Addiction: jour spécial pour les femmes furtives
Dans cette consultation ambulatoire genevoise, les femmes représentent 21% de la population suivie. Elles viennent toujours discrètement, en vitesse. Pour établir du lien, le centre leur a concocté une journée légère et rigolote.
Par Isabelle Guillaume Fuentès, infirmière spécialisée, et Vanessa Vaucher, infirmière spécialisée en addictions, CAAP Arve, HUG, Genève
Dans le service d’addictologie des HUG à Genève, la Consultation ambulatoire d’addictologie psychiatrique des bords de l’Arve (CAAP Arve) est une structure spécialisée dans les soins. Elle a un programme de prescription d’héroïne médicamenteuse ou diacétylmorphine, et un deuxième programme basé sur les autres traitements agoniste opiacés (méthadone, Sevrelong, Subutex) [1]. Cette pratique de soins s’inscrit dans la politique de la Confédération dite des «4 piliers». Nous travaillons principalement sur l’axe des traitements et des thérapies, tout en nous inscrivant également sur celui de la réduction des risques. Notre mission consiste d’une part à accueillir et accompagner les patients dans la prise en charge thérapeutique de leur problématique d’addiction. Notre rôle est d’autre part de leur permettre de redéfinir un projet de vie.
Le temps de cet article, notre propos vise à laisser une trace, comme un arrêt sur image, un polaroïd d’un évènement éphémère et non conventionnel survenu le 8 mars 2017, qui reste encore dans la mémoire des femmes suivies dans notre centre comme un moment de légèreté et de gaîté partagées.
Les femmes suivies à la CAAP Arve représentent 21% de la file active, dont un petit nombre issu de la migration. Contrairement à la population masculine, elles ne restent pas dans le lieu de soin, elles cherchent même les moments calmes, de petite affluence, pour venir presque furtivement prendre leur traitement ou pour un entretien.
Dans notre rôle de soignantes [2] et de femmes, nous avons voulu profiter de cette journée internationale des femmes pour donner tout l’espace et tout le temps possible que mérite la moitié de l’humanité, surtout parce que le microcosme de notre consultation est à forte majorité masculine.
Nous avons voulu sortir d’une culture institutionnelle où la théorie doit sous-tendre l’action. Privilégier ainsi un happening, un one shot, et vivre avant tout une expérience agréable. Nous avons créé un espace-temps pour les femmes avec une volonté affichée d’omettre l’approche par la santé et des droits des femmes et de favoriser la spontanéité et le plaisir. Sans se soumettre à une quelconque pression ni attente, d’atteinte d’objectifs ni de résultats quantifiables. Toute l’organisation de cet évènement s’est faite sans budget en sollicitant les talents et la générosité de nos collègues et d’Ahmed, qui fait le ménage des locaux le soir et qui a dessiné l’affiche de l’annonce. La communication s’est voulue différente de ce qui se pratique d’habitude. Outre la communication classique par l’affichage, de façon ludique et mobile, Isabelle s’est habillée la semaine précédant l’évènement en femme-sandwich, déambulant dans les couloirs avec des slogans humoristiques au rythme du compte à rebours.
L’importance de la notion de plaisir
Nous n’avons eu que très peu de temps pour nous concerter et bricoler les animations. Toutefois, nos moments d’échanges ont toujours été très stimulants, principalement parce que nous avons osé être femmes, folles et drôles. Notre binôme s’est enrichi de l’aide précieuse d’Isabel, étudiante à la HES. Ainsi, ce trio s’est révélé une force inter-générationelle: une «sexygénaire» militante; une quadra multi-tâches dynamique et une toute jeune à la vingtaine créative. Ce qui nous a liées dans ce projet, c’est avant tout d’être des femmes avec un désir d’occuper une place et de montrer que nous existons par un sitting féminin. Notre complicité immédiate a permis un consensus, d’une part sur la simplicité du concept, et d’autre part sur l’importance de la notion du plaisir.
C’est avec notre rock’n’roll attitude que avons décidé d’occuper la salle d’attente toute la journée du 8 mars avec pour thème majeur «dopez votre féminité». Forte de notre militantisme joyeux, nous avons récolté, avec l’ensemble de nos collègues et la pharmacie du quartier, des échantillons de maquillage dans une «BOUAT’ À BOTTÉE». Nous avons prévu des mini-séances de massages des mains, de maquillage flash au milieu d’une exposition photos de femmes anonymes intitulée «Les héroïnes du quotidien». Bercées au son des voix féminines, telles que Maria Callas, Nina Hagen, Janis Joplin, Amy Winehouse et enivrées aux senteurs d’eucalyptus. D’une ambiance de consultation aux couleurs froides, nous avons créé un décor diffusant une lumière rose, douce, couleur de la déstigmatisation [3] .
Le jour même, le plus surprenant a été la participation, en nombre, des femmes et leur enthousiasme. Vingt-cinq femmes sont venues, sont passées, nous ont observées, sont revenues avec des gâteaux et des boissons ou accompagnées qui de sa fille, qui de sa mère ou de son amie. Certaines ont accepté un massage des mains. Testé un parfum, un maquillage. Fait moisson des échantillons de produits cosmétiques. Certaines ont emporté un bijou qu’un généreux donateur avait laissé à disposition. Elles ont ri, elles ont papoté et plaisanté. Nous avons même, ensemble, défendu ce territoire éphémère contre l’invasion masculine, soignants comme patients, qui ne comprenaient pas qu’ils n’auraient pas accès à ce lieu ce jour-là. Notre arme fatale inattendue a consisté à pulvériser sur les hommes un parfum pour femme. Leur réaction systématique de fuite a provoqué une hilarité de plus en plus grande, renforçant la connivence jusqu’à permettre aux femmes d’affirmer leur légitimité d’être femme, et d’être là.
Dans le tourbillon d’une vie de survie
Cet espace pop-up a eu une fonction de médiation en simplifiant la communication, en rapprochant des femmes, qu’elles soient patientes ou soignantes, et en sensibilisant chacune et chacun à la place de la femme dans notre consultation et au-delà. Des réactions ont même été relevées sur la page Facebook du service suite à la publication sur notre blog Addictohug [4] de cet évènement. Comme cet extrait choisi: «Ce n’était certes pas un moment de défense de leurs droits en tant que femme mais juste un moment pour soi, volé dans le tourbillon d’une vie de survie». Et comme l’une des patientes l’a écrit: «Etre une femme, c’est déjà ça.»
Cette expérience nous a amenées à penser la complexité de la notion de plaisir en addictologie. Celle-ci est biaisée par l’usage des substances, le produit est imaginé comme unique source possible de plaisir et, par l’accoutumance, il en perd sa saveur. Cela se transforme alors en une quête sans fin d’un plaisir devenu inaccessible. La notion de plaisir est aussi compliquée pour les soignants car nous avons fondé notre vision du traitement comme la réponse à une maladie. De ce fait, il n’y a que peu de place pour le plaisir et l’essentiel tourne autour du soulagement.
A l’occasion de cette journée, nous avons proposé une alternative à ce processus par l’expérience toute simple d’un moment de plaisir à être soi et à être soi avec les autres, reconnectée à sa sensorialité. Nos cinq sens ont été mis en éveil par les couleurs, les senteurs, les saveurs, les mélodies et le toucher. Notre condition commune de femme a été le seul dénominateur commun durant cette journée quels qu’aient été notre statut, notre âge, notre nationalité, nos croyances ou notre profession.
Doit-on recommencer l’année prochaine ? Inscrire cet événement dans une continuité au risque d’en perdre l’esprit ? Nous avons constaté à la consultation que les activités avec les patients avaient du succès quand ceux-ci ne s’inscrivent pas dans la durée mais dans l’instantanéité. Quelle que soit l’origine de cette construction du plaisir, nous avons prouvé que le plaisir se décline sous bien des formes, qu’être une femme est un plaisir en soi!
Une expérience utile, joyeuse et folle
Le 8 mars 2018, le monde vivra encore une fois la Journée Internationale des Femmes. Nous espérons que les femmes ayant participé se souviendront qu’elles ont une place et des droits qu’elles devront parfois revendiquer, parfois juste apprécier. Elles entameront peut-être la réflexion que les générations précédentes ont dû faire. Les droits des femmes ne se réduisent pas à être féminine mais d’exister comme femme dans une société égalitaire.
Cette expérience, positive avec une population précarisée, a été joyeuse, utile et folle à la fois.
Notre démarche citoyenne s’inscrit dans la stratégie du service d’Addictologie de proposer des soins inscrits dans la communauté avec ses membres.
[1] Quelques références sur les femmes et les toxicomanies: in Revue Psychotropes 2007 - Revue Vie sociale et traitements 2010 - Réseau canadien pour la santé des femmes - Revue Drogues, santé et société - Drogues, santé et société - BEH
[2] Infimières toutes les deux, Isabelle Guillaume Fuentès a un certificat d’art thérapie, Université Paris VII, de thérapies de réseau, IFATC, St-Etienne, et de Travail groupal analytique, Université de Genève; Vanessa Vaucher est étudiante en master en santé publique, Université de Genève.
[4] Voir page Facebook
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Comment citer cet article ?
Isabelle Guillaume Fuentès et Vanessa Vaucher, «Addiction: jour spécial pour les femmes furtives», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 25 septembre 2017, https://www.reiso.org/document/2161