Agir face aux discriminations multiples
Dans le canton de Vaud, une recherche-action s’est penchée sur les enjeux liés aux situations migratoires de personnes LGBTQIA+ et à l’intersectionnalité des discriminations en matière d’accueil, de droits et de santé.
Par Sab Masson, juriste et sociologue, membre de l’équipe de coordination de l’Association Rainbow Spot, Lausanne
En mars 2019, Rainbow Spot a ouvert la première permanence d’accueil et de conseil dans le canton de Vaud dédiée aux personnes LGBTQIA+ [1] en situation de migration. Le travail de terrain mené par l’association a mis en lumière les forts besoins de soutien liés aux discriminations multiples vécues par les personnes migrantes et réfugiées LGBTQIA+, ainsi que les lacunes dans le réseau d’appui existant. L’engagement de Rainbow Spot a également conduit à constater le manque de données et d’information sur les situations de ces personnes. L’association a ainsi souhaité participer à mieux visibiliser et documenter ces réalités, en réalisant un projet de recherche-action (2021-2023) [2].
Cette recherche a mobilisé l’approche de l’intersectionnalité [3], contribuant à éclairer les logiques d’imbrication des discriminations et les positions situées au croisement de plusieurs oppressions interagissant entre elles. Le travail conduit par l’association adopte cette perspective pour saisir les parcours de personnes migrantes et réfugiées LGBTQIA+ au sein de contextes d’accueil, de procédures et de soins, ainsi que les processus de renforcement de l’autodétermination et de l’inclusion.
Deux grands objectifs ont orienté la recherche. Elle a visé d’une part à mieux documenter ces parcours et processus liés aux discriminations intersectionnelles, et, de l’autre, à consolider les outils concrets pour l’action sur le terrain.
Une recherche en dialogue avec la pratique
Ce projet s’est inscrit dans les courants de recherche-action participative. Selon ceux-ci, il s’agit notamment d’aligner la recherche avec les expériences, les savoirs et les besoins des personnes et des organisations du terrain, dans une perspective de transformation sociale [4]. La recherche dialogue ainsi étroitement avec la pratique. Cet échange entre recherche et action pour la justice sociale est également un aspect fondateur des approches de l’intersectionnalité, qui traversent ce travail [5]. La recherche rapportée ici vient ainsi renforcer la pratique associative, en particulier par son processus participatif et la mise à disposition d’outils permettant de développer l’engagement sur le terrain.
Dans ce sens, deux brochures ont été réalisées sur la base de la recherche : la première contient des pistes et des recommandations à l’attention du réseau professionnel de la migration, de la santé et du social. Le deuxième document est une brochure d’information et d’orientation destinée aux personnes migrantes et réfugiées LGBTQIA+ [6]. Ce dernier concrétise aussi un objectif de renforcement de l’autonomie à travers le partage d’information juridique. A ce titre, la démarche de Rainbow Spot s’inspire de courants de cliniques juridiques visant la transmission collective d’informations juridiques et misant sur la mobilisation et la prise de conscience de groupes de personnes [7].
Des enjeux imbriqués. Accueil, procédures et soins
Les résultats de la recherche montrent comment les discriminations intersectionnelles structurent aussi bien l’accès à l’information et la visibilité des situations de migrations LGBTQIA+, que les réalités d’accueil, de procédures et d’accès aux soins des personnes concernées, confrontées à des enjeux spécifiques du fait d’une position minorisée à plusieurs égards. La connaissance des réalités des migrations LGBTQIA+ demeure encore souvent marginale au sein du réseau de la migration, du social et de la santé, affectant la capacité d’identification des situations et des besoins, ainsi que la mise en place de signalétiques inclusives.
Dans les environnements d’accueil, d’assistance et d’hébergement, certains contextes sont particulièrement exposants. C’est en particulier le cas dans les centres et les foyers du domaine de l’asile, dans lesquels le vécu de violences et de discriminations LGBTQIA-phobes génèrent la peur et des stratégies de dissimulation des personnes concernées. Une position en marge des services de soutien — aux personnes migrantes, aux victimes de violence, à la communauté LGBTQIA+ — peut aussi avoir pour conséquence le non-recours à des aides ou la non-prise en compte de besoins spécifiques.
Des enjeux particuliers caractérisent également les parcours liés à l’obtention, au maintien ou au renouvellement du titre de séjour. En matière d’asile, de nombreux obstacles minent la protection effective des personnes réfugiées LGBTQIA+ [8]. Ils découlent entre autres de problèmes dans l’examen de la vraisemblance de la qualité de réfugié·e·x, de l’appréciation stéréotypée du récit de ces personnes et de l’interprétation restrictive des contextes de criminalisation de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre, de l’expression de genre et/ou des caractéristiques sexuelles (OSIEGCS) dans les pays d’origine. De plus, des difficultés spécifiques affectent la parole des personnes concernées. Bien souvent enfoui pour survivre, ce récit intime doit soudain se révéler dans les temps très courts de la procédure et des contextes d’hébergement exposants, à quoi s’ajoutent le manque d’information et de préparation, ou encore des lacunes de formation des équipes professionnelles.
En dehors des trajectoires concernées par l’asile, dans le domaine par exemple des migrations familiales [9], ou à propos des questions d’intégration ou des enjeux de régularisation des personnes sans statut légal, des difficultés résultant de discriminations multiples demandent à être mieux prises en compte. Ainsi par exemple, des discriminations LGBTQIA-phobes dans la sphère du travail ou dans le cadre d’une procédure de mariage, ou encore la moindre inclusion dans les services d’aide aux victimes de violences domestiques, s’articulent avec des conditions générales restrictives de séjour et le durcissement global en droit des étrangers. Les conséquences sur la situation administrative des personnes concernées peuvent en être aggravées.
Santé : multiplication d’éléments défavorables
Les enjeux liés aux discriminations multiples concernent également la santé. L’approche intersectionnelle met en lumière la conjonction de déterminants défavorables affectant la santé des personnes migrantes LGBTQIA+, non seulement au niveau des facteurs de risques, mais également dans le fonctionnement du système de soins [10]. Les besoins en santé s’imbriquent en effet avec la situation migratoire, pouvant impliquer par exemple la suspension d’un traitement hormonal pour des personnes trans, la réactivation de traumatismes liés à l’homophobie, l’ajout d’un nouveau stress psychologique du fait de la procédure liée au permis.
Ainsi, dans le domaine de l’asile, des manquements généraux au niveau de l’accès aux soins sont renforcés par le défaut de prise en compte des besoins spécifiques des personnes réfugiées LGBTQIA+. Dans d’autres parcours migratoires, la précarité du statut et l’isolement particulier des migrant·e·x·s LGBTQIA+ peuvent induire le non-recours aux soins et des reports de prise en charge, par exemple en ce qui concerne la prévention et le traitement contre le VIH, des mesures médicales liées à la transition de genre ou un suivi psychologique.
Les processus vers une prise en charge adéquate dans les soins peuvent être particulièrement entravés, exposés aux expériences de pathologisation, de stigmatisation et d’inégalités liées au statut de séjour. Ils peuvent aussi être obstrués par la peur de la divulgation de l’identité LGBTQIA+, et/ou d’un diagnostic de VIH au sein des foyers ou des espaces à bas seuil, par les difficultés liées à l’interprétariat, ou parce que la situation administrative envahit l’espace de soins. Ces éléments contribuent ensemble aux risques de non-prise en charge ou d’une prise en charge non inclusive.
Les résultats éclairent également des réalités de potentielles marginalisation face aux espaces d’appartenances et de soutien, ainsi que l’imbrication des parcours migratoires et des trajectoires LGBTQIA+ dans les cheminements complexes vers l’autodétermination. Enfin, la recherche explore des pistes de changements, montrant comment des pratiques de renforcement de l’inclusion des migrant·e·x·s LGBTQIA+ demandent une prise en compte de l’approche intersectionnelle et une action non seulement sur les pratiques professionnelles, mais plus largement sur des aspects institutionnels et structurels de luttes contre les discriminations.
[1] Cet acronyme se réfère aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, intersexes, queers, agenres, asexuelles, aromantiques. Le signe plus se réfère au fait que cette énumération n’est pas exhaustive. En particulier, elle inclut les personnes non binaires et pansexuelles. L’acronyme proposé ici est une expression possible parmi d’autres et il est en constante évolution.
[2] Cette recherche-action a été rendue possible grâce au soutien financier de la Fondation Harlet Snug.
[3] Crenshaw, Kimberle (1989), « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum: Vol. 1989: Iss. 1, Article 8, 139-167; Crenshaw, Kimberle (1991). « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, Vol. 43, No 6, 1241-1299.
[4] Fals Borda, Orlando (2021), « Origines universelles et défis actuels de la recherche-action participative (RAP) ». Espaces et sociétés, 183, 165-188.
[5] Bilge, S. et P. Hill Collins (2023), Intersectionnalité. Une introduction, Paris : Amsterdam éditions.
[6] Ces deux brochures, ainsi que la synthèse et le rapport complet de la recherche-action sont accessibles sur le site de l’Association Rainbow Spot
[7] Vallier, Camille (2018), « Cliniques juridiques : partenariat de compétences et « empowerment » réciproque », Revue Cliniques juridiques, Volume 2.
[8] Voir par exemple Della Torre L., S. Motz, N. Frei et B. Rütte (2022), « Procédures d’asile pour des groupes spécifiques de personnes », OSAR, Manuel de la procédure d’asile et de renvoi, 3e édition, Berne : Haupt Verlag, 2022, pp. 674-691 ; Spijkerboer, Thomas (éd.) (2013), Fleeing Homophobia. Sexual Orientation, Gender Identity and Asylum, Londres et New York : Routledge.
[9] Voir par exemple Chauvin, S., M. Salcedo Robledo, T. Koren et Joël Illidge (2021), « Class, mobility and inequality in the lives of same-sex couples with mixed legal statuses », Journal of Ethnic and Migration Studies, 47:2, 430-446.
[10] Asile LGBT Genève (2016), Recherche-action sur l’accueil des réfugié·es LGBTI à Genève, 2016, les résultats de la phase de recherche (janv.-sept. 2016); Beltran, Grégory (2020), La santé mentale des personnes migrantes LGBTI : inégalités, discriminations, ressources. Saint-Martin-d’Hères : Observatoire des non-recours aux droits et services; Poglia Mileti, F., L. Mellini et M. Tadorian (2022), Migration et vulnérabilités au VIF/IST en Suisse, Rapport de recherche.
Lire également :
- Quentin Delval, «Les conséquences sociales du privilège d'intimité», REISO, Revue d'information sociale, publié le 14 novembre 2022
- Laura Mellini et al., «Vulnérabilité en santé sexuelle et migration», REISO, Revue d'information sociale, publié le 31 octobre 2022
- Camille Béziane, Quentin Delval et Aymeric Dallinge, «Prison et orientation sexuelle: réalités LGBTQ+», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 25 novembre 2021
- Jérôme Debons, Caroline Dayer et Raphaël Bize, «L’accès à la santé pour les personnes LGBTIQ», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 2 décembre 2019
- Francesca Poglia Mileti, Michela Villani, Laura Mellini, Brikela Sulstarova, Pascal Singy, «Jeunes, migration et socialisation sexuelle», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 28 novembre 2019
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Sab Masson, «Agir face aux discriminations multiples», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 avril 2024, https://www.reiso.org/document/12384