Quand les dettes affectent la santé
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Le surendettement peut engendrer des conséquences néfastes importantes sur la santé physique et sur la santé mentale de l’individu concerné, mais également sur son entourage. En faciliter la sortie relève ainsi d’un enjeu de santé publique.
Par Tristan Coste, collaborateur scientifique, et Caroline Henchoz, professeure HES ordinaire, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO)
Au cours de ces dernières années, l’endettement des personnes et des ménages est devenu une préoccupation sociale et politique importante en Suisse comme dans les autres pays européens. Alors que la majorité de nos voisins s’est dotée de solutions juridiques au niveau national pour sortir du surendettement, il n’en est rien chez nous. Lorsque des dettes débouchent sur des poursuites et des actes de défaut de biens, il est quasiment impossible pour les individus dont le revenu est limité de s’en défaire et de retrouver une situation financière équilibrée (Henchoz et al., 2021).
Plusieurs études internationales attestent pourtant qu’une situation de (sur)endettement engendre des effets négatifs sur la santé mentale et physique (pour une synthèse, voir : Henchoz & Coste, 2016). S’il n’existait pas de telle étude en Suisse jusqu’alors, c’est désormais chose faite : une recherche, dont les principaux résultats quantitatifs font l’objet de cet article, s’est penchée sur l’endettement et ses conséquences sur la santé [1].
Des analyses longitudinales innovantes
Ces résultats s’appuient sur les données du Panel suisse de ménages (PSM), une enquête longitudinale représentative qui suit les mêmes personnes sur plusieurs années. Cela équivaut à 120'000 observations menées auprès de 20'000 individus sur une période de près de 20 ans [2]. Les modèles statistiques utilisés prennent en compte les autres variables d’influence (âge, sexe, revenu, état de santé, etc.) afin d’isoler l’effet spécifique des dettes en raisonnant « toutes choses égales par ailleurs ». Le grand avantage des analyses longitudinales, assez rares en ce qui concerne les effets de l’endettement sur la santé, est de pouvoir suivre une même personne sur plusieurs années et ainsi penser de manière causale ; c’est-à-dire en expliquant un changement (le niveau de santé) par un autre changement (la survenue d’une dette). Certains résultats présentés ici ont déjà été publiés (Coste et al., 2020 ; Wernli et al., 2021), d’autres sont en cours de rédaction.
Les dettes affectent la santé et la qualité de vie
Les résultats confirment qu’en Suisse les individus endettés souffrent de plus de stress, d’insatisfaction et de sentiments d’anxiété et de dépression que les personnes non endettées. Les analyses longitudinales montrent que la survenue d’un arriéré de paiement a un effet négatif significatif immédiat sur la santé mentale et la qualité de vie : augmentation des sentiments d’anxiété et de dépression et diminution de la satisfaction de la vie en général. Les crédits affectent peu la santé mentale à court terme, mais on voit que, s’ils se poursuivent dans le temps, ils comportent également un effet négatif (Wernli et al., 2021).
Les conséquences de l’endettement sur la santé physique, plus indirectes, se révèlent moins évidentes à démontrer (Richardson et al., 2013). Les premières analyses exploratoires révèlent toutefois que les personnes qui ont des arriérés de paiement souffrent de davantage de maux de dos et de tête, d’insomnie et de fatigue que celles qui n’en ont pas. Les analyses longitudinales établissent un lien direct entre les arriérés de paiement et l’augmentation de l’insomnie et de la fatigue. Autrement dit, c’est bien la survenue d’un arriéré qui augmente ce type de symptômes. En revanche, on n’observe pas d’effet direct pour les maux de dos et de tête.
Les arriérés de paiement, préjudiciables pour la santé
Les arriérés de paiement sont les dettes les plus problématiques, car elles affectent de manière significative et immédiate la santé mentale. Ce résultat n’est pas surprenant en soi puisqu’avoir des arriérés de paiement caractérise la situation d’endettement la plus associée à des difficultés économiques et à un stress financier. À l’inverse des crédits, ce sont des montants dus qui ne sont pas « prévus » et qui ne permettent donc pas une planification adéquate du remboursement. En outre, les arriérés de paiement ne sont pas soumis à un cadre contractuel aussi précis et restrictif comme c’est le cas pour les crédits.
Rappelons qu’en Suisse, selon les derniers chiffres publiés par l’Office fédéral de la statistique [3], près d’une personne sur sept (13,5% de la population) vit dans un ménage comptant au moins un arriéré et que les ménages les plus vulnérables économiquement sont nettement plus touchés. Les arriérés les plus fréquents sont les impôts (7,5%) et les primes d’assurance maladie (5,5%). Cette présence importante d’arriérés de paiement constitue une spécificité nationale qui nous distingue de nos voisins européens. Cette situation s’explique notamment par le fait que les impôts et les primes d’assurance maladie ne sont pas déduits directement du salaire comme c’est le cas dans d’autres pays.
On ne s’habitue pas à vivre endetté·e
Plus l’endettement se prolonge et plus la santé mentale se trouve affectée. Contrairement à notre hypothèse, il n’y a pas d’effet d’habituation avec les arriérés de paiement. Autrement dit, on ne s’accommode pas de vivre avec ce type de dettes. Au contraire, l’effet négatif sur la santé mentale augmente avec le temps (Coste et al., 2020).
La santé s’avère par conséquent une dimension importante à prendre en compte pour éviter un processus de surendettement. Être affecté·e dans sa santé amenuise les ressources des personnes concernées, ce qui réduit leur capacité à gérer des difficultés économiques et administratives qui deviennent de plus en plus complexes au fil du temps. Cette diminution de leur capacité d’agir risque de les emporter dans une spirale inextricable : un surcroît de difficultés entraînant à son tour des effets sur la santé, qui vont à leur tour réduire leur capacité d’agir, etc.
Afin de préserver la santé d’une part substantielle de la population, il paraît important d’agir dès la survenue d’un arriéré de paiement, afin que la durée de l’endettement soit la plus courte possible.
Bien plus qu’un problème financier et personnel
Enfin, en montrant que l’endettement a un impact sur la satisfaction de la vie en général, il est mis en évidence que ses conséquences dépassent le seul domaine financier. En effet, la satisfaction de vie est un indicateur général qui synthétise l’appréciation subjective des différentes sphères de l’existence (famille, santé, finances, loisirs, etc.). Dès lors, si la santé est altérée par l’endettement, il est fort probable que d’autres secteurs, comme les études ou l’emploi (par exemple en termes de productivité et d’absentéisme (Prawitz et al., 2006)), le logement, les relations amicales et familiales soient également affectés. Ce dernier constat fait écho à d’autres recherches internationales relevant que les conséquences de l’endettement ne se limitent pas à la seule personne endettée, mais touchent l’ensemble des membres du ménage. Or, des problèmes dans les relations conjugales et familiales peuvent aussi contribuer à renforcer les effets négatifs de l’endettement sur la santé mentale (Turunen & Hiilamo, 2014).
Pour une sortie facilitée du surendettement
En soulignant les conséquences multiples de l’endettement sur la santé, ces résultats, tout comme ceux de la littérature scientifique internationale, soulignent l’avantage pour les personnes endettées de disposer de mesures plus adéquates pour faciliter la sortie du surendettement. Cette issue rendue plus aisée aura aussi des conséquences positives pour les proches et, de manière générale, pour l’ensemble de la société et de l’économie.
Vers une évolution de la situation légale
La situation qui prévaut actuellement en Suisse pourrait évoluer. Au début de juin 2022, le Conseil fédéral a en effet lancé en consultation un projet de modification de la loi sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP) [4]. Le but de cet avant-projet est d’assortir le cadre légal de nouvelles possibilités d’assainissement des dettes des personnes physiques afin de faciliter la sortie du surendettement. Un des arguments avancés pour justifier cette modification est l’effet délétère d’une telle situation financière sur la santé et la vie des individus surendettés et de leurs proches.
En bref, le principal instrument de l’avant-projet est une procédure d’assainissement qui correspond à une procédure de faillite dont la durée est prolongée et qui s’adressent aux débiteurs durablement insolvables. Pendant quatre ans, tous les revenus supérieurs au minimum vital seraient prélevés et affectés au paiement des créanciers. A la fin de la procédure, les dettes restantes seraient annulées. Toutefois, l’ensemble des spécialistes en matière de désendettement trouvent la durée de quatre ans trop longue et irréaliste ; ils et elles proposent de la ramener à trois ans [5].
La procédure de consultation autour de l’avant-projet d’assainissement des dettes des particuliers, courant du 3 juin au 26 septembre 2022, ne marque que le début des débats publics. Le chemin est encore long pour que l’avant-projet aboutisse à une modification de la loi. Toutefois, on ne peut qu’espérer qu’il se concrétise rapidement, tout en s’assurant que son objectif initial soit préservé : « donner aux personnes physiques surendettées, lorsque certaines conditions sont remplies, une seconde chance de vivre sans dettes » [6]. L’enjeu n’est pas qu’économique et social : il relève aussi de la santé publique.
Références
- Coste, T., Henchoz, C., & Wernli, B. (2020). Debt and Subjective Well-Being: Does the Type of Debt Matter? Swiss Journal of Sociology,46(3) 445-465.
- Henchoz, C., & Coste, T. (2016). Santé et (sur)endettement : quels liens ? REISO. Revue d’Information Sociale, 1-5.
- Henchoz, C., Coste, T., & Plomb F. (Dir.) (2021), Endettement et surendettement en Suisse : Regards croisés/ Verschuldung und Überschuldung in der Schweiz: Interdisziplinäre Blickwinkel. Collection Questions sociologiques, L’Harmattan.
- Prawitz, A. D., Garman, E. T., Sorhaindo, B., O’Neill, B., Kim, J., & Drentea, P. (2006). Incharge Financial Distress/Financial Well-Being Scale: Development, Administration, and Score Interpretation. Financial Counseling and Planning, 17(1), 34–50.
- Richardson T., Elliott P., & Roberts R. 2013. The Relationship between Personal Un-secured Debt and Mental and Physical Health: A Systematic Review and Meta-Analysis. Clinical Psychology Review 33(8): 1148–1162.
- Turunen, E., & Hiilamo, H. (2014). Health Effects of Indebtedness: A Systematic Review. BMC Public Health 14(1): 1–8.
- Wernli, B., Henchoz, C., & Coste, T. (2021). Bien-être et endettement : les conséquences émotionnelles des dettes. In Henchoz, C., Coste, T., & Plomb, F. (Dir.), Endettement et surendettement en Suisse : Regards croisés/ Verschuldung und Überschuldung in der Schweiz: Interdisziplinäre Blickwinkel (pp. 79-97). Collection Questions sociologiques, L’Harmattan.
[1] https://www.hetsl.ch/laress/catalogue-des-recherches/detail/etude-plurimethodologique-des-liens-entre-endettement-et-sante-en-suisse-multimethodologische-studie-ueber-die-zusammenhaenge-zwischen-verschuldung-und-gesundheit-in-der-schweiz-7454/show/Research/
[2] Comme nos indicateurs de l’endettement et de la santé n'ont pas tous été introduits en même temps dans le questionnaire du panel, les échantillons varient légèrement et les nombres mentionnés ont été arrondis.
[3] Source : OFS - Enquête sur les revenus et les conditions de vie, SILC-2020
[4] Communiqué « De nouvelles possibilités d’assainissement des dettes pour les personnes physiques »
[5] Pour en savoir plus sur la position des professionnel·le·s du domaine : dossier de l’ARTIAS de juillet 2022 : « Permette un nouveau départ – Regards croisés sur l’avant-projet d’assainissement des dettes des particuliers ».
[6] Rapport explicatif de l’avant-projet, p. 22
Lire également :
- Kevin Vesin, «Accompagner le désendettement impossible», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 septembre 2021
- Caroline Henchoz, Tristan Coste et Fabrice Plomb, «Regards croisés sur le surendettement en Suisse», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 juin 2021
- Caroline Henchoz, «Ils se séparent: qui s’endette?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 2 juillet 2018
- Sophie Rodari et Laurence Bachmann, «Contre le surendettement : un art de dentelière», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 13 juillet 2017
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Comment citer cet article ?
Tristan Coste et Caroline Henchoz, «Quand les dettes affectent la santé», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 août 2022, https://www.reiso.org/document/9459