Les enjeux du prénom dans l’adoption
Des parents adoptifs choisissent de conserver le prénom d’origine de leur enfant. D’autres préfèrent le modifier. Si le prénom d’une personne n’est nullement anodin, les stratégies de construction identitaires sont multiples.
Par Sitara Chamot, licence en sciences sociales et master en travail social, responsable de l’antenne vaudoise d’Espace A, Lausanne
Dans le monde de l’adoption, il est fréquent de renommer les enfants quand ils arrivent dans leur nouvelle famille. L’importance du choix d'un prénom semble généralement sous-estimée par les professionnels. De plus, la plupart d’entre eux ont des positions extrêmes, étant soit « pour », soit « contre » ce changement. Ceux qui y sont favorables argumentent que le changement aiderait à la prise de la greffe permettant à l’enfant de se sentir appartenir à sa famille. Ceux qui sont contre défendent la continuité dans la vie de l’enfant et le respect de ses origines et de son histoire.
Dans tous les pays, l’enjeu de la nomination est juridique et social [1]. Même s’il n’est pas similaire au nôtre, sans un état civil reconnu et valable, l’enfant n’existe pas juridiquement ou socialement. L’acte de prénommer correspond à des règles précises garantissant la validité et l’efficacité de cet acte. En fin de compte, l’identité et le nom se chevauchent, avant même les dimensions psychologiques qui s’y rattachent. Le prénom peut être le fruit d’un choix mais il est lié, voire contraint, par des us et coutumes, par des événements survenus lors de la naissance, des constellations, des temporalités. Il peut être issu de traditions, dont certaines permettent ou obligent parfois des changements de prénoms selon les événements de la vie (puberté, mariage, etc.) ou par choix (chanteurs, écrivains, acteurs, transgenres, etc.).
Un changement de prénom peut impliquer une rupture avec le passé ou être signe d’un nouveau départ (comme le changement lors d’une adoption). Le prénom peut être aussi enlevé, effacé dans des espaces qui amoindrissent ou qui détruisent l'individualité. Dans les univers carcéraux ou concentrationnaires, les personnes sont souvent privées de leur prénom, parfois numérotées pour les soumettre et pour les déshumaniser.
La dimension culturelle et sociale du prénom
Du point de vue anthropologique, le prénom a une grande importance pour la société considérée. Il tient à la langue, à l’histoire et à l’évolution de la culture en question. La manière dont est donné le prénom et surtout l’identité de la personne qui le donne sont très instructives sur la société concernée. Le prénom marque un individu d’une façon aussi indélébile qu’un tatouage ou une couleur de peau : il a trait à la fois à la culture et à la nature (El Khayat, 2001) [2].
Dans nos sociétés contemporaines, contrairement au nom patronymique qui fait l’objet d’une transmission prescrite par la loi, l’attribution d’un prénom relève d’un « choix ». Le principe du choix dans l’attribution du prénom d’un enfant doit être considéré avec prudence car les personnes concernées et impliquées par et dans la naissance d’un enfant, restent contraintes, ou en tout cas limitées, par différentes normes sociales ou personnelles. Ce prénom marque l’un des premiers choix que les parents font pour leur enfant. Il est à la fois propre à l’individu en faisant partie de son identité et est extérieur à lui, notamment par le fait même qu’il lui a été attribué.
Dans le monde de l’adoption, l’enfant a un prénom usuel avec lequel on l’a appelé les jours, les mois, voire les années avant son adoption. Il était utilisé par les parents de naissance, la famille élargie, la nourrice, le personnel d’un orphelinat ou toute autre personne qui s’est occupée de l’enfant avant son départ. Il est possible d’imaginer aussi que l’enfant a eu plusieurs prénoms avant son adoption; peut-être un premier que les parents biologiques lui ont donné, puis un autre si l’enfant est trouvé sans qu’on puisse savoir d’où il vient, peut-être un autre encore à l’orphelinat ou selon les circonstances et les hasards de la vie. Ce premier prénom a donc une histoire, parfois connue, parfois inconnue, peut-être lourde et qui peut rappeler un passé difficile.
Que faire de ce prénom quand l’enfant est adopté ? Comme le demande Lévy Soussan (2010), est-ce une violence de changer le prénom d’un enfant ? A l’inverse, est-ce logique que des parents adoptifs qui ne se reconnaissent pas dans le prénom de l’enfant adopté le gardent afin de respecter l’origine de l’enfant et de ne pas trop le couper de son histoire ?
Le métissage dans la construction identitaire
De plus, comment reconnaître l’altérité de son enfant (de tout enfant, en fait; mais cela est sans doute plus fort lors d’une adoption) sans que cela vienne entraver le processus d’affiliation ? Comment gérer le processus de métissage dans la construction identitaire de cet enfant qui a vécu déjà plusieurs ruptures dont peut-être une symbolisée par son prénom ?
Comment la personne adoptée gère-t-elle un changement de prénom ? Ou au contraire, si elle a gardé son premier prénom comme prénom usuel, comment se perçoit-elle avec ce prénom ?
Une autre question qu’il importe de soulever est le mimétisme toujours présent avec une filiation engendrée biologiquement. En effet, l’idée même de baptiser son enfant est nécessaire quand l’enfant vient de naître, car tout enfant reçoit une appellation, qu’elle se modifie ou non par la suite. Dans nos sociétés, la norme est que l’enfant qui naît dans une famille reçoit un nom et un prénom de ses parents. Pour les couples qui adoptent un enfant, nombreux sont ceux qui ont envie de donner également un prénom à leur enfant, même s’il n’est pas né d’eux. Ils pensent « normal » de donner un nouveau prénom à cet enfant qui arrive. Cette pratique est tout à fait compréhensible au vu de nos rituels face à l’enfant qui rejoint une famille par la naissance ; les parents adoptifs font « pareil » avec leur enfant adopté.
L’expérience des enfants adoptés
Prenons deux situations. Celle de Premkumari, qui a une histoire peu ordinaire. Enfant, elle s’appelait Ganga, car sa mère avait eu des contractions en traversant le Gange. Ensuite, elle a dû changer son prénom car son nouveau beau-père s’appelait également Ganga. Premkumari a vécu une adoption tardive et a donc des souvenirs de ce changement de prénom.
De son côté, Priya Ranjini a ses deux prénoms sur ses papiers. Ses parents l’appellent Ranjini. Quand elle a été inscrite à l’école, sa mère a dû choisir entre les deux prénoms car il n’y avait pas de trait d’union et l’administration de l’époque a refusé d’inscrire les deux prénoms comme prénoms usités. Bien que ce cas ne soit certainement pas fréquent, ce témoignage fait réfléchir aux lacunes qui subsistent sans doute dans l’information et la formation des personnes qui côtoient l’enfant hors du cercle familial.
Qu’ils portent leur premier prénom ou non, avec un indice de leurs origines ou non, nombre d’adoptés se voient questionnés sur le sujet. Cette confrontation aux origines est parfois ressentie comme violente ou dérangeante car non consentie. D’autres ne se formalisent pas.
Le prénom des personnes adoptées revêt une dimension supplémentaire. En effet, il est parfois la seule trace de l’identité d’avant l’adoption et le seul indice pour une recherche des origines dans le système de l’adoption plénière, où l’adopté perd tous liens officiels et affectifs avec sa famille biologique. Ainsi, Varuna donne beaucoup d’importance à son prénom, car il lui a été donné par sa mère biologique et que ce prénom constitue la seule « chose » qu’elle ait de cette mère.
Pour ces enfants adoptés devenus adultes, le choix des prénoms de leur propre enfant est-il empreint de leur expérience personnelle ? Est-ce qu’ils aimeraient que leur enfant porte un prénom de leur pays d’origine ? Pour certains, cette démarche est une évidence, pour d’autres pas du tout. Certains, comme leurs parents, ont choisi la solution de donner plusieurs prénoms à leur enfant, et ils ont parfois donné en second un prénom du pays d’origine. N’oublions pas que ces enfants nés d’adoptés internationaux portent parfois leur différence physique, que ce soit une couleur de peau, une texture de cheveux, etc. Quant aux petits-enfants de parents adoptants, ils sont souvent différents d’eux et leur prénom, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, continue de susciter des interrogations.
Sabine a trouvé une solution originale. Elle a donné plusieurs prénoms à sa fille, dont son propre second prénom, Phonsy. Cette appartenance filiative par un prénom est intéressante alors que la transmission se fait souvent par le patronyme. On peut imaginer que, pour cette mère, ce prénom fait office de transmission patronymique.
Quand la question leur est posée, la majorité des adoptés réponde qu’ils aiment leur prénom, que ce soit celui qu’ils avaient à l’adoption ou non, ce qui est plutôt un indice rassurant: les personnes adoptées, pour la plupart, s’approprient le choix de leurs parents, le respectent et l’apprivoisent jusqu’à penser que c’est ce qu’ils auraient préféré de toute façon.
Les multiples stratégies pour se construire
En adoption, les parents ont plusieurs possibilités: ils peuvent garder le prénom d’adoption et en donner un autre qui sera alors placé en second; certains ont même imaginé des prénoms composés ou transformés; d’autres peuvent changer le prénom en donnant un nouveau prénom, tout en conservant le premier comme second prénom dans des papiers officiels, ou non.
Il est important de spécifier que le propos de cette recherche n’est pas de trancher favorablement ou défavorablement quant au changement ou au maintien du prénom de l’enfant adopté. Elle montre cependant qu’il est nécessaire d’interroger cet acte puisque la pratique a subi et peut-être subira encore des changements de paradigme.
Même si les conseils ou les tendances évoluent selon le contexte, le changement du prénom d’un enfant adopté reste le choix intime du couple qui adopte cet enfant. L’histoire du prénom, comme son histoire de vie d’ailleurs, peut impliquer diverses inconnues, divers rebondissements positifs ou négatifs au fil des ans. A chaque étape, les parents puis les enfants ont de multiples stratégies et un éventail de possibilités afin de vivre et se construire avec un prénom, quel qu’il soit.
[1] Une conférence en lien avec cette recherche a lieu le jeudi 27 avril 2017 à 19h30 à Espace A, Rue du 31-Décembre 41, Genève. Site internet de Espace A (comme adoption, accueil familial, accompagnement). Une version de l’étude sera prochainement disponible sur ce site.
[2] Repères bibliographiques :
- Clerget Joël, « Son nom de fils dans la cité des pères », Spirale, 2001/3 no 19, p. 27-39. DOI: 10.3917/spi.019.0027
- Lévy Soussan Pierre, Destins de l’adoption, Fayard, 2010.
- El Khayat Rita, « L'apposition du prénom au Maroc » Approche multiple, Spirale, 2001/3 no 19, p. 65-76. DOI : 10.3917/spi.019.0065
- Sangoï Jean-Claude, « La transmission d'un bien symbolique : le prénom », Terrain, 4 mars 1985, mis en ligne le 23 juillet 2007, consulté le 24 mai 2016. En ligne ; DOI: 10.4000/terrain.2873