Le troisième projet s’intitule Don Juan. Ce site internet «propose des informations et des conseils pour avoir des rapports sexuels à moindre risque avec les belles de nuit». Il donne «les règles d’or» sur ce qui est conseillé et déconseillé aux clients du sexe tarifé. En page d’accueil, il précise qu’il «vole de conquêtes en conquêtes».
En s’appuyant sur les représentations de la masculinité hégémonique, ces trois projets creusent la distance entre les hommes et les consultations de santé sexuelle caractérisées par leur approche psychosociale. Peu de place, semble-t-il, pour la contre-figure de la virilité guerrière, ni pour valoriser les capacités des hommes à exprimer leurs émotions, leurs doutes, voire à identifier une certaine forme de vulnérabilité à la fois physique et émotionnelle.
La prévention, les risques et les groupes-cibles
Les représentations rattachées à la mission préventive des centres de consultation révèlent elles aussi des écueils. Car la prévention va de pair avec la gestion des risques et les risques sont souvent sexués. C’est un scénario fréquent dans les grossesses non désirées, associées à l’image de l’homme absent. C’est aussi le cas dans le dépistage des IST qui a connu un certain succès auprès de la population masculine mais qui soulève pour les conseiller·ère·s la question embarrasante de l’infidélité et de l’«irresponsabilité» masculine. C’est finalement une situation semblable dans la prévention des violences sexuelles où les femmes sont beaucoup plus souvent victimes des hommes que l’inverse.
Dans ces trois volets prioritaires de la prévention, les hommes qui ont des relations sexuelles avec les femmes ne représentent jamais la principale population à risque (Kalmuss & Tatum). De plus, qu’il soit absent, infidèle ou violent, le protagoniste masculin est tour à tour pointé du doigt. Dans ce contexte, il devient difficile d’accorder une place légitime aux hommes dans les consultations de santé sexuelle qui s’avèrent finalement des espaces constuits, aux niveaux symbolique et discursif, non pas pour mais à l’encontre de l’hétérosexualité masculine.
Un écueil supplémentaire apparaît dans l’exigence des programmes de prévention d’atteindre les populations dites «vulnérables», notamment les migrants, les personnes âgées, les jeunes, les homosexuels ou encore les personnes en situation de handicap. Sur cet aspect non plus, la catégorie «hommes hétérosexuels» n’est pas retenue parce qu’elle n’est pas perçue comme vulnérable. Elle ne justifie donc pas un projet ou une prestation en soi. Cette représentation se base elle aussi sur le caractère non problématique de la sexualité des hommes ordinaires. Elle oriente le travail des centres de consultations qui rendent visibles et légitimes toutes les autres catégories sauf la catégorie de l’hétérosexualité masculine.
Aux stéréotypes et à ces nombreux écueils, il faut ajouter la problématique des corps «légitimes» à occuper l’espace de santé sexuelle, construit, pensé, organisé et défendu pour répondre aux besoins des femmes. Devant ces constats et malgré le projet initial de faire de la place pour les hommes dans les centres actuellement majoritairement féminins, l’idée de créer un espace différent dédié exclusivement aux hommes hétérosexuels fait son chemin. Une nouvelle fois, donc, la réflexion se termine par un «appel au changement».
[1] Mini-bibliographie sélective :
- de Dardel, J. (2007). Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes à Genève (1970-1977). Lausanne : Editions Antipodes.
- Kalmuss, D., Tatum, C. (2007). « Patterns of men’s use of sexual and reproductive health services », Perspectives on Sexual and Reproductive Health, 39(2), pp. 74-81.
- Oudshoorn, N. (2003). The male pill. A biography of a technology in the making. Londres : Duke University Press.
- Spencer, B. (1998). Where are the men? Reconceptualising the gender-specific in AIDS prevention. AIDS in Europe. Article pour la 2e Conférence européenne sur les méthodes et résultats des recherches en sciences sociales sur le Sida, Paris, France.
[2] «Franchir le seuil ? L’intégration des hommes dans l’espace de la consultation de santé sexuelle», Margaux Délez, mémoire de Master en Sciences sociales, Orientation Corps, sciences, santé. Directrice : Magali Delaloye. 2017, 109 pages.
[3] Les entretiens enregistrés ont eu lieu avec quatre conseillères et un conseiller en santé sexuelle, deux anciennes conseillères à la retraite, un collaborateur du secrétariat de Männer.ch, association faîtière d’associations masculines à tendance féministe, et un responsable de secteur à SantÉ Sexuelle Suisse, l’organisation faîtière qui regroupe les centres de consultation et de formation pour la santé sexuelle ainsi que les associations professionnelles. Un entretien non enregistré avec le responsable du Check-Point de Lausanne complète ce corpus.
[4] Soit l’acronyme anglais de « oh my god sex ».
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Margaux Délez, «Les hommes sur le seuil des centres de santé sexuelle», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 2 octobre 2017, https://www.reiso.org/document/2191