Les chantiers de l’éthique de l’immigration
Comment replacer les valeurs fondamentales de liberté et d’égalité au cœur de la réflexion sur les politiques migratoires ? Deux exercices philosophiques très simples nous allègent de nos réflexes d’origine, de genre et de classe.
Par Johan Rochel, philosophe et docteur en droit, Centre d’éthique de l’Université de Zurich et chercheur FNS en éthique et droit de l’innovation, Zurich
Imaginez un monde où les problèmes de pauvreté, de conflits et de changement climatique ont été résolus. Tous les habitants de la planète vivent en sécurité dans des conditions matérielles décentes. A votre avis, la migration existe-t-elle toujours dans ce monde « idéal »? Je suis convaincu qu’une immense partie de nos débats actuels se jouent dans la réponse qu’on apporte à cette question.
Un premier groupe répondra que ce monde idéal ne connaît plus qu’une migration marginale. Ce monde idéal est devenu statique. Vu que la paix règne sur terre, chacun peut rester sur la terre qui l’a vu naitre. La prospérité se cultive localement. A moins d’être poussés par des forces négatives, nous aspirons à rester « chez nous », dans un environnement politique et culturel stable, sans perturbation extérieure. Pour ce premier groupe, la migration est un phénomène temporaire, une réponse à un problème circonstancié. Elle agit comme solution de secours dans un monde perturbé. L’image mentale symbolisant au mieux cette migration est celle d’un réfugié politique.
Un deuxième groupe répondra que le monde idéal est justement un monde de migration. Vu que chacun peut couvrir ses besoins fondamentaux dans son pays d’origine, la migration devient enfin une option librement choisie. On ne migre plus pour fuir un danger mais pour améliorer ses perspectives de vie. Les communautés politiques ne sont plus des ensembles fermés, mais des lieux de travail et de vie marqués par une très forte mobilité. Pour ce deuxième groupe, la migration est profondément normale. Elle ne fait que prolonger les rêves et aspirations de chacun en rendant possible la quête d’un ailleurs prometteur. L’image mentale est celle d’un immigrant du travail à la recherche d’une vie meilleure.
Dans leur version extrême, ces deux groupes touchent à la caricature. Le premier a raison de rappeler que la migration n’est jamais aisée. La majorité d’entre nous aime l’idée d’un chez-soi, souvent fortement lié au lieu où nous avons grandi et noué nos premiers contacts sociaux. Quitter ce lieu s’apparente souvent à un déchirement, même pour aller vers une amélioration des conditions matérielles. Le deuxième groupe met en lumière les liens très profonds entre migration et recherche d’une vie meilleure. Dans la grande histoire humaine comme dans nos destins individuels, nous faisons cette expérience de recherche d’une vie prospère pour nous et nos familles.
Une deuxième naissance
Entre ces deux visions du monde idéal, doit-on déclarer la partie nulle et mettre la balle au centre? Pour appréhender cette question, imaginons une nouvelle expérience de pensée. Nous sommes de retour dans le monde actuel, mais nous allons avoir le bonheur de vivre une expérience unique en son genre. Chacun d’entre nous va renaitre et recommencer une nouvelle vie terrestre. Mais nous n’allons pas revivre la même vie ou même naitre dans le même pays, ce serait ennuyeux. Nous allons donc naitre quelque part. Nous n’avons aucune information sur le pays, le passeport, le type de famille ou même les talents et compétences que nous recevrons pour ce deuxième tour de piste.
Placés dans cette étrange situation, quel type de monde idéal aimerions-nous voir advenir? Le monde du statique ou celui des mobilités ? Quel serait le monde qui nous garantirait les meilleures perspectives de vie et qui serait le plus en adéquation avec les valeurs fondamentales auxquelles nous croyons ? Je suis convaincu que c’est le monde des mobilités car il est en adéquation avec deux des valeurs les plus importantes, à savoir l’égalité et la liberté.
Egalité, liberté et prospérité
Notre re-naissance est une expérience perturbante car elle nous met dans une situation d’égalité radicale. Sans information sur sa situation personnelle et son futur, chacun n’a d’autre choix que de se considérer comme égal aux autres. Nous n’abordons pas la question de la migration comme des Suisses ou des Européens, mais comme des Nigérians, des Chinois ou des Péruviens en puissance. Le philosophe américain John Rawls, l’inspirateur de cette expérience de pensée, parle d’un « voile d’ignorance » qui nous empêche de tomber dans le piège de nos réflexes d’origine, de genre, de classe [1]. Nous ne savons plus qui nous sommes, ou plutôt, nous devenons tout le monde, et la discussion migratoire repart de zéro.
L’autre valeur importante est celle de la liberté individuelle. En général, cette liberté est un outil d’émancipation à notre disposition. C’est particulièrement vrai pour la liberté de mouvement : la liberté de se déplacer à l’intérieur de son pays, de quitter son pays, de s’installer ailleurs, de revenir. Cette liberté de migrer permet de sauver sa vie lorsque la fuite est la seule option possible. Elle assure également d’échapper à la malédiction d’une mauvaise naissance. Aujourd’hui, le lieu de naissance et la couleur du passeport déterminent largement la qualité de vie – en bien comme en mal. La liberté nous offre une opportunité de s’extraire de cet environnement que le destin nous impose. Et pas de doute qu’en situation de « voile d’ignorance », nous serions sensibles à cette possibilité.
Même pour ceux qui ne fuient pas une menace immédiate ou des conditions de vie misérables, la liberté de migrer reste un instrument essentiel d’émancipation et de réalisation des objectifs de vie. En permettant d’aller mettre ses compétences au service du plus offrant, de rejoindre les êtres aimés et de vivre dans un environnement culturel spécifique, cette liberté de migrer est un élément essentiel de notre capacité à mener la vie que nous souhaitons. Imaginons que notre existence soit limitée à un seul canton, fut-il prospère, ne serions-nous pas une sorte de prisonnier, sans aucun droit d’aller chercher du travail ou de vivre en famille par-delà ces frontières régionales?
L’expérience de la deuxième naissance nous rappelle donc à l’exigence de cohérence au cœur de l’exercice éthique : si nous estimons que les valeurs de liberté et d’égalité sont importantes, alors elles exigent de nous de revoir profondément les bases de nos choix migratoires. De manière intéressante, cette réflexion éthique entre en résonance avec les intuitions de nombreuses personnes. Au cours d’une centaine de rencontres organisées par l’« Atelier d’éthique sur l’immigration » [2] à travers toute la Suisse, nous avons eu le plaisir de poser la même question à des jeunes citoyens, des décideurs politiques ou des personnes actives dans le milieu associatif. L’exigence de liberté a toujours été le pilier central des débats. L’un des participants a eu cette heureuse formule : la liberté de migrer fonctionnerait comme une sorte de carte « joker » à jouer au bon moment. Pour fuir un conflit, pour sortir de la misère, ou seulement pour s’assurer une vie meilleure, chaque être humain aurait la possibilité de faire valoir un droit à la migration. Cette idée révolutionnaire s’inscrit parfaitement dans notre réflexion éthique. Sans savoir dans quel pays nous naitrons, qui serait prêt à accepter les règles migratoires actuelles ? Qui continuerait à affirmer que les migrants sont des criminels lorsqu’ils tentent de franchir des frontières ? Sans savoir de quel côté de la frontière nous naîtrions, la prise de risques serait énorme.
Rendre justice à la communauté
Le monde des mobilités nous fournit un horizon d’action profondément ancré dans les valeurs de liberté et d’égalité. Il prolonge les convictions qui sont au cœur des démocraties libérales. Mais il ne résout pas tout. Les débats dans l’atelier d’éthique l’ont rappelé avec ferveur : que faire dans un monde où les ressources à disposition pour accueillir les migrants ne sont pas infinies ? Que faire de l’Etat social ? Comment choisir parmi tous ceux qui ont d’excellentes raisons pour migrer ?
Ces questions nous renvoient à une autre facette essentielle de la liberté : celle de construire des communautés politiques durables et solidaires. Nous avons la liberté de migrer, mais nous avons également la liberté de choisir comment nous souhaitons vivre ensemble. Le défi apparaît donc dans la conciliation de ces deux facettes de la liberté, celle de choisir librement sa vie (et donc de migrer) et celle de décider collectivement du futur d’une communauté politique.
Le chantier des intérêts légitimes
Pour faire face à ce défi, trois chantiers principaux s’ouvrent à nous. Le premier chantier est celui d’un vaste débat public sur la justification des politiques migratoires. Le chantier s’ouvre sur un constat : la liberté de choix des citoyens ne devrait pas être sans limite. En effet, la liberté citoyenne n’est cohérente avec elle-même que si elle respecte l’égale liberté des autres. Dans ce contexte, les citoyens des pays de destination doivent donc prendre des décisions en respectant une règle : la mobilité devrait être autorisée sauf si des intérêts légitimes justifient son interdiction. Le pays de destination devra être à même de démontrer qu’un migrant potentiel représente une menace pour les intérêts légitimes du pays.
Ce critère des « intérêts légitimes » permet de structurer le débat public. Et l’expérience de la deuxième naissance nous offre un test de contrôle : en condition du voile d’ignorance, quels intérêts légitimes pourrions-nous accepter? A titre d’exemples, l’effondrement des systèmes de solidarité, un chômage endémique ou un risque sécuritaire majeur pourrait passer ce test. A l’inverse, le simple ressenti ou la peur d’une société en changement ne fonde pas une base suffisamment solide pour limiter la liberté d’autrui. Si nous étions confrontés à cet argument de l’autre côté de la frontière, nous le trouverions inacceptable.
Le chantier de la compétition dans le travail
Le chantier de la juste compétition ensuite. La mobilité des femmes et des hommes, leurs rêves et leurs compétences sont un moteur très puissant de prospérité économique. Aucune frontière n’arrêtera l’envie d’améliorer sa vie, tout au plus parvient-on à marginaliser et fragiliser ceux qui tentent le périple. A l’inverse, la piste la plus prometteuse consiste à organiser la mobilité professionnelle pour qu’elle soit à l’avantage de tous – migrants, pays de destination, pays d’origine. Dans les pays de destination, nous devons garantir une juste compétition, où tous sont logés à la même enseigne. Cela signifie un engagement pour régulariser et prévenir le travail au noir et combattre les risques de dumping salarial.
Dans le même temps, nous devons tenter d’ouvrir de nouvelles voies légales d’immigration. Pourquoi ne pas créer un nouveau «permis helvétique» lié à un programme d’apprentissage global ? Il permettrait par exemple à 5000 jeunes, chaque année, de venir acquérir des compétences en Suisse et de faire circuler les savoirs dans leurs communautés. Pourquoi ne pas libéraliser peu à peu nos politiques d’immigration vers des partenaires comme le Japon, le Canada ou Israël? On peine à se rappeler qu’en 2012, un groupe de personnalités et de parlementaires discutaient de lancer une initiative populaire étendant à l’entier du globe l’idée fondamentale de la libre circulation « un permis de travail = un permis de séjour ». Nos imaginaires politiques ont une fâcheuse tendance à se réduire sous l’effet des coups de butoir de ceux qui veulent fermer la Suisse. L’éthique comme émancipation nous permet de les ouvrir à nouveau.
Le chantier de la démocratie
L’expérience de la deuxième naissance nous rappelle avec force qu’une fois devenus adultes, nous souhaiterions co-décider de la vie en communauté. Serait-ce acceptable d’exiger de nous de payer des impôts, de respecter règles et décisions, sans prendre en compte notre avis sur la marche du pays ? Jamais nous ne l’accepterions et c’est pourtant ce que la Suisse impose à près de deux millions de personnes résidentes qui n’ont pas le droit de co-décider des affaires de la Cité. C’est le scandale de notre démocratie, une faute majeure que nous tolérons depuis trop longtemps. Le principe démocratique est pourtant limpide : tous ceux qui participent au projet de société doivent avoir des droits politiques, sans plus, ni moins.
En parcourant la Suisse avec l’Atelier d’éthique sur l’immigration, nous avons pu prendre conscience que la nouvelle génération considère ces droits politiques comme profondément normaux. Peut-être les considèrent-ils comme le corollaire logique de la diversité avec laquelle ils évoluent depuis toujours. Si le canton de Neuchâtel et ses communes possèdent un trésor d’expériences en matière de participation politique pour tous les résidents, nous pourrions également nous inspirer du « Conseil des étrangers » mis en œuvre à Kreuzlingen en Thurgovie. Créé par les autorités communales, ce conseil a pour mission de conseiller les autorités et de faire valoir les opinions des personnes pour l’heure exclues de la démocratie. Cet exemple rappelle que les villes sont souvent pionnières dans ces nouvelles approches de citoyenneté.
De même, pourquoi ne pas explorer les promesses des formes de participation politique que nous ouvrent les nouvelles technologies ? Quelle commune aura le courage d’ouvrir ces décisions et ces choix à la critique citoyenne par le biais d’une plateforme de collaboration numérique ouverte à tous les résidents?
Les bonnes idées et les bonnes volontés ne manquent pas. A chacun d’entre nous, dans son champ d’action, de vivre et faire vivre cette expérience de la nouvelle naissance. Une méthode forte et puissante qui prélude à un véritable leadership politique sur ces trois chantiers.
[1] Expérience présentée dans « Repenser l’immigration : une boussole éthique », de Johan Rochel, PPUR, collection Le savoir suisse, 2016, 144 pages. Présentation
Cet article appartient au dossier Inclure les étrangers
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Johan Rochel, «Les chantiers de l’éthique de l’immigration», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 28 décembre 2017, https://www.reiso.org/document/2516