Face à la maltraitance infantile : quelles pratiques ?
Que vivent les professionnel·le·s de l’école, de la santé et du travail social face aux enfants maltraités ? Pourquoi se sentent-ils isolés ? Comment définir et améliorer la collaboration interdisciplinaire ?
Par Natalie Brioschi, responsable de recherche, Observatoire de la Maltraitance envers les Enfants (OME), et René Knüsel, professeur ordinaire à l’Institut des Sciences Sociales, Université de Lausanne, et directeur de l’OME.
L’hôpital, l’école, la structure d’accueil de la petite enfance ou le cabinet du pédiatre constituent autant de structures privilégiées de dépistage de la maltraitance infantile (Manciaux et al., 2002) [1]. Malgré un cadre légal précisant clairement les situations de signalement dans le canton de Vaud, les enjeux pour les professionnels et les institutions, mis en évidence dans la littérature, et les connaissances sur leurs logiques d’action demeurent peu explorés. Chaque situation étant particulière, les intervenants différents, la faiblesse voire l’absence de coordination entre les professionnels concernés pourrait avoir des conséquences importantes sur l’accompagnement et la prise en charge des enfants victimes de maltraitance. En approfondissant ces aspects, une récente recherche met en lumière les difficultés d’une prise en charge globale, cohérente et coordonnée et les risques démobilisateurs que la situation actuelle pourrait avoir pour les professionnels.
L’étude auprès des professionnel·le·s en première ligne
La maltraitance envers les enfants concerne nombre de disciplines, d’acteurs professionnels et d’institutions. Or, la multiplication d’intervenants entraîne des comportements et des pratiques variés, motivés par des représentations personnelles, mais aussi par des orientations disciplinaires et celle de l’institution par laquelle ils sont engagés. Nombre de travaux relatifs à la maltraitance infantile mettent en lumière certains de ces aspects. On relèvera ainsi l’hétérogénéité des prises en charge et des parcours des enfants (Herman, 2009), les difficultés qu’éprouvent les professionnels lorsqu’ils ont des doutes face à des situations de maltraitance infantile (Pichard, 2000 ; Conti, Maspero & Palma, 2006) et leurs difficultés à objectiver les faits (Jacquier & Sahli, 1994 ; Capitani Comment, 2010). La collaboration interdisciplinaire – que sous-tend une prise en charge coordonnée – est complexe, en raison des problèmes de communication, des enjeux de loyauté ou de compétition, des chevauchements de responsabilités, de la sectorisation géographique, des changements d’interlocuteurs, etc. A ces difficultés s’ajoutent celles liées à la détection, à l’évaluation et à la prise en charge des situations.
La Haute Ecole de la Santé – La Source (HEdS-La Source) en collaboration avec l’Observatoire de la Maltraitance envers les Enfants (OME, Université de Lausanne) a achevé récemment une étude intitulée « Maltraitance infantile et coordination : Regards croisés d’acteurs professionnels et institutionnels confrontés au processus préalable au signalement » [2]. Cette étude a réuni successivement – au travers de focus groups – différents corps de professionnels du canton de Vaud directement concernés par la maltraitance infantile. Il s’agissait de pédiatres (milieux privé et hospitalier), d’infirmières (milieux scolaire, hospitalier & petite enfance), d’enseignants-es et d’éducatrices de la petite enfance. Cette recherche a eu pour objectifs de mettre en évidence les points forts et les points susceptibles d’interrogations en relation avec les logiques respectives du signalement et des enjeux de coordination.
Sur le vif : le processus préalable au signalement
L’étude met en évidence que les professionnels rencontrés, qu’ils exercent dans la santé ou l’éducation, tendent à partager des représentations relativement larges de leurs missions lorsqu’ils font face à une suspicion de maltraitance. Celles-ci vont des premières observations au signalement (en interne ou aux autorités) en passant parfois par le suivi, voire la prévention. A défaut de directives institutionnelle [3], les professionnels rencontrés suivent souvent des procédures explicites, séquentielles et homogènes, qui sont modulées selon leur position hiérarchique. Débutant par leurs premières observations, ils tendent à rapidement s’entretenir avec l’enfant, voire avec ses parents si cela est possible, afin d’évaluer le danger et les ressources disponibles dans le contexte familial. Ils partagent ensuite leurs observations et les informations récoltées avec des collègues puis avec leurs responsables hiérarchiques.
En ce qui concerne leurs connaissances de la maltraitance envers les enfants, il apparaît que celles-ci peuvent différer selon les cursus de formation qui varient selon les professions et les institutions. Néanmoins, les professionnels tendent à se rejoindre sur une définition relativement similaire de la maltraitance infantile, de ses différentes formes, tout en étant attentifs à un grand nombre de signaux d’alarmes. A noter cependant que les professionnels rencontrés s’accordent tous sur le fait qu’ils se sentent peu outillés pour évaluer les situations et regrettent le manque de place laissée à la thématique dans les formations suivies. Il apparaît que leurs évaluations reposent essentiellement sur des observations personnelles et leurs expériences. Les pédiatres sont identifiés comme des acteurs-clés (habilités à faire un diagnostic/constat clinique, accès au corps, etc.). Toutefois, et ce constat est interrogeant, ceux-ci décrivent une vision réductrice de leur mission, limitée le plus souvent à un aspect physique (Savioz et al., 2012).
Si les professionnels rencontrés insistent sur l’importance de ne pas rester seuls, la plupart avouent ressentir de la solitude lorsqu’ils sont confrontés à une situation de maltraitance, ceci quand bien même les échanges sont possibles. Les ressources mobilisables divergent selon les professions et les institutions, et semblent souvent peu mobilisées. Les échanges paraissent notamment dépendre du niveau d’autonomie. Certains professionnels peuvent activer divers contacts à l’interne et/ou à l’externe de l’institution, alors que d’autres (éducatrices de la petite enfance, enseignants ou infirmières hospitalières) ont un accès très limité aux échanges avec d’autres professionnels.
Ainsi, en-dehors des collègues et des responsables, le processus préalable au signalement semble marqué par une absence de regards externes. Or, il apparaît que l’ensemble des participants s’accorde sur l’importance des échanges lorsqu’ils se trouvent confrontés à une suspicion de maltraitance. Les collaborations interdisciplinaires et interinstitutionnelles apparaissent porteuses de nombreuses ressources en terme de soutien, de partage, pour palier la subjectivité de l’évaluation des situations de suspicion de maltraitance, etc. Les évaluations en « vase clos » sont jugées risquées (« contagion » des opinions, regard unique, etc.) et dangereuses à cause de leurs éventuelles conséquences (accusations infondées ou banalisation).
De la préoccupation partagée à l’action commune
En définitive, cette recherche montre l’importance et la concrétisation possible d’actions coordonnées. En effet, elle met en lumière un nombre important de dimensions sur lesquelles les professionnels se rejoignent dans le cadre d’un processus préalable au signalement. A défaut de bénéficier de solides formations concernant la maltraitance, il apparaît que les acteurs de première ligne bénéficient d’une bonne sensibilisation à la problématique. L’ensemble des professionnels rencontrés semble partager un cadre de référence commun, de nature implicite. Ils se rejoignent sur les démarches à entreprendre dès les premières suspicions mais aussi sur la dimension subjective de l’évaluation des situations. Ce cadre commun ne tire pas son origine de la formation ou des directives institutionnelles, mais est issu de l’expérience (a priori partagée) dans le domaine.
En l’absence de formation idoine et d’outils adaptés, l’évaluation est intuitive et débouche sur une « gestion empirique » des situations dans laquelle l’expérience professionnelle représente alors un atout important. Or, la détection risque d’être laissée à la merci de sensibilités et d’éventuelles résistances (doutes, déni, etc.) rendant la protection des enfants dans nos régions pour le moins aléatoire.
De plus, la solitude et la charge émotionnelle apparaissent être un poids pour ceux qui sont en première ligne lors de suspicions de maltraitance. Face à ces aspects, ils privilégient le fait de ne pas rester seuls. Précisons néanmoins que leurs premières prises de contact sont essentiellement basées sur des affinités personnelles, sous-tendues par l’absence répandue de procédure ad hoc. De plus, selon le domaine auquel ils appartiennent (social, santé ou scolaire), ils ne jouissent pas du même potentiel d’autonomie, de collaborations et de regards alternatifs.
Cette recherche met donc en évidence une absence récurrente de cadre clair dans le partage des préoccupations autour de la maltraitance au sein des institutions. Les risques inhérents à cet état de fait peuvent amener à ne pas prendre en considération certains éléments, de conduire à des longues périodes d’indécision ou à une grande diversité des réponses et, dans le pire des cas, à ignorer certaines situations. En outre, la méconnaissance du réseau de la protection de l’enfance pourrait entraver la mission de prévention et de conseil. Enfin, il faut ajouter le manque de temps à consacrer à l’évaluation de la situation, les enjeux de pouvoir et de territoires institutionnels, le risque de dilution des responsabilités et la réduction de la maltraitance à un éclairage médical.
Au terme de cette recherche, il faut s’interroger sur les formations, les missions préventives ou la finalité du partage d’information, mais aussi sur les dimensions protectrices que peuvent ou doivent présenter les institutions, que ce soit pour les enfants ou pour les professionnels.
[1] Bibliographie
- Capitani Comment, S. (2010). Maltraitance infantile envers les enfants âgés de 0 à 4 ans. Le dépistage et le signalement par les EPE des crèches-garderies : petit tour d’horizon jurassien (Travail de Diplôme). Lausanne : EESP.
- Commission externe d’évaluation des politiques publiques, CEPP (2004). Evaluation du dispositif de protection des enfants victimes de maltraitance. Genève : (s.n.).
- Conti, S., Maspero, J. & Palma, K. (2006). Gestion des sentiments : entre prise de distance et perte de contrôle, ou face à la maltraitance d’un de ses élèves, de quelle manière l’implication personnelle de l’enseignant peut-elle influencer son rôle professionnel ? (Travail de Diplôme). Genève : Science de l’éducation (UNIGE).
- Cothenet, S. (2004). Faire face à la maltraitance infantile : formations et compétences collectives. Paris : L’Harmattan.
- Hermann, L. (2009). Itinéraires d’enfants maltraités (Travail de Diplôme). Lausanne : EESP.
- Jacquier, A. & Sahli, A.-C. (1994). L’enfant maltraité et l’école : approche théorique de la maltraitance et regards de professionnels du milieu scolaire. (Travail de Diplôme). Lausanne : EESP.
- Knüsel R. (2010). Les risques du métier, la santé dans les métiers du social. Lausanne : EESP.
- Manciaux, M., Gabel, M., Girodet, D., Mignot, C. & Rouyer, M. (2002). Enfances en danger. Paris : Fleurus.
- Pichard, N. (2000). La maltraitance envers les enfants : les démarches entre professionnels éducatrices/éducateurs de la petite enfance d’une même équipe : de la suspicion à la signalisation. (Travail de Diplôme). Lausanne : EESP.
- Savioz, F., Brioschi, N., Roulet Schwab, D. & Knüsel, R., Cheseaux, J.-J., & Nicod, P.-A. (2012). Représentations et pratiques des pédiatres face à la maltraitance infantile dans le canton de Vaud. Paediatrica, 23(3), p. 14-15.
[2] Plus d’informations concernant cette recherche sur cette page internet de OME.
[3] Celles-ci restent encore marginales, et souvent dans les institutions d’une certaine ampleur et fortement hiérarchisées (écoles ou hôpitaux par exemple).