L’intimité en foyer: un enjeu de l’action sociale
Lorsque les jeunes arrivent dans un lieu d'accueil communautaire, elles et ils se retrouvent à devoir vivre en collectivité avec des étranger·e·s. Dans un tel contexte, quelle place est laissée à leur intimité ?
Par Nicolas Gloor, étudiant, Master en travail social, HES-SO, Lausanne
L’adolescence est une « période de transition développementale qui comporte des changements physiques, cognitifs, affectifs et sociaux » (Papalia, Olds & Feldman) et qui marque une étape essentielle dans la construction identitaire de la personne. En raison de ces évolutions, des premières relations amoureuses ou sexuelles, de la construction et de la recherche de son identité, la question de l’intimité réside ainsi au cœur de cette étape de vie, qui requière donc une protection particulière : en effet, selon Durif-Varembond, l’irrespect de l’intimité de l’adolescent·e peut engendrer des difficultés à l’âge adulte dans le domaine de la sexualité et des rapports à l’autre.
Dans le cas des jeunes placé·e·s en foyer, l’enjeu de l’intimité s’avère d’autant plus important. Elles et ils sont éloigné·e·s de leur noyau familial et vivent en communauté avec des étranger·e·s : des autres jeunes de leur âge, mais également des professionnel·le·s. Les institutions d’accueil collectif se trouvent à l’intersection du domaine professionnel — pour les collaborateurs et collaboratrices — et du domaine privé ; c’est le lieu de vie des jeunes.
Pour Escots, un nouvel espace se composant de l’intime et du public se crée dans le travail social. Dans ce lieu, la ou le bénéficiaire va tenter de protéger son intimité, qui risque d’être ébranlée. De son côté, la ou le professionnel·le va essayer d’assurer sa mission, dont celle de sécuriser le développement des adolescent·e·s, et donc veiller à la protection de leur intimité.
L'intimité et ses trois domaines
L’intimité n’est pas un terme simple à définir. Elle est une notion subjective, qui dépend de chacun·e. Pour Tisseron, elle peut être définie en opposition au domaine public et au domaine privé : l’intimité s’explique donc par « ce qu’on ne partage pas, ou seulement avec quelques intimes ». Cependant, les limites de l’intime ne sont ni explicites ni claires. Selon Durif-Varembont, ces limites évoluent avec le temps et en fonction de la personne.
Avec ses normes et représentations sociales, la société influence en effet la conception de l’intime et pose des repères. De plus, la personnalité et l’histoire de vie de l’individu ont également un impact sur ce que la personne va partager ou garder secret. Il demeure effectivement du ressort de chacun·e de choisir ce qu’il·elle désire partager de son intimité et avec qui il·elle souhaite le faire. Un·e tel·le partagerait, par exemple, avec aisance des considérations au sujet de sa vie sexuelle quand un·e autre fuira une conversation banale sur une éventuelle passion.
Neuburger précise que l’intime est composé de trois domaines. Le premier correspond aux pensées, aux opinions ou aux croyances : c’est le domaine psychique. Viennent ensuite le domaine physique, qui comprend la dimension corporelle et environnementale, et celui de compétence, soit ce que nous pensons savoir-faire. Cette définition montre que l’intime ne comprend pas uniquement la sexualité, ne se limite pas à un lieu secret, mais englobe différents aspects.
Essentielle à l’épanouissement
Chacun·e est libre de garder des secrets et de ne pas tout dévoiler de soi. Tisseron pousse plus loin cette conception, en démontrant qu’au-delà d’être un droit, l’intimité est nécessaire au développement psychique de l’individu et à l’organisation sociale. Elle favorise en effet la différenciation entre soi et l’autre, élément essentiel, selon Dubrif-Varembont, pour l’estime de soi et le respect de l’autre. Dès lors, cette intimité donne un « sentiment d’exister (…), assure une sécurité affective, qui lui permet de faire confiance, d’avoir confiance en soi, de s’ouvrir à l’autre ».
Il s’avère donc important de laisser une place à l’intimité puisqu’elle est essentielle au bon développement de la personne, tout en favorisant les relations à l’autre par la distinction entre soi et autrui. Dans un contexte de foyer, il appartient aux professionnel·le·s de permettre aux jeunes d’entretenir leur jardin secret, de sorte qu’ils·elles puissent se sentir exister.
Un cadre et des règles pour respecter l'intimité
Les éducateurs et éducatrices sociales prennent en compte les diversités entre les individus et établissent certaines règles communes dans le lieu d’accueil. Tisseron affirme que « l’important n’est plus de s’indigner que certains placent leur intimité ailleurs que nous, mais de définir des règles valables pour tous ». L’instauration de celles-ci est d’autant plus importante dans la vie en communauté : les limites protègent l’intimité de chacun·e.
Un des moyens pour y parvenir est « la séparation des espaces physique et psychiques » (Durif-Varembont). Cela signifie qu’il s’agit d’avoir des lieux délimités, des territoires qui appartiennent à la personne. Ainsi, il y aurait lieu de laisser à l’individu un lieu et un moment pour se retrouver dans son intimité.
Des espaces de discussion
Toutefois, un cadre trop strict censure les jeunes dans leurs besoins de partager leur intimité. Une attitude éducative fermée et restrictive risque de les amener à penser qu’ils·elles n’ont pas la place pour s’exprimer sur certains sujets. Martin (2003) propose de « trouver un style qui ne soit ni le laxisme humiliant, ni l’interdiction inopérante ». L’équipe éducative doit trouver un juste milieu entre autorisation et interdiction, ainsi qu’entre liberté d’expression et cadre.
Il paraît en effet nécessaire que chacun·e ait le droit et la possibilité de partager une part de son intimité. La ou le jeune peut ressentir le besoin de discuter de certaines de ses préoccupations concernant son identité ou sa sexualité, ou simplement de raconter ce qu’elle ou il vit. Par exemple, quelqu’un·e qui a subi une agression sexuelle aura peut-être besoin d’en parler à un éducateur ou une éducatrice, pour qui il s’agira alors d’accueillir les confidences avec une attitude bienveillante. Dans de telles situations, il s’agit d’être à l’écoute, de valoriser le courage de la personne et de la remercier de sa confiance.
La travailleuse ou le travailleur social doit également s’écouter soi-même. En effet, il y a des circonstances et situations qui peuvent entraver l’accompagnement éducatif, faire résonnance ou mettre mal à l’aise un·e professionnel·le. Ceux·celles-ci restent des êtres humains, riches de leurs faiblesses. Pour le soutien et le maintien du lien de confiance, il peut s’avérer judicieux que les accompagnant·e·s précisent à l’adolescent·e qu’elles et ils sont présent·e·s et à l’écoute, sans toutefois pouvoir « faire de miracle ».
Dans les situations de partage d’intimité entre jeunes et l’équipe encadrante, il s’agit pour cette dernière de rester vigilante et attentive à la distance professionnelle. Les éducateurs et éducatrices se doivent de garder leur place, tout en créant et maintenant une relation pédagogique de confiance. Selon Golay et Udressy, « la bonne distance est perçue comme une relation positive facilitant le travail éducatif (…) Elle offre un cadre sécurisant où l’on peut se défaire des sentiments ou de ressentiments sans risque de mettre à mal le lien ». Ce recul est donc un outil de travail et elle permet de sécuriser les jeunes.
Pour Durif-Varembont, trouver la distance adéquate signifie qu’il ne faut ni être trop proche afin d’éviter l’irruption dans la vie de l’autre, ni être trop loin pour éviter le sentiment d’abandon. Le rôle de l’éducateur et de l’éducatrice sociale est d’être disponible pour les jeunes en cas de besoin, d’être à leur écoute, sans pénétrer dans leur intimité s’ils et elles n’y ont pas été invité. Le principal est que le foyer puisse être un lieu ouvert au partage.
Trouver un juste milieu
Les professionnel·le·s de l’éducation sociale se retrouvent donc au cœur d’un dilemme en ce qui concerne le respect de l’intimité des personnes accueillies en foyer. D’un côté, il est attendu qu’ils et elles soient présent·e·s pour les adolescent·e·s et capables de créer et de maintenir une relation adéquate. En même temps, elles et ils doivent respecter le droit à l’intimité et prendre garde à ne pas s’y immiscer. Il appartient donc aux travailleurs et travailleuses sociales de trouver un juste milieu, d’instaurer des règles tout en prêtant attention à ne pas les empêcher de s’exprimer, de se tenir à leur écoute tout en s’écoutant soi-même, de trouver la bonne distance dans leurs relations avec les jeunes.
Il n’existe pas une seule manière de s’y prendre. Lorsque les situations délicates poussent les professionnel·le·s à redéfinir leurs manières de penser et d’agir, il s’agit de mobiliser les compétences, indispensables à la professionnalité du travail social.
Bibliographie
- Durif-Varembont, J.-P. (2009). L’intimité entre secrets et dévoilement. Cahier de psychologie clinique, 32, 57-73.
- Escots, S. (2010). Travailler avec l’intime dans la relation d’aide. In : Anthropologie clinique et psychothérapie (Dir.), Actes du colloque CIFTA. L’intime (pp. 1-18). Toulouse : institut d’anthropologie clinique.
- Golay, D. & Udressy, O. (2019). Quand la relation socio-éducative définit le cadre d’intervention : les ambiguïtés d’une prise en charge individualisée dans un lieu d’accueil collectif. Nouvelles pratiques sociales, 30(2), 46-62.
- Martin, C. (2003). La sexualité et l’institution. Journal du droit des jeunes, 227, 35-39.
- Neuburger, R. (2010). L’intime et la norme. In : Anthropologie clinique et psychothérapie (Dir.), Actes du colloque CIFTA. L’intime (pp. 19-29). Toulouse : institut d’anthropologie clinique.
- Papalia, D. E., Olds, S. W. & Felman, R. D. (2010). Psychologie du développement humain (7e éd.). Montréal : Beauchemin.
- Tisseron, S. (2007). De l’intimité librement exposée à l’intimité menacée. VST – Vie sociale et traitement, 93, 74-76.
Cet article appartient au dossier Intimité(S)
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Nicolas Gloor, «L’intimité en foyer: un enjeu de l’action sociale», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 9 mai 2022, https://www.reiso.org/document/8980