Les syndicats et la loi sur l’assurance chômage
La première loi sur l’assurance chômage date de 1924. Analyse du contexte socio-historique de la guerre et de la grève générale ainsi que des rapports de force de l’époque entre syndicat et patronat.
Par Jean-Pierre Tabin, professeur – Ecole d’études sociales et pédagogiques et Université de Lausanne, et Carola Togni, doctorante à l’Université de Berne
La première loi fédérale sur l’assurance chômage est votée le 17 octobre 1924 [1] [2]. Cette assurance est introduite en vue de préserver la paix sociale suite à la crise économique et aux désordres sociaux liés à la Première Guerre mondiale. Il s’agit, comme l’écrit le Conseil fédéral, de supprimer « des causes de conflits entre patrons et ouvriers et [d’éviter ainsi] les troubles menaçant l’ordre public ». C’est que, comme le déclare le rapporteur de la commission du Conseil des États (le député radical soleurois Robert Schöpfer) « les personnes sans travail, et toutes celles qui sont touchées [par le chômage] […] sont exposées à toutes les excitations politiques ».
Si l’assurance est conçue comme instrument de paix sociale, c’est également une réponse à un risque précis inhérent à l’organisation capitaliste de l’emploi : le manque d’emploi lié aux changements économiques. Le mécanisme de l’assurance, avec des caisses de chômage et des offices de placement, permet non seulement de fournir un revenu aux personnes privées de salaire, mais encore de les obliger à accepter un autre emploi. L’assurance introduit également une différence fondamentale de traitement entre deux statuts, celui de pauvre et celui de chômeur. Au premier va l’aumône, au second un droit lié à cotisations [3].
La morale n’est pas loin, puisque le dispositif d’assurance sert également à trier les personnes sans emploi, n’indemnisant que celles qui ne sont pas considérées comme responsables de leur chômage. Le nouveau système va permettre, comme le dit en 1924 le conseiller national libéral genevois Horace Micheli, de réprimer les « abus » du « régime démoralisant » de l’assistance, car « le meilleur contrôle sera celui qui sera exercé dans les mutualités par ceux qui ont eux-mêmes versé des subventions ».
Pas de cotisation patronale
Du côté des employeurs, le président de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), le conseiller national radical saint-gallois August Laurenz Schirmer, développe un argumentaire plus intéressé, puisqu’il dit en 1924 voir d’un bon œil la participation financière des salarié·e·s au financement de l’assurance, un principe également soutenu par d’autres représentants du patronat. Au début des années 1920, la majorité du patronat ne veut en effet pas entendre parler d’une contribution des employeurs jugée néfaste à l’économie. L’argument de la capacité concurrentielle est avancé, mais également celui de la responsabilité individuelle qu’aurait chaque salarié·e de cotiser pour éviter les conséquences d’un chômage.
On pourrait s’étonner du fait que les représentants du mouvement ouvrier les plus actifs dans le domaine de l’assurance chômage, les députés socialistes Konrad Ilg (Berne) et Herman Greulich (Zurich) ou le conseiller national communiste bâlois Friedrich Schneider ne contestent pas l’absence de cotisation de la part du patronat. Mais s’ils n’insistent pas sur la responsabilité des employeurs, c’est qu’ils ont d’autres priorités : ils veulent garder l’autonomie syndicale et éviter de faire capoter l’ensemble d’une loi dont l’importance est cruciale pour la survie financière de leurs caisses de chômage. En effet, une participation patronale au financement permettrait d’intervenir directement dans le contrôle des caisses de chômage syndicales, donc dans les affaires internes des syndicats, ce qu’ils veulent absolument éviter. Ensuite, cette participation justifierait le développement de caisses de chômage patronales qui viendraient concurrencer les caisses syndicales existantes. Enfin, ils craignent que l’ensemble de la loi ne soit remis en question sachant que le patronat s’opposerait à une loi impliquant une contribution obligatoire des employeurs.
Le principe de l’assurance contre le chômage sans participation du patronat est donc admis. Si, auparavant, l’assistance chômage était financée par les pouvoirs publics et les employeurs, sans contribution des salarié⋅e⋅s, le passage à l’assurance est un moyen de faire participer le salariat au financement des secours et d’en dispenser le patronat : le renversement de responsabilité du patronat vers le salariat joue un rôle important dans l’adoption de la loi. C’est d’autant plus intéressant pour le patronat que la loi prévoit un article spécifique sur le chômage partiel. Grâce à ce dispositif, il peut imposer à son personnel une réduction du temps de travail et une diminution de salaire sans risquer de perdre sa main-d’œuvre. Le mode de financement de l’assurance permet que l’opération soit entièrement à charge de l’État et des salarié·e·s, ce qui délie le patronat de toute responsabilité.
Les caisses syndicales
Si la protection du nouveau risque chômage est admise, reste à trouver la forme précise que doit prendre l’assurance en regard du fait que 157 000 personnes, soit environ 8 % de la population active, sont déjà assurées avant 1924 contre le chômage, pour la plupart dans une caisse syndicale.
Dès les premières discussions sur l’octroi de subventions fédérales aux caisses de chômage, le fait que les syndicats n’aient pas tous une caisse de chômage clairement séparée de leurs autres activités, en particulier de la caisse de grève, est considéré comme problématique. Les autorités fédérales posent dès lors plusieurs conditions auxquelles les caisses doivent se soumettre pour obtenir des subsides. Elles sont tenues de distinguer la gestion de l’assurance chômage de leurs autres activités et ne pas réduire leurs prestations par suite du subside fédéral. Il s’agit d’un début de mise sous tutelle des activités des caisses de chômage syndicales à laquelle elles se soumettent par nécessité économique.
L’Union syndicale suisse (USS) s’exprime dès 1920 clairement contre la création d’une institution d’assurance publique, déclarant que « la classe ouvrière s’exprime avec fermeté contre la création d’une nouvelle institution étatique, semblable à l’institution pour l’assurance accident, en vue de l’introduction d’une assurance chômage, car elle est convaincue qu’une telle institution devrait être dotée d’un énorme appareil bureaucratique, qui absorberait une grande partie des moyens. […] La classe ouvrière veut construire ses propres caisses de chômage et elle revendique pour cela l’aide publique. » Il faut savoir que les caisses de chômage occupent une place importante dans la stratégie des dirigeants ouvriers : c’est en effet un précieux instrument de recrutement.
Une fois écartée l’idée de la création d’une institution publique, le débat se focalise sur le subventionnement des caisses de chômage existantes. La complexité pour les députés bourgeois et les représentants patronaux est de trouver un système qui permette de limiter l’influence syndicale afin de ne pas subventionner des actions liées à des conflits sociaux. Le choix d’un système de subventionnement particulier va permettre d’atteindre ce but. Le système adopté en Suisse prévoit le remboursement aux caisses de chômage d’un pourcentage de l’argent versé au titre de l’indemnité de chômage. Ce remboursement ne se limite pas aux caisses syndicales, il est étendu aux caisses publiques et patronales (paritaires). Afin de diminuer l’influence syndicale, le patronat obtient que la loi prévoie un subventionnement différent des caisses syndicales : le pourcentage de subside est fixé à 30 % de l’indemnité versée pour les caisses syndicales, tandis qu’il est fixé à 40 % pour les caisses publiques et pour les caisses patronales.
Si au final le président du syndicat possédant la principale caisse de chômage de Suisse (la Fédération des ouvriers sur métaux et horlogers), Konrad Ilg, constate que « la loi fédérale peut à divers égards nous mettre dans l’embarras, car la tendance est à encourager les caisses d’assurance chômage publiques et privées et à combattre les caisses syndicales », il ajoute que « renoncer aux subventions et nous retirer serait stupide. Pour cette raison, nous ne combattons pas les caisses bourgeoises ». L’argument de la survie des caisses syndicales, qui dépendent des subventions publiques, justifie donc une position politique pouvant a priori paraître comme contraire aux intérêts syndicaux.
Un renforcement du statut de salarié
La loi sur l’assurance chômage du 17 octobre 1924 est adoptée à l’unanimité des chambres fédérales. Le chômage est considéré sur le plan helvétique comme un nouveau risque social contre lequel le salariat peut se prémunir et la prise d’un emploi s’accompagne d’une incitation – très libérale dans son esprit – à s’assurer. En cas de réalisation du risque, l’assurance ouvre des droits, le statut de salarié·e s’en trouve renforcé. Toutefois, en l’absence d’une obligation d’assurance, seule une minorité de salariés et encore moins de salariées sont assuré⋅e⋅s auprès d’une caisse. La protection en cas de chômage, qui concerne à cette époque surtout l’ouvrier masculin, participe ainsi à creuser les inégalités au sein du salariat.
Dans les autres pays
En 1924, l’année où l’on débat au Parlement helvétique de la première loi concernant l’assurance chômage, quatre pays européens, l’URSS et un État d’Australie ont instauré une assurance chômage obligatoire tandis que dix autres États, tous européens, ont décidé d’encourager l’assurance chômage par des subventions. Le législateur helvétique ne décide pas de rendre l’assurance obligatoire, il l’encourage. Cette décision sera confirmée sur le plan fédéral durant 53 ans, la durée qui s’écoule entre l’adoption de la première loi fédérale concernant l’allocation de subventions pour l’assurance chômage et l’arrêté fédéral du 8 octobre 1976 rendant obligatoire l’assurance chômage à partir du 1er avril 1977.
[1] Tabin, Jean-Pierre & Togni, Carola. (2013). L’assurance chômage en Suisse. Une socio-histoire (1924-1982). Lausanne : Antipodes, 229 pages, 34 fr. Présentation sur REISO.
[2] Article écrit pour REISO et Services publics, le journal du syndicat SSP romand.
[3] Ne pas confondre « pauvre » et « chômeur ». Source du dessin : Volksrecht, 23 novembre 1921 (quotidien socialiste)