Après la naissance, les réseaux du suivi familial
Les sages-femmes et les maternités romandes travaillent en réseaux socio-sanitaires pour suivre les familles en situation de détresse sociale. Entre la théorie et la pratique, des décalages surgissent et il importe de les interroger.
Par Patricia Perrenoud, anthropologue et sage-femme PhD, HESAV Lausanne
Pour les familles immigrantes, l’accès aux prestations sociales et de santé est une forme d’inclusion essentielle, porteuse d’espoir. Autour de la naissance en Suisse, le contact avec le système socio-sanitaire est quasi universel. Les consultations de grossesse sont prises en charge par la LAMal ou des fonds spécialisés et l’accouchement donne, a minima, un contact avec sages-femmes et obstétricien.ne.s. L’augmentation des inégalités sociales dans les pays dits occidentaux et la pauvreté en Suisse étant loin d’être négligeable[1], le suivi de la naissance est une occasion d’aider les familles en situation de détresse sociale[2], dont des familles immigrantes.
Plusieurs maternités romandes ont développé dépistages, puis suivis interprofessionnels pour les situations difficiles. Ce travail en réseaux est indispensable dans le climat social actuel. Il comporte néanmoins des limites[3], inhérentes à toute activité humaine, qui sont interrogées dans cet article extrait d’une thèse en sciences sociales[4]. Les données montrent un décalage entre les représentations véhiculées sur les réseaux dans le sens commun professionnel, au sens d’intelligence quotidienne, et les réalités vécues par certains acteurs, ici des sages-femmes et des parents. Cette confrontation propose aussi des pistes pour l’évaluation des prestations.
Entre champ d’action théorique et pratique
Le travail en réseaux, conjuguant différentes expertises, est devenu une évidence dans le champ socio-sanitaire. Durant la formation des sages-femmes, différent.e.s professionnel.le.s et institutions sont ainsi invité.e.s pour décrire les spécificités de leurs interventions. La collaboration interprofessionnelle apparaît comme une garantie de qualité. Pour les sages-femmes, cette collaboration permet de respecter les limites de leurs compétences, pour une part fixées dans la loi et pour l’autre relevant d’un questionnement éthique. Toutefois, en pratique les sages-femmes indépendantes doivent parfois réajuster leur champ d’action pour pallier la présence discontinue d’autres professionnel.le.s, c’est le cas lorsqu’elles rencontrent des parents en situation de détresse sociale[5]. Elles traduisent et écrivent alors des courriers, trouvent du matériel pour bébé, voire achètent de la nourriture. Ces tâches non répertoriées dans leur rôle « classique » suscitent l’étonnement de collègues hospitalières et d’autres professionnel.le.s. Pourquoi les praticiennes ne recourent-elles pas au réseau ? Ce système, devenu signifiant vague et solution en prêt-à-porter, devrait parer à toute difficulté. Or, les réalités de terrain sont complexes, le travail en réseaux étant plus facile en théorie qu’en pratique.
Tout d’abord, malgré les dépistages effectués en Suisse romande, certaines détresses sociales ne sont pas identifiées[6]. Lorsqu’elles se rendent à domicile, les sages-femmes découvrent des situations parfois extrêmes, notamment lorsque les femmes vivent seules avec leurs enfants. Dans les cas les plus graves, elles n’ont pas à manger, aucun matériel ou habits pour leur bébé ou subissent des formes de violence. Souvent, différents problèmes d’ordre socio-économique se cumulent. Les femmes en demande d’asile vivent leur maternité dans des conditions insalubres en foyer, les sanitaires étant partagés et, souvent éloignés de leur chambre. Elles craignent par ailleurs d’être renvoyées de Suisse. Décisions qui sont parfois prises par les autorités, au mépris de risques réels pour les enfants très jeunes.
Ces exemples soulignent l’impuissance des professionnel.le.s impliqué.e.s dans les réseaux devant certaines situations. Que des femmes avec enfants soient logées en des lieux inadaptés, sans eau courante, relève des politiques publiques. La charge de travail a par ailleurs beaucoup augmenté dans le champ de la santé et du social, conséquence des restrictions budgétaires[7]. Il ne s’agit donc pas de pointer des individus, mais un système et son fonctionnement, ainsi que les représentations véhiculées à son sujet, dont l’idée de réseau quasi « salvateur ».
Le dernier maillon : la sage-femme à domicile
Le plus étonnant est que certaines situations particulièrement délicates, celles de femmes n’ayant pas à manger, sont découvertes par les sages-femmes à domicile alors que les femmes bénéficient d’un suivi interprofessionnel. Dans ces situations, la détresse sociale a été identifiée, d’où le suivi spécialisé, mais non intégralement comprise. Ma recherche ayant été conduite auprès de sages-femmes indépendantes, il m’est impossible de définir avec certitude ce qui a pu se passer en amont. Quelques hypothèses méritent néanmoins d’être examinées. Premièrement, la charge de travail est vraisemblablement en cause. Les spécialistes du réseau ont-ils le temps de mener à bien leur rôle ? Toutes et tous ? Comment se fait-il qu’une femme, suivie dans une institution sociale par une personne formée, rentre à domicile après son accouchement sans avoir de quoi se nourrir ou vêtir son bébé? Ici, la séparation des agendas des professionnel.le.s est peut-être en cause. De plus, l’idée de travail en réseau insiste souvent sur le respect des champs de compétence et des cahiers des charges ; les intervenant.e.s n’ont guère le temps d’expliciter la couverture exacte de leurs prestations à leurs partenaires d’autres professions. Si pour une sage-femme, il va de soi qu’une assistante sociale se souciera du minimum vital, et donc de l’argent nécessaire à l’achat de nourriture, ces tâches n’entrent pourtant pas nécessairement dans le cahier des charges de l’assistante sociale.
En attendant, certaines femmes et leur bébé retournent à domicile dans des conditions dangereuses, n’était l’intervention des sages-femmes représentant ici le dernier maillon de sécurité du réseau. Maillon sécurisé si les maternités organisent le suivi postnatal pour les femmes et n’attendent pas de celles-ci qu’elles fassent seules les démarches.
Le respect du champ de compétences revient régulièrement dans les discours des sages-femmes. Cadré en partie par les lois régissant la profession, mais aussi souligné par le renforcement des collaborations interprofessionnelles, ce respect constitue un engagement moral à solliciter les personnes les plus compétentes. Ceci dit, cet élan vers le réseau est moins facile à réaliser (par les praticiennes) qu’à imaginer (par les personnes entendant leurs récits). Premièrement, parce que les situations ne sont pas organisées « pour » le réseau, mais par les désordres de la vie. Souvent, de menues aides, par exemple écrire une lettre ou faire quelques coups de fil, sont spontanément apportées et cette action est plus simple que d’enclencher l’intervention d’un service supplémentaire. Ici, le non-recours au réseau est un geste pragmatique : économe pour les familles et le système surchargé. Deuxièmement, chargé.e.s et organisé.e.s différemment des sages-femmes, les professionnel.le.s du réseau ne répondent pas toujours aux appels. Il est difficile d’obtenir l’aide de certain.e.s spécialistes, en particulier lors de vacances scolaires et de week-ends, ou lorsque les situations comportent de la violence. Par conséquent, l’idée de collaboration en réseaux, reposant sur l’engagement moral à fournir les prestations les plus adéquates, n’est pas toujours réalisable.
Un suivi interprofessionnel parfois trop intense
Troisièmement et enfin, les femmes et les familles réagissent aux propositions de leur réseau. Ce volet, périphérique dans mes données, ne peut qu’être survolé ici et mériterait de faire l’objet d’une recherche à part entière, pour entendre leur parole. Lorsqu’elles sont vulnérabilisées par leurs trajectoires et leurs circonstances de vie, les femmes font l’objet d’un suivi interprofessionnel intense. Entre cours de français, visites chez le psychiatre ou l’assistante sociale, certaines mères font d’innombrables trajets en bus, pour assister à des rendez-vous parfois obligatoires. Si d’aucunes sont touchées par l’attention reçue, d’autres éprouvent de la lassitude devant un agenda surchargé pour qui vient d’accoucher. Lorsque cela ne porte pas à conséquence dans leur dossier, certaines mères renoncent à une partie du suivi orchestré par le réseau durant la grossesse. Fatiguées par le nombre d’acteurs engagés, elles se tournent vers les personnes offrant continuité et résolution de problèmes concrets, souvent leur sage-femme indépendante.
Les sages-femmes interviennent en aval des décisions prises par les réseaux interprofessionnels, dont elles constatent les effets, positifs ou négatifs, directement ou par les récits de femmes. La pratique à domicile donne un accès multi-sensoriel aux conditions de vie et à des problèmes invisibilisés en milieu clinique. Les témoignages des praticiennes, lorsqu’ils sont entendus, renseignent ainsi le milieu clinique sur les détresses effectives des familles. Car, au-delà des concepts de pauvreté, de violence et d’isolement se nichent des détails concrets. Et, si les professionnel.le.s sont impuissant.e.s à résoudre les situations dans leur ensemble, ils et elles peuvent néanmoins soulager des familles par de l’aide concrète.
Dépasser la logique de concurrence ?
Le travail en réseaux, habité par des expert.e.s impliqué.e.s, est incontournable. Comme toute entreprise humaine, il a ses limites, parfois lourdes de conséquences. Le champ d’action des professionnel.le.s entre eux ne semble pas toujours ajusté et des prestations essentielles ne sont pas assurées. Il serait important, d’un point de vue de santé publique, d’établir si ces observations perdurent et concernent tous les cantons romands. Le regard des sages-femmes indépendantes pourrait être utilisé, à des fins d’information et d’évaluation, par les institutions intervenant en amont. Les visites à domicile pourraient être proposées durant la grossesse, avec tact et en respectant les principes de choix éclairé, pour identifier les besoins en soutien avant la naissance. Cela dit, la sociologie des professions[8] a montré que les professionnel.le.s de la santé nourrissent une logique de concurrence. Est-il par conséquent réaliste de penser que de grandes institutions s’inspirent de petites ? Ou que de prestigieuses professions s’inspirent d’autres, socialement moins valorisées ?
[1] Tabin, J.-P., & Merrien, F.-X. (Eds.). (2012). Regards croisés sur la pauvreté. Lausanne: EESP.
[2] Massé a proposé le terme de « détresses sociales » pour englober les différentes contraintes vécues par les acteurs sociaux sur le plan économique et social et qui inévitablement influencent leur santé mentale et leur état subjectif. Massé, R. (2008). Détresse créole : ethnoépidémiologie de la détresse psychique à la Martinique. Québec: Presse Universitaire de Laval.
[3] Voir aussi : Rossi, I. (2002). Réseaux de soins, réseaux de santé. Culture prométhéenne ou liberté de l'impuissance. Tsantsa (7), 12-22.
[4] Perrenoud, P. (2016). Construire des savoirs issus de l'expérience à l'ère de l'Evidence-Based Medicine: une enquête anthropologique auprès de sages-femmes indépendantes en Suisse romande. (PhD), UNIL, Lausanne. Thèse dirigée par le professeur Ilario Rossi. Lien
[5] Pour plus de précision consulter le chapitre 6 de la thèse ci-dessus ou Perrenoud, P. (2015). Suivi postnatal à domicile et vulnérabilités plurielles: entre solitudes, violences et pauvreté. Sage-femme Suisse (10), 38-41. Lien
[6]Ibidem
[7] Modak, M., & Bonvin, J.-M. (Eds.). (2013). Reconnaître le care: un enjeu pour les pratiques professionnelles. Lausanne: EESP.
[8] Cavalli, S., & Gouilhers, S. (2014). Gynécologues-obstétriciens et sages-femmes dans le suivi de la grossesse : une complémentarité sous contrôle médical ? In C. Burton-Jeangros, I. Maffi & R. Hammer (Eds.), Accompagner la naissance: terrains socio-anthropologiques en Suisse Romande. Lausanne: BSN Press.