La LACI ou l’inconstance du législateur
Des milliers de sans emploi ont perdu leur droit aux indemnités de chômage ce mois d’avril 2011 en Suisse. De révision en révision, la Loi sur l’assurance chômage et insolvabilité ne dit pas toujours explicitement ce que veut le législateur.
Par Jean-Pierre Tabin, professeur – Haute école de travail social et de la santé et Université de Lausanne
Jusqu’au milieu des années 70, l’affiliation à l’assurance chômage est facultative. Il faut ensuite six années (1976-1982) pour passer d’une législation d’urgence à une loi ordinaire [1] [2]. Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur l’assurance chômage et insolvabilité (LACI) en 1984, pas moins de quatre révisions ont été appliquées, dont trois ont changé radicalement sa philosophie (1995, 2002 et 2010). La population suisse a été appelée à voter sur certaines de ces révisions par référendum en 1997 (révision refusée), 2002 et 2010 (révisions acceptées). Une activité intense qui reflète l’inconstance du législateur sur des points clés de la loi : notamment les cotisations, la durée d’indemnisation et la protection des jeunes.
Comment fixer les cotisations ?
Les cotisations chômage ont beaucoup fluctué. Fixées à 0,5% du salaire en 1982, elles sont passées à 2% en 1992, sont montées trois ans plus tard à 3% pour redescendre à 2% en 2002, avant de remonter à 2,2% en 2010. L’assurance chômage repose sur un principe simple, mais difficile à mettre en œuvre : les cotisations des personnes ayant un emploi doivent permettre de payer les prestations versées à celles qui n’en ont pas. Cela signifie que le montant des cotisations est basé sur des calculs (actuariels) qui nécessitent d’estimer le nombre de personnes à indemniser dans le futur. Cette prévision se révèle souvent problématique.
Par exemple, la baisse du niveau des cotisations décidée en 2002 a eu pour conséquence de plonger l’assurance dans le rouge. Si les prévisions tablaient sur 100’000 personnes au chômage en moyenne annuelle, le nombre réel de personnes indemnisées par l’assurance a oscillé entre 1,5 et 2 fois ce nombre en moyenne annuelle entre 2003 et 2010. Les caisses vides de l’assurance ont été le principal argument à l’appui de la baisse des prestations de 2010. Le problème se serait posé tout autrement si les cotisations avaient été maintenues à leur niveau de 1995, jugé impensable par le Parlement en 2010.
Une autre règle a été modifiée au cours du temps : celle concernant le plafonnement des salaires soumis à cotisations. En 1982, la cotisation n’était due que sur un salaire plafonné ; en 1995, une cotisation dite « de solidarité » de 1% a été imposée aux revenus supérieurs à cette limite, mais avec un nouveau plafond situé à 2,5 fois ce salaire ; la cotisation a disparu avec la révision de 2002, mais a été réintroduite dans celle de 2010.
Que signifie le fait d’introduire ou de supprimer cette cotisation sur les salaires situés entre 10’500 francs et 26’250 francs par mois ? Pour l’essentiel que, lorsque le législateur attribue une fonction de redistribution à l’assurance chômage, elle est minime. Les indemnités LACI maintiennent les inégalités et les hiérarchies sociales.
Quelle durée d’indemnisation ?
Des hésitations sont perceptibles en ce qui concerne la durée d’indemnisation. La durée maximale d’indemnisation (hors groupes particuliers) a en effet passé d’une année au maximum en 1982 à deux ans en 1995, pour diminuer à une année et demi depuis 2002.
Les règles de calcul du temps indemnisé ont également été modifiées. En 1982, c’est la durée de cotisation qui détermine la durée d’indemnisation (quatre mois d’indemnisation pour six mois de cotisations, huit mois pour 12 mois de cotisations, une année pour 18 mois de cotisations). Par une décision prise dans l’urgence à cause du nombre de personnes au chômage, l’exécutif porte la durée générale d’indemnisation à 18 mois en 1993. Lors de la révision de 1995, le législateur décide d’augmenter à deux ans la durée d’indemnisation maximale. Cette durée ne sera plus fonction de la seule durée de cotisations, mais dépendra de l’engagement ou non dans une mesure dite « active » (emplois subventionnés, mesures de formation et de reconversion). C’est un changement radical de perspective qui fait à cette époque de la LACI l’exemple même d’un dispositif de l’Etat social actif.
En 2002, un revirement complet du législateur a pour conséquence que ce lien entre l’engagement dans une mesure active et la durée d’indemnisation disparaît. La durée d’indemnisation est réduite à 18 mois. La révision de 2010 reprend dans les grandes lignes les principes à l’œuvre en 1982, en fixant une relation directe entre le nombre de mois de cotisations et le nombre de mois d’indemnisation : une année de cotisations donne droit au maximum à une année d’indemnisation et 18 mois de cotisations au maximum à 18 mois d’indemnisation.
Ces hésitations sont en lien avec la conception dominante des causes du chômage. Plus précisément : le chômage est-il dû, selon les parlementaires, à l’organisation sociale, au comportement individuel, ou ces deux raisons se combinent-elles ? Suivant leur réponse à cette question, la durée d’indemnisation et le mécanisme de calcul s’en trouveront modifiés.
Comment traiter le chômage des jeunes ?
La question du chômage des jeunes occupe beaucoup le Parlement. Les mesures prises pour le traiter sont souvent empreintes de préjugés.
Le chômage des jeunes n’a jamais été thématisé de manière complète – cela obligerait à prendre en compte le système de formation et d’éducation, les bourses d’études et d’apprentissage, etc., la catégorie « jeune » n’étant même pas toujours décrite de manière identique. Ce type de problématisation attribue à l’âge un pouvoir explicatif qui repose sur un déni des différences sociales qui existent au sein de la catégorie (de classe, de genre, de nationalité…).
Délai d’attente spécial
Lors du vote de la loi en 1982, un droit au chômage minimal de quatre mois est prévu pour les jeunes qui n’ont pas cotisé et qui sortent de formation scolaire ou professionnelle. L’exécutif reçoit du parlement le droit d’imposer à cette catégorie un délai d’attente spécial de douze mois au maximum. Les arguments justifiant ce délai spécial reposaient sur l’idée que les jeunes pourraient être davantage tentés par le chômage que par le monde de l’emploi.
L’exécutif introduit finalement un délai d’attente d’environ six mois non pas pour tous les jeunes, mais pour les jeunes de moins de 25 ans sans formation professionnelle achevée et sans obligation d’entretien envers des enfants. Ce délai peut être supprimé si la personne accepte de suivre une mesure spécifique de formation. Le but est de décourager les jeunes d’interrompre une formation, en rendant l’assurance chômage la moins attractive possible. On retrouve le même préjugé qu’auparavant sur les jeunes. Les mesures prises pour limiter leur droit au chômage sont complétées de dispositifs permettant de soutenir leur formation, qui reposent sur l’idée que leur problème principal est l’absence de motivation – et non l’absence de débouchés intéressants.
En 1995, la durée totale d’indemnisation, qui dépend à l’époque pour l’essentiel de la participation à des mesures de formation, d’insertion ou de réinsertion, n’est plus fixée de manière discriminante pour les jeunes. Mais dès 1999, l’exécutif réduit à une année leur durée maximale d’indemnisation, une modification confirmée lors de la révision de la loi en 2002. En 2010, le législateur en revient à peu de chose près aux quatre mois d’indemnisation maximum prévus dans la loi de 1982. Il introduit également une limite d’indemnisation d’environ neuf mois pour tous les jeunes de moins de 25 ans sans obligation envers des enfants. La révision ajoute une modification de la définition du travail convenable pour les jeunes, en précisant que, pour une personne de moins de 30 ans, un travail est convenable même s’il ne tient pas raisonnablement compte de ses aptitudes ou de l’activité précédemment exercée.
Renvoi aux familles
Les hésitations du législateur sont le reflet des conceptions de la jeunesse qui prévalent en son sein : entre 1995 et 1999, il a jugé que l’absence d’emploi de cette catégorie n’était pas uniquement liée à leur comportement individuel. Il a depuis changé d’avis, et renvoie désormais aux familles la responsabilité de les aider en cas de chômage de longue durée. Pour combien de temps ?
J.-P. T.
Travailleurs saisonniers, crise et naissance de l’assurance-chômage
Moins d’un cinquième de la population employée cotise en 1974 et il n’y a pratiquement aucun chômage reconnu : le taux de chômage officiel est inférieur à 0,1%, on dénombre par exemple 299 chômeurs et chômeuses en 1965, 104 en 1970, 81 en 1973.
L’exportation du chômage
Comme toute statistique, celle-ci informe autant qu’elle dissimule sur la catégorie « chômage ». Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale en effet, la Suisse importe massivement du personnel saisonnier d’Italie, de France, d’Espagne, du Portugal, etc., dont le permis de séjour est limité à neuf mois dans l’année. Ce permis de séjour est immédiatement révoqué en cas de licenciement ou de démission. Les personnes de nationalité étrangère « remplissent ainsi parfaitement leur rôle de “soupape conjoncturelle”, leur nombre […] variant au gré des ralentissements et des accélérations de la conjoncture » (Office fédéral de la statistique, 2005, p.20). Ce personnel saisonnier n’a aucun droit à une indemnisation chômage en Suisse. Cette disposition, qui autorise une gestion souple des besoins de main-d’œuvre, permet l’exportation du chômage vers le pays d’origine de la main-d’œuvre. L’absence de chômage dénombré durant ces années ne signifie donc pas l’absence de fluctuations sur le marché de l’emploi.
10% d’emplois détruits
Entre 1975 et 1976, la Suisse perd environ 300’000 postes de travail, soit 10% du total des emplois. Cette forte crise n’a toutefois qu’une modeste incidence sur le chômage en Suisse. Grâce au mécanisme de gestion de la main-d’œuvre étrangère que nous venons de décrire, la population étrangère en Suisse entre 1973 et 1977 diminue en effet de 217’000 personnes (Office fédéral de la statistique, 2008), mais la crise économique incite les autorités à instituer dans l’urgence en 1976 l’obligation d’assurance. La législation ordinaire est instaurée en 1982, après six années de débats parlementaires.
J.-P. T.
[1] Article également paru dans le journal du SSP-VPOD, Services Publics, avril 2011
[2] Références
- Office fédéral de la statistique (2005) : La population étrangère en Suisse 2005, Neuchâtel, OFS.
- Office fédéral de la statistique (2008) : La population étrangère en Suisse 2008. Aperçu historique, Neuchâtel, OFS.