Où les femmes seniors habiteront-elles demain?
Les femmes « baby-boomers » vivant seules représentent une catégorie sociale particulièrement vulnérable en termes de défis liés au logement. Une étude vise à comprendre leurs besoins, pour mieux répondre à ceux de l’ensemble des seniors.
Par Marion Droz Mendelzweig, professeure HES ordinaire, et Maria Grazia Bedin, professeure HES associée, Institut et Haute école de la Santé La Source
Le logement concentre de multiples aspects essentiels de la vie quotidienne. Dès lors, la question « où habiter » lorsque les moyens financiers comme les ressources physiques diminuent en raison de l’âge requiert réflexion et stratégies.
La mobilité résidentielle peut comporter deux faces, l’une dynamique, créative et enthousiasmante, l’autre triste, inquiétante et marquée par des signes de la finitude. Dans les études sur le logement, les caractéristiques propres à ces deux tendances opposées se résument par la formule du « pushed » et du « pulled » : lorsqu’une personne n’a plus la capacité de demeurer dans son ancien logement, soit elle se voit forcée de déménager dans un lieu mieux adapté à son état, soit elle déménage de son plein gré, attirée par une autre forme d’habitat et un autre environnement (Caradec, 2010). Sachant la première option moins enviable que la seconde, l’anticipation est la meilleure manière de l’éviter. Une étude [1] a cherché à savoir comment les femmes baby-boomers vivant seules, soit celles sortant de l’activité professionnelle et entrant en période de retraite, abordent ce tournant. Est-il pour elles désirable ? Redoutable ? Inexistant ?
Pourquoi centrer la question des stratégies d’habitat sur les femmes ? Et pourquoi sur celles vivant seules ?
Face au vieillissement, les femmes dont les avoirs du ménage reposent sur leurs seules ressources présentent une conjonction de vulnérabilités interconnectées, plus marquées que chez les hommes de catégorie d’âge et de situation de ménage identique et que chez les femmes de même catégorie d’âge vivant en couple : vulnérabilité économique en raison de fonds de prévoyance moindres (Kuhn, 2020) ; vulnérabilité de santé, non pas tant sur le plan de la santé somatique que du point de vue du ressenti subjectif de bien-être (Perrig-Chiello, Hutchison & Hoepflinger, 2008), en raison de cumuls de facteurs d’insécurité qui pèsent sur elles davantage que sur les hommes ; vulnérabilité sociale, car plus à risque d’isolement en raison de moyens financiers moindres (Ehrler et al., 2016) ; et enfin vulnérabilité de logement en raison des coûts toujours plus élevés rendant inabordable l’accès aux logements de qualité, sans parler de l’accès à la propriété (Swiss Federal Statistical Office, 2018).
Ce n’est toutefois pas uniquement à cause de cette fragilité à multiples facettes qu’il est utile d’interroger les femmes de la catégorie d’âge entre 55 et 75 ans vivant seules sur la manière dont elles abordent les défis du logement. C’est aussi parce que ce sont celles qui sont, pour divers motifs, le plus susceptibles d’être des moteurs de nouvelles formes d’habitat.
Les ressources financières, élément d’inquiétude
Il est avéré qu’en moyenne les femmes ont une perspective de vie plus longue que les hommes, autrement dit plus d’années devant elles à se soucier de leur bien-être. Ce fait explique peut-être les observations convergentes de différents acteurs communaux et cantonaux dans le domaine du logement et de la cohésion sociale, qui observent que les femmes sont plus investies que les hommes dans des activités sociales et dans des initiatives collectives. Elles montrent davantage de l’intérêt pour les structures émergentes d’habitat de type participatif ou à loyer abordable (LLA). De ce fait, elles jouent un rôle important dans les sociabilités et ce sont les femmes seniors qui sont de facto les principales bénéficiaires des structures de logement à vocation sociale.
Partant de ces données, il a été cherché à connaître les souhaits et les marges de manœuvre des femmes baby-boomers vivant seules (FBBS) pour leurs stratégies résidentielles. Estiment-elles pouvoir rester dans leur logement actuel ? Pensent-elles devoir envisager un déménagement ? Si oui, dans une perspective de combien de temps et pour quelles raisons : Contraintes de coûts ? De barrières architecturales ? De solitude ? Et si elles estiment devoir déménager, quel serait le modèle d’habitat souhaité ?
Par leurs réponses à un large sondage en ligne (382 réponses complètes recueillies) et en entretiens de groupes, les FBBS semblent représenter une catégorie de personnes que l’on pourrait décrire comme heureuses. Dans leur majorité, elles se disent satisfaites de leur logement actuel et sans soucis de santé. Tranquilles et sereines donc, mais pas insouciantes pour autant : 40% d’entre elles redoutent que leur budget ne leur permette pas d’assurer les frais de leur logement dans le futur. Si cette tendance s’avère plus marquée chez les locataires que chez les propriétaires, ces dernières ne sont pas non plus exemptées d’inquiétudes. Deux tiers des personnes de notre échantillon craignent de perdre leur autonomie pour raison de santé et d’accident. Un tiers exprime la peur de s’isoler et dit redouter la solitude avec l’avancée en âge. Il s’en suit que pour un quart des répondantes, le changement d’habitation se profile comme inévitable à plus ou moins long terme (dans les deux ans à venir ou peut-être plus).
Et s’il faut déménager, ça serait pour aller où ? L’intention de déménager et les options envisagées ont été questionnées à la lumière de quatre dimensions : en regard du coût du logement ; des attaches familiales ; du poids de l’environnement ; des facteurs architecturaux. C’est là que s’expriment la fibre sociale et l’attention au collectif de cette génération FBBS. Si l’attachement à un espace privatif domine, un intérêt marqué pour différentes formes d’habitats participatifs et collaboratifs a été exprimé. La nostalgie pour les anciens concierges familiaux d’immeuble, remplacés par des services d’entretien externes, apparaît comme l’image paradigmatique de la convivialité souhaitée dans le cadre de son logement. La prédominance de la sociabilité sur les mètres carrés a été encore plus fortement soulignée parmi les femmes ayant pris part à nos entretiens de groupes. Sans forcément rechercher les coopératives d’habitants, l’envie de contacts sociaux, de soutien mutuel, de partages et de convivialité entre les habitant·es suscite l’intérêt pour les coopératives d’habitation basées sur des projets à visée sociale.
Des partenariats public-privé essentiels
Quel message cette enquête adresse-t-elle aux responsables des politiques de logement ? L’étude ne soulève pas des problématiques qui étaient ignorées des services communaux du logement et de la cohésion sociale, mais elle confirme l’impératif d’une stratégie de logement qui prend en compte le vieillissement et le nombre des ménages solo. Cela signifie la création d’habitats de taille moyenne à des prix abordables, situés dans des zones bien desservies par les transports publics, à proximité des commerces, des services et des sites culturels. Il s’agit également d’implanter ces projets dans des emplacements qui ne font pas figure de relégation en périphérie, de veiller à offrir des logements à l’abri des baux soumis à la spéculation immobilière et aux exigences de rendements des propriétaires. Une telle stratégie pour le logement ne relève pas de l’utopie, mais cadre avec une gouvernance préventive à orientation sociale et de santé envers la population vieillissante. Comme le relevait une des participantes aux entretiens de groupe « Les politiques ont tout intérêt à développer des initiatives sociales parce que sans ça, la solitude sera très chère à traiter ».
Il ressort de cette étude que le point névralgique dont dépend la possibilité de réalisation d’une telle stratégie pour l’habitat de demain est l’obtention de la collaboration du secteur privé de l’immobilier. Ce point est d’autant plus central dans les communes qui ne possèdent pas leurs propres parcs immobiliers et qui sont contraintes de négocier avec les promoteurs et constructeurs pour assurer le développement de projets à visée sociale. Certains instruments de contrainte existent — telles que les différentes lois cantonales sur la préservation et la promotion du parc locatif (la L3PL vaudoise par exemple) —, mais leur application est fonction des rapports de force politiques. Le plus souvent, les communes négocient seules avec les acteurs immobiliers du fait que les instruments de coordination entre les niveaux communaux et cantonaux font défaut dans la plupart des communes romandes et alémaniques qui ont participé à cette étude.
Intégrer le bien vieillir à la politique du logement
Outre le rôle déterminant joué par les acteurs du secteur immobilier, l’étude met également en lumière la nécessité pour les communes de remédier aux modes de travail en silo qui sont fort présents dans la majorité des municipalités participantes à l’étude. La nécessité d’une approche intégrative, mettant en relation les problématiques de vieillesse avec les politiques de construction et de logement au niveau local, est marquée partout.
En conclusion, la promotion de conditions permettant le libre choix de bien vieillir dans un domicile adéquat relève d’une politique sociale et de prévention pour la santé car elle profitera non seulement aux femmes vivant seules, mais aussi à toute une population de seniors désireuse de préserver leur indépendance et leur qualité de vie.
Bibliographie
- Caradec, V. (2010). Les comportements résidentiels des retraites. Quelques enseignements du programme de recherche ” Vieillissement de la population et habitat ”, Espace populations sociétés, 1(2010) :1–14.
- Ehrler, F., F. Bühlmann, P. Farago, F. Höpflinger, D. Joye, P. Perrig-Chiello, and C. Suter (2016). Swiss Social Report 2016: Wellbeing, Technical Report, Zürich, Switzerland.
- Kuhn, U. (2020). Augmented wealth in Switzerland: the influence of pension wealth on wealth inequality, Swiss Journal of Economics and Statistics, 156(1).
- Perrig-Chiello, P., S. Hutchison, and F. Hoepflinger (2008). Role involvement and well-being in middle-aged women, Women and Health, 48(3):303–323.
- Swiss Federal Statistical Office (2018) Les conditions d’habitation des seniors en Suisse en 2016, Technical Report, Federal Statistical Office, Neuchâtel, Switzerland.
[1] La recherche « Les femmes baby-boomers vivant seules face à leurs dilemmes de logement : situations de logement, projets, choix et besoins » est menée par la HEdS La Source (prof. Dr Marion Droz Mendelzweig et prof. Maria Grazia Bedin) et la HEC à Lausanne (prof. Dr Joel Wagner), la HEIG-VD à Yverdon (prof. Dr Gabrielle Wanzenried) et la ZHAW à Winterthur (prof. Dr Ege Jörn). Financée par Office Fédérale du Logement et la Fondation Leenaards, l’étude se base sur une démarche participative recueillant des données qualitatives et quantitatives, et a pour but de faire émerger les dilemmes qui se posent aux femmes vivant seules dans la perspective du vieillissement. En savoir plus
Lire également :
- Irina Ionita, «Bien vieillir chez soi: attentes et besoins», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 11 avril 2022
- Marion Droz Mendelzweig et Maria Grazia Bedin, «Seniors: se sentir chez soi en logement protégé», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 septembre 2021
- Cathy Berthouzoz et Leila Raboud, «Pourquoi choisir la colocation entre seniors?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 13 décembre 2018
- Marion Zwygart, Florinel Radu, et Nicole Jan, «De quels types d’habitat rêvent les baby-boomers?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er octobre 2018
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Comment citer cet article ?
Marion Droz Mendelzweig et Maria Grazia Bedin, «Où les femmes seniors habiteront-elles demain?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 7 mars 2024, https://www.reiso.org/document/12143