Formation pour articuler social et humanitaire
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Des synergies entre action humanitaire et travail social émergent des approches intégrées. La formation Bachelor en travail social propose un module d’approfondissement mêlant pratiques et réflexions issues de ces deux champs.
Par Emmanuel Fridez, professeur, et Marc Widmer, maître d’enseignement, Haute école de travail social (HES-SO), Fribourg [1]
« Novatrice » [2]. Telle était la vision et l’approche singulière de la Haute école de travail social de Fribourg en 2010, qui propose alors la toute première formation articulant travail social et action humanitaire dans un cursus Bachelor. Celle-ci aspire à identifier les nombreuses complémentarités entre deux corps de métier qui, jusque-là, se côtoyaient rarement dans la pratique, notamment dans les pays occidentaux.
En effet, l’expérience de certain·e·s actrices et acteurs de programmes humanitaires [3] montre qu’une approche segmentarisée (monodisciplinaire) s’avère peu pertinente pour comprendre la complexité des besoins et des réponses à apporter aux différentes problématiques en présence. À titre d’exemple, les conséquences socio-économiques de la crise Covid (distribution de nourriture dans la plupart des cantons romands, en faveur des populations précarisées et apparemment hors filet social) illustrent la nécessité de saisir le changement structurel qui questionne la représentation du travail social, dont la pratique se situe plutôt au nord, et l’action humanitaire réservée aux pays du sud. Ce constat ne s’inscrit plus en adéquation avec la réalité observée qui contredit une vision surannée et marquée par des représentations historiques clivantes.
Ainsi, une approche davantage décloisonnée facilite une vision intégrée du contexte et des impératifs des communautés, se substituant, par la même, à une approche métier trop exclusive. Cette « vision » met ainsi en lumière la nécessité de rendre intelligible, à travers une logique réticulaire, une complexité humaine en crise. En d’autres termes, il s’agit de favoriser l'interdisciplinarité plutôt que des pratiques professionnelles sectorielles dépourvues de perspectives transversales. En 2005 déjà, Jean-François Mattei, alors président de la Croix-Rouge française, pointe la direction, prenant pour exemple les spécialistes de l’environnement, du développement et du travail social : « L’action humanitaire durable se conçoit (…) comme un champ d’action ouvert, souple et pragmatique, qui se nourrit et se renforce des convergences avec des organismes aux missions connexes et complémentaires (…) pour entretenir des relations étroites, et parfois organiques ».
Changement de paradigme dans l’humanitaire
Dès les années nonante, à la suite de crises majeures [4], les limites des approches humanitaires dérivant d’une logique d’assistanat systémique et chronique aux victimes obligent les actrices et acteurs à des questionnements fondamentaux sur la voie sans issue des pratiques en vigueur. Agences onusiennes et organisations non gouvernementales (ONG) instaurent de nouveaux rapports aux bénéficiaires et aux victimes, en les incluant directement dans leurs différents programmes.
Apparaissent alors des programmes tels que « Food/Cash for Work ». Ils consistent à engager communautés et usagères et usagers dans une posture proactive et participative. Cela insuffle une réforme déterminante dans l'action humanitaire, en interrogeant le rôle traditionnel attribué aux actrices et acteurs d’une part, aux bénéficiaires de l’autre. Ces deux types de protagonistes s’inscrivent dès lors tant dans une logique contributive que dans une volonté de changement et de capacitation. Plus tard, les transferts monétaires alloués aux victimes dans le contexte de conflits armés ou de catastrophes naturelles viennent confirmer une pratique directement inspirée des politiques occidentales de protection sociale.
Cette prise en compte des personnes suivies dans les différentes phases d’intervention se manifeste tant au niveau des études de besoins, de la planification, de la mise en œuvre, que de la mesure d’impact. Ainsi, l’ère de la victime sans voix et passive (involontairement) laisse place à des approches relevant l’importance du potentiel de résilience des populations, aussi affectées soient-elles.
En cela, les champs de l’action humanitaire amorcent un rapprochement inédit, encore peu conscientisé, avec des pratiques de base propres au travail social. De manière concrète, il s’agit par exemple d’organiser des rassemblements communautaires, de faire émerger la parole de populations oubliées, voire niées, d’entendre l’ensemble des segments d’une collectivité plutôt que seulement ceux qui ont facilement « voix au chapitre ». Ces pratiques contribuent souvent à instaurer une dynamique plus participative dans des contextes qui ne favorisent que peu cette logique d’expression.
Des représentations bancales
Une représentation largement répandue voudrait que le travail social constitue une démarche réservée aux pays du nord tandis que l’aide humanitaire relèverait de ceux du sud. Cette manière d’appréhender les pratiques mérite d’être interrogée. Comme déjà énoncé plus haut, la pandémie de Covid-19 a nuancé cette représentation. Les interminables files d’attente observées dans les grandes villes de Suisse romande pour recevoir de la nourriture interpellent. Ces images font penser à celles, très médiatisées, de colonnes humaines dans le contexte de distribution de vivres, dans des pays en voie de développement, lors de crises liées à des catastrophes naturelles ou lors de conflits armés.
Une autre représentation consiste à laisser aux seul·e·s humanitaires le traitement de l’urgence et d’envisager, dans une seconde phase, la possibilité de collaborer avec les actrices et acteurs du travail social, notamment dans une optique d’aide au développement. Or, les compétences inhérentes à l'intervention sociale peuvent être mobilisées également dans des situations d’urgence.
Par exemple, lors de déplacements forcés de populations, les professionnel·e·s du social pourraient contribuer à identifier des groupes plus vulnérables parmi les personnes déplacées, mettant en évidence leurs besoins spécifiques. Ce faisant, le travail social peut contribuer à octroyer un statut existentiel individuel à des catégories de personnes souvent invisibilisées dans la globalité des programmes humanitaires. C’est notamment le cas lorsque des personnes âgées ou en situation de handicap se trouvent en difficulté pour se rendre à une distribution de nourriture ou de matériel.
De nouvelles approches intégrant le travail social
Depuis les années 2010, la tendance dans les ONG est d’intégrer de manière plus ou moins conscientisée des méthodes liées au travail social. Ainsi, nombre de projets humanitaires se concrétisent avec la participation de travailleuses sociales et de travailleurs sociaux [5]. En évoluant d’un modèle de charité à une approche axée sur les résiliences, la durabilité et la prévisibilité [6], l’humanitaire s’inscrit graduellement dans une logique qui résulte des fondements du travail social.
Face à cette réalité en transformation dans les contextes humanitaires et de développement se manifeste le besoin de nouvelles formations. Pour y répondre, un module d’approfondissement pionnier est proposé depuis 2010 dans le cadre du Bachelor en travail social [7]. Les étudiant·e·s y affirment la plus-value du travail social à travers la conceptualisation d’un projet interdisciplinaire innovant. Celui-ci est réalisé en collaboration directe avec des actrices et acteurs de programmes, soit des ONG tant internationales [8] que nationales [9], actives en Afrique, en Asie et en Suisse.
Cette approche favorise le développement d’une compréhension plus fine des contextes, des enjeux, des dilemmes ou encore des défis sécuritaires dans lesquels les programmes sont mis en œuvre. L’objectif pédagogique consiste à proposer un projet pertinent et réaliste. Les étudiant·e·s sont évalué·e·s sur leur capacité à démontrer la complémentarité des approches ainsi qu’à interroger les pratiques, méthodes et cadres de références. Confronter les personnes en formation à des réalités complexes et actuelles leur permet de se familiariser avec les multiples dimensions des interventions, tout en mettant à l’épreuve leurs connaissances et leurs compétences analytiques.
L’articulation entre l’action humanitaire et le travail social nécessite également l’utilisation de méthodes d’intervention peu pratiquées dans les contextes humanitaires. Ainsi, la formation aborde les thématiques de l’approche communautaire [10] et de l’entrepreneuriat social. Ces modes d’intervention affirment le principe de la primauté de la participation des différentes parties prenantes (Stakholders) dans une logique d’empowerment conscientisée.
De nos jours, les approches du travail social basées sur l’autodétermination, la participation, ou l’empowerment dans les contextes humanitaires et de développement s’affirment progressivement comme une évidence. Cela confirme la vision pionnière et l’approche singulière de la HETS-FR, qui a mis en évidence cette articulation dynamique travail social et actions humanitaires dans une logique de blending [11]de champs professionnels connexes. Ainsi, outiller les futur·e·s professionnel·e·s du social à l’évolution de la complexification des pratiques de terrain et des besoins des communautés relève plus que jamais d’une nécessité académique.
Bibliographie
- Alinsky, S. (1976). Manuel de l’animateur social. Une action directe non violente. Paris : le Seuil.
- Boutillier, S. (2009). Aux origines de l'entrepreneuriat social. Les affaires selon Jean-Baptiste André Godin (1817-1888). Innovations, 30, 115-134.
- Naiaretti, C. et al. (2010) : Outils de gestion pour projets de coopération au développement. Fosit, Lugano.
- Manset, D., Hikkerova, L. & Sahut, J. (2017). Repenser le modèle humanitaire : de l’efficience à la résilience. Gestion et management public, volume 5 / 4(2), 85-108. doi:10.3917/gmp.054.0085.
- Mattei, J.-F. (2005). L’urgence humanitaire, et après ? Hachette.
- Thomas, F. (2013). L’échec humanitaire — le cas haïtien, coll. « couleurslivres.be ».
- Widmer M., Jecker M. (2011). Coordonner l’action humanitaire et le travail social, Revue REISO.
[1] Égale contribution.
[2] Dans l’acception d’une formation nouvelle, originale et en réponse à des besoins identifiés au niveau des terrains dans le cadre d’un cursus académique Bachelor.
[3] Cette logique émerge de l’analyse des pratiques de terrain ainsi que du refus d’une approche et d’une intervention monolithiques en réponse aux profonds bouleversements des actions humanitaires des années 1990-2010.
[4] Telle que celles survenues en Éthiopie, en Somalie, dans les Balkans, la région des Grands Lacs, en Afghanistan, parmi d’autres.
[5] Comme le met en lumière la plateforme CINFO (Centre suisse de compétences pour la coopération internationale) qui publie notamment des offres d’emploi d’ONG pour les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux en vue d’une intervention dans des contextes humanitaires et de développement. http://www.cinfo.ch.
[6] Modèle s’appuyant sur des notions de solidarité, d’autonomie, de responsabilité et d’autodétermination des personnes et des communautés. Voir Manset, Hikkerova & Sahut, 2017.
[7] Module d’approfondissement « Action humanitaire et Travail social » destiné aux étudiant·e·s du Bachelor en travail social des hautes écoles romandes de Fribourg, Genève, Lausanne et Sierre.
[8] ONG Handicap International, ONG Action contre la Faim.
[9] Association Terre des Sourires, Association REPER.
[10] Notamment avec les travaux de Saul Alinsky (1976). Sociologue et militant, il publie le manuel de l’animateur social. Basé sur son expérience d’une quarantaine d’années dans les quartiers de Back of the Yards à Chicago, il vise à autonomiser les communautés.
[11] Blending est traduit ici comme une hybridation de méthodes en faveur d’un objectif identifié.
Cet article appartient au dossier Durabilité
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Emmanuel Fridez et Marc Widmer, «Formation pour articuler social et humanitaire», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 janvier 2023, https://www.reiso.org/document/10171